Du Maroc à la banquise : Portrait d'un photographe exceptionnel

Originaire du Maroc, il vit et travaille au Québec depuis 1985. Ses photographies font l'objet d'expositions au Canada et à l'étranger. Avant même de se passionner pour l'image, ce jeune artiste a eu un parcours hors du commun qui l'a conduit à s’intéresser au vécu de l’humain. Les thèmes qu’il choisit d’aborder avec son objectif expriment cette volonté de mieux comprendre les peuples et les cultures qui nous entourent.
« Pour moi, la photo est une porte pour aller vers les gens, l'ailleurs et l'étranger. Tout ce qui m’est inconnu », se plaît-il à répéter.
Dans sa ville natale de Tanger, près du détroit de Gibraltar, Karim a côtoyé plusieurs cultures, puisque c'est de là que des immigrés clandestins tentent périlleusement, chaque semaine, de traverser les violents courants marins pour atteindre l'Espagne. C'est dans son pays aussi qu'il a rencontré des Québécois et qu'il a décidé de faire une demande d'immigration.
Arrivé à Montréal en 1985, il a étudié les langues, puis la restauration, pour finalement étudier en photographie pendant trois ans, au collège du Vieux-Montréal. Curieusement, Karim Rholem n'avait jamais étudié cet art avant d’entreprendre ces études, lesquelles étaient surtout orientées vers la photographie de mode. Cela ne l'empêchera pas de se lancer dans le portrait, notamment d'autochtones.
« J'ai toujours été curieux de savoir qui sont ces gens qui forment les Premières Nations et de connaître ce qu'ils font maintenant. Dans l'histoire du Canada et du Québec, on parle des peuples autochtones jusqu'à l'arrivée de Champlain, et après c'est fini. Aujourd'hui, il en est question seulement quand il y a une avalanche ou quand il y a des problèmes sociaux », explique-t-il.
Le premier contact entre le jeune photographe et ce peuple millénaire s'est fait lors d'une journée de pêche en Abitibi, avec les Cris.
« J'avais une très mauvaise image d'eux, admet-il. Quand j'étais jeune, on visionnait souvent des films américains à la John Wayne ou à la Buffalo Bill, dans lesquels les Amérindiens étaient des sauvages et des scalpeurs. Quand je suis arrivé au Québec, je cherchais ces autochtones dans la rue et dans le métro, et je ne les voyais pas ! »
En 1994, Karim part pour l'Arctique avec un de ses amis, pilote de brousse. « Je ne connais pas beaucoup de Marocains qui sont allés dans le Grand Nord. C'était un rêve, pour moi, mais en même temps, j'étais un peu curieux de connaître les gens de cette région du monde. »
Le projet initial consistait à faire de la photographie aérienne et de la randonnée pédestre dans le parc national Auyuittuq, situé en haut du cercle polaire.
« On a fait l'expédition, comme prévu, puis mon ami m'a déposé à Cape Dorset, petite communauté de 1 500 habitants, au sud des terres de Baffin. C'est là que j’ai eu le coup de foudre pour la culture inuit », raconte-t-il.
Un proverbe arabe dit : un hasard vaut mieux que mille rendez-vous
À Cape Dorset, Karim Rholem rencontre, par hasard, un jeune Inuit de 18 ans. « Je fais confiance aux hasards, avoue-t-il. D'ailleurs, il y a un proverbe arabe qui dit « un hasard vaut mieux que mille rendez-vous ». Ma vie, c'est un peu ça », ajoute l’artiste. Il s'est aussitôt reconnu dans ce jeune autochtone.
« Ce jeune Inuit était un peu confus par rapport à sa culture et à ses racines, et influencé par l'américanisation, comme j'ai pu l'être, à 18 ans, à Tanger. Il m'a invité chez ses grands-parents. Quand je suis entré chez eux, il y avait une marmite remplie de bouillon de caribou sur la table. À côté, il y avait des algues de mer. Ils étaient en train de manger et j'ai mangé avec eux. »
Quelques jours plus tard, Karim Rholem accompagne cette famille à la chasse à l'oie sauvage. « C'était ma première expérience de chasse. J'ai commencé à écouter les histoires de ses grands-parents et j'ai réalisé que ces gens vivaient une vie de nomade en Arctique de l'Est. »
C'est à la fin des années 1950 que le gouvernement canadien a décidé de sédentariser ces gens, précise-t-il. « Auparavant, ils vivaient comme leurs ancêtres, il y a 4000 ans. Ils avaient des contacts avec les Blancs pour l'échange de fourrures, mais ils vivaient encore comme des nomades. Ces histoires ont commencé à me fasciner et j'ai décidé que je ne ferais plus de photographie aérienne ou de paysage, mais que je réaliserais un projet avec ces gens. Je voulais documenter ces histoires. »
Pour mettre son projet à exécution, Karim Rholem occupe toutes sortes de petits emplois, dans des écoles ou dans des hôtels de la région.
« Dans l’Arctique, le coût de la vie est trois fois plus cher qu'à Montréal. Les trois sacs de lait qu'on achète à quatre dollars, à Montréal, coûtent douze là-bas. Tout est calculé en fonction du poids. »
Et pour subvenir à ses besoins, en attendant une bourse du Conseil des Arts du Canada, Karim sera chauffeur de taxi à Iqaluit, capitale du Nunavut.
« Le taxi communautaire, là-bas, c'est comme au Maroc. Il y a quatre passagers à l'arrière, deux passagers à côté du conducteur et pas de compteur ! Cela coûte donc trois dollars et cinquante cents quel que soit le trajet. »
« C'était une expérience fabuleuse, se rappelle-t-il. J'ai été chauffeur de nuit pendant six mois et 85 % de ma clientèle était donc ivre. C'était un bon moyen de comprendre le côté obscur de ce peuple. »
Une fois sa bourse obtenue, Karim voyagera dans cinq communautés au sud et au nord du cercle polaire.
« Iqaluit, c'est le Las Vegas du Grand Nord. On joue au bingo et on fréquente les bars. C'est le côté obscur qui fait surgir les problèmes sociaux. Je voulais voir des gens plus sains, plus attachés à leur culture, moins dérangés par cette américanisation. Alors, je suis allé dans les petites communautés. J'ai voulu aller à Ellesmere parce que c'est le bout du monde, la communauté la plus au nord en Amérique. Sinon, je suivais un peu mon intuition et les gens que je rencontrais par hasard. J'habitais dans des familles inuit un peu partout. »
Quand un aîné Inuk meurt, c'est comme une bibliothèque qui brûle
Pendant trois ans Karim Rholem photographie des Inuit en habit traditionnel de chasse. Son travail donnera lieu à plusieurs expositions et à un livre, intitulé Uvattinnit, qui signifie « de notre part » en inuktitut, paru aux éditions Stanké.
« Mon idée de départ était de présenter une partie de leur culture. J'ai découvert l'habit inuit quand je suis allé à la chasse. Ce n'est pas un habit de tous les jours, c'est un habit fabriqué expressément pour les grands froids. Quand on est assis quelque part sur la banquise, à moins soixante degrés Celsius, sans refuge, il faut être très bien habillé. D'autant plus qu'on est souvent immobile, que ce soit au-dessus d'un trou de phoque, sur un traîneau ou sur une motoneige. »
En faisant de la recherche sur cet habit de fourrure, Karim découvre un savoir-faire qui date de 4 000 ans. « C'est grâce à ce vêtement que les Inuit ont pu survivre. Malheureusement, il est en train de disparaître car les gens qui le fabriquent sont de la dernière génération de nomades », déplore-t-il.
« Aujourd'hui, les jeunes Inuit ne sont plus intéressés à porter des Kamik (bottes habituellement faites de peaux de phoques) pour aller à l'école. Ils préfèrent les Nike. Ils veulent être James Bond, ils ne veulent pas être chasseurs. Je voulais donc que soient conservées des images de cet habit, parce que je le trouvais ingénieux et qu’il était en train de disparaître. En plus, la culture inuit est transmise oralement. Et quand un aîné Inuk meurt, c'est comme une bibliothèque qui brûle ».
En les photographiant sur un fond noir, Karim souhaitait mettre en évidence ces nomades du froid.
« Ce ne sont pas seulement des chasseurs. Ce sont des biologistes, des scientifiques. Ils connaissent beaucoup de choses parce qu'ils sont continuellement en contact avec la nature. Je voulais rendre hommage à ce peuple, lui rendre une certaine dignité. On ne sait pas qu'il existe onze nations autochtones…qu’elles sont complètement isolées du reste du Canada. Et comme disait un vieil Evenki1 que j’ai rencontré en Sibérie, pour qu'il y ait moins de conflit entre ta culture et la mienne, il faut laisser nos enfants jouer ensemble. »
Depuis son retour à Montréal, en 1996, Karim Rholem continue de saisir sur papier des images de gens, des témoignages de vie, des traces de vécus. Il y a d'abord eu « Si loin... si proche. Mémoire d'un siècle », une exposition de photographies et de témoignages d'une vingtaine d'aînés immigrants qui vivent à Montréal.
Puis, en 1999, Karim a parcouru les dix-sept régions du Québec pour ramener dix-sept portraits de centenaires. Présentement, l’artiste travaille sur le projet « Un air de famille », qui regroupe des photographies de familles nombreuses du Québec.
Karim Rholem prononce aussi des conférences dans les établissements scolaires pour faire tomber les préjugés qui pèsent sur les autochtones et les musulmans. « Avec tout ce qui arrive, en ce moment, quand on s'appelle Mohamed, ou Moustafa, on n'est pas très bien vu », explique-t-il.
Image : Gamilie Akeeagok © Karim Rholem
1 Evenki : peuple de chasseurs habitant la Sibérie et le nord de la Chine.
Publication de Karim Rholem :
Uvattinnit. Le Peuple du Grand Nord, éditions Stanké, 2001