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Le texte de ma conférence au Colloque René Lévesque. La Communauté juive anglophone face au gouvernement Lévesque

par
Ph.D., Université de Montréal, Directeur, Tolerance.ca®

Dans la communauté juive, contrairement à ce que l’on serait porté à croire, il existait plusieurs courants d’opinion à l’égard de René Lévesque et de son gouvernement, même si, en règle générale, le courant majoritaire s’est opposé avec fermeté au projet politique du chef souverainiste[1].

À l’endroit de sa personne tout d’abord, on peut dire que, d’une manière générale, il existait un respect pour sa démarche démocratique et même une certaine admiration pour sa persévérance. Il y avait aussi une sympathie pour sa cause dans la mesure où l’on comprenait la nécessité de ce que l’on a appelé dans la communauté juive « le fait français ».

De plus, une certaine partie de la communauté juive anglophone au Québec et au Canada, dont les racines idéologiques remontent à la gauche, lui était favorable. Rappelons, par exemple, la visite que Dave Barrett, lui-même d’origine juive, a rendue à René Lévesque à l’époque où Barrett était le chef du NPD de la Colombie-Britannique et premier ministre de cette province, alors que le Parti québécois était dans l’opposition.

Un périodique américain de New York, lsrael Horizons, appartenant à la gauche sioniste, a même publié un article d’un de ses collaborateurs de Montréal qui se montrait favorable à l’élection du Parti québécois, et ceci quelques mois après l’arrivée au pouvoir du gouvernement Lévesque.

L’article, qui est fort probablement passé inaperçu parmi les Québécois, qualifiait le PQ de progressiste et tous les autres partis représentés à l’Assemblée nationale de bourgeois. Sans doute était-il un peu trop ambitieux en voulant rassurer les hommes d’affaires juifs, puisqu’il leur prédisait un climat de stabilité entre les travailleurs et le patronat[2].

Un autre courant, qui s’est exprimé dans la revue conservatrice américaine Commentary en septembre 1977, a eu davantage de retentissement parce que les auteurs de l’article associaient la chanson Demain nous appartient à un chant nazi. L’article en question, écrit par des collaborateurs en vue de la communauté juive anglophone de Montréal, traduisait sans doute davantage les émotions ressenties par ses membres[3].

C’étaient surtout l’érosion possible des droits individuels et l’obligation pour certains organismes de services de la communauté juive anglophone de se plier à des contraintes de bureaucrates insensibles qui semblaient inquiéter les leaders de la communauté, parfois, faut-il le dire, avec raison.

Ayant participé, en 1978-1979, à un comité de travail, rattaché au bureau du premier ministre, qui avait recommandé - et obtenu - le rétablissement des subventions aux écoles juives que le gouvernement Lévesque avait réduites, j’ai pu constater les exigences tatillonnes de certains fonctionnaires et comprendre certaines frustrations des anglophones.

Il faut toutefois ajouter que la vision des élites juives anglophones était invariablement teintée de certains aspects du nationalisme canadien-français des années 1930 et 1940 qui venaient souvent hanter leur perception du gouvernement Lévesque. Leurs souvenirs sont en effet marqués par le nationalisme conservateur et restrictif qui prévalait à cette époque au Québec[4].

Même s’ils demeurent conscients de l’évolution laïque du mouvement nationaliste, les intellectuels de cette communauté rappellent invariablement l’influence religieuse et la présence de l’Église dans le passé de ce mouvement.

L’image respectueuse de la démarche démocratique de René Lévesque s’obscurcissait ainsi dès qu’il était question de la place prépondérante que son gouvernement désirait accorder à la langue française. Cette place que l’on allait donner au français devait se faire, toujours aux yeux de la communauté juive anglophone, au détriment d’une association, parfois chèrement acquise, avec les milieux de langue anglaise du Québec. Elle risquait aussi, selon cette perspective, de couper culturellement les juifs du Québec de leurs coreligionnaires du reste du continent.

Il faut rappeler ici que les Juifs québécois ont été intégrés aux institutions scolaires anglophones et protestantes du Québec, à un moment où cela faisait bien l’affaire des élites québécoises.

À ce titre, la lutte qu’ils avaient livrée pour être acceptés au sein des milieux anglophones, à une époque où l’Université McGill imposait des quotas aux étudiants juifs, était remise en question. On leur demandait, en quelque sorte, d’adopter une nouvelle allégeance, de faire un choix impossible entre le Canada et le Québec.

Leurs attitudes s’expliquent donc en grande partie par l’itinéraire particulier qui leur a été imposé. Parfaitement intégrés à la société de langue anglaise, ils ont suivi une évolution que l’on pourrait qualifier de parallèle à celle de la société québécoise francophone, y assumant le plus souvent un rôle d’observateur plutôt que d’acteur, et ceci du point d’observation que leur offrait le prisme culturel et linguistique qui était devenu le leur.

C’est de cette situation qu’a hérité René Lévesque. D’où les marques d’insensibilité que l’on se reprochait réciproquement autant du côté de la communauté juive que du gouvernement.

Cela dit, de nombreux Juifs et de nombreuses Juives anglophones n’ont pas nécessairement partagé cette vision des choses. On connaît par exemple le rôle qu’ont joué des membres de la communauté juive au sein de mouvements progressistes au Québec et même au sein du Parti québécois.

À l’autre extrémité du spectre idéologique, rappelons la position adoptée par certains groupes juifs hassidiques, comme les Tascher de Boisbriand, qui réussirent à nommer une de leur place publique, « place 15-novembre », pour commémorer la prise du pouvoir par le Parti québécois, et qui ne se gênaient pas pour déclarer aux journaux canadiens et américains que le Parti québécois était le meilleur gouvernement que les Juifs du Québec eussent jamais eu !

Il est vrai qu’ils avaient eux aussi des penchants souverainistes, puisqu’en 1979 ils voulaient se séparer de la ville de Boisbriand où ils habitent et fonder leur propre municipalité juive, ce qui ne s’était jamais vu au Canada et encore moins au Québec ! Il n’en demeure pas moins que leur option était vue favorablement par le gouvernement du Québec qui annonçait sa volonté de les aider dans sa circulaire Quebec Update distribuée dans les milieux d’affaires new-yorkais[5].

Si, dans la communauté juive, on respectait la démarche démocratique de René Lévesque, on craignait l’influence que pouvaient exercer sur lui ceux qui étaient perçus comme les radicaux du Parti québécois.

Paradoxalement, c’est l’aspect autocrate de la personnalité de René Lévesque qui rassurait la communauté juive anglophone, car le chef péquiste lui apparaissait alors comme le leader qui ne permettrait pas à son parti de déroger à l’esprit de modération qui l’avait inspiré.

C’est cette peur de la radicalisation du Parti québécois qui explique sans doute pourquoi certains chefs de file de la communauté juive anglophone scrutaient très attentivement les liens que des membres en vue du Parti québécois ou des dirigeants d’autres groupements politiques ou socioéconomiques pouvaient nouer avec des régimes radicaux à l’étranger.

On avait tendance à croire que l’ambiance politique pouvait favoriser l’établissement de tels liens.

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Il est vrai aussi que certains événements antérieurs contribuaient à alimenter ces inquiétudes et à les exacerber. Rappelons, par exemple, l’accueil chaleureux réservé à une délégation de l’OLP par les délégués du huitième congrès du Parti québécois en décembre 1981, ou l’article qui qualifiait le sionisme de cancer de l’humanité, publié en 1978 dans la revue indépendantiste de Marcel Chaput, Ici Québec.

Ce dernier incident avait été jugé suffisamment sérieux pour que le député de D’Arcy-McGee de l’époque, le docteur Victor Goldbloom, estime à propos de demander, en Chambre, au premier ministre de dissocier son gouvernement et son parti de cette publication[6].

Il importe de souligner, par ailleurs, que René Lévesque était sensible à la composante francophone de la communauté juive que représentaient les sépharades. Au cours d’une conférence qu’il avait prononcée devant un groupe de cette communauté, en janvier 1976, il s’était montré très au fait des rapports de force entre sépharades et ashkénazes tels qu’ils se présentaient en Israël et avait même fait un parallèle avec la condition défavorisée des Québécois[7].

Lors de l’établissement du rabbinat sépharade dans un ancien édifice d’Hydro-Québec en janvier 1981, il était intervenu personnellement pour que son gouvernement contribue financièrement à l’installation du rabbinat dans ces nouveaux locaux.

La communauté juive anglophone n’a pas été, bien entendu, très favorable à ce rapprochement entre les sépharades et le gouvernement Lévesque, craignant de voir surgir un deuxième leadership qui aurait pu rompre la position homogène de cette communauté vis-à-vis de l’option souverainiste.

Arrivés au Québec surtout dans les années 1960, les sépharades, dont la langue d’usage est le français, avaient créé, non sans une certaine tension, leurs propres structures, parallèlement à celles de leurs coreligionnaires ashkénazes de langue anglaise.

Il est d’ailleurs intéressant de noter les liens organiques qui allaient se développer entre les sépharades et la communauté juive anglophone après l’élection du Parti québécois.

Ainsi, l’organisme qui les rassemblait, et qui avait adopté le nom de Communauté sépharade du Québec, avait entrepris des négociations pendant plusieurs années afin d’obtenir son affiliation, pour des raisons de financement, au sein des Services communautaires juifs de Montréal. Cet organisme, mieux connu sous les initiales de son nom anglophone, AJCS (pour Allied Jewish Community Services), englobe la plupart des organismes de la communauté juive.

Cette affiliation lui a été accordée un an après l’arrivée au pouvoir du Parti québécois. Était-ce pure coïncidence ou le résultat de la nouvelle conjoncture politique québécoise, qui rendait tout à coup pressante l’intégration de la seule structure juive non anglophone au sein du réseau des organismes communautaires juifs ?

Au début de 1978, le film du cinéaste sépharade, Jacques Bensimon, intitulé Vingt ans après, était projeté au centre Saidye-Bronfman. Il provoquait un débat houleux en faisant justement le procès de cette intégration des structures sépharades au sein des organismes de la communauté anglophone.

Si René Lévesque et son gouvernement prêtaient une oreille attentive à l’affirmation des sépharades au sein de la communauté juive, cette sympathie accentuait la tension déjà vive dans les relations entre francophones et anglophones au sein de cette communauté, la francophonie des sépharades étant même associée dans l’esprit des Juifs anglophones aux orientations nationalistes du Québec.

D’ailleurs, l’école Maïmonide, qui appartient à la communauté sépharade, la seule école de langue française de la communauté juive, ne sera pas fondée sans un certain grincement de dents de la part des anglophones, comme l’évoque un de ses fondateurs dans un ouvrage récent, où il rappelle les luttes que cette institution devra livrer pour se faire accepter au sein de la communauté juive de Montréal[8].

La présence des sépharades paraissait d’autant plus menaçante qu’elle contredisait la vision traditionnelle et homogène du Québec entretenue au sein de la communauté juive anglophone, et qu’ils avaient tendance à prendre pour conjoints des Québécois francophones de souche.

En outre, les sépharades développaient avec la majorité un langage que favorisait une culture commune, comme cela se fait dans la plupart des pays occidentaux, y compris le Canada anglais, un langage fondé sur les rapports entre individus plutôt que sur les politesses diplomatiques des porte-parole.

L’état embryonnaire du leadership sépharade et l’influence limitée qu’il exerçait à l’échelle nord-américaine, comparativement aux réseaux complexes de communication dont jouissent les anglophones, pourraient sans doute expliquer que le gouvernement Lévesque ait eu à entretenir des rapports plus suivis avec l’establishment anglophone plutôt qu’avec les Juifs de langue française.

Jouissant d’organismes mieux structurés et d’une connaissance plus expérimentée des rouages politiques nord-américains que les sépharades, les Juifs anglophones, quatre fois plus nombreux, sont aussi d’implantation plus ancienne, certaines familles ashkénazes étant établies ici depuis plusieurs générations.

Cette situation qui les privilégiait sur le plan des relations politiques contribuait toutefois à renforcer une image monolithique de la communauté juive, d’autant plus que les anglophones se montraient très soucieux de demeurer les seuls interlocuteurs auprès des milieux gouvernementaux et de présenter une position unifiée.

En résumé, les tensions intercommunautaires au sein de la communauté juive furent particulièrement vives sous les gouvernements Lévesque. Elles manifestèrent deux leaderships culturellement aux antipodes en ce qui concerne leur vision du Québec.

La communauté juive anglophone, tout en craignant la radicalisation du mouvement souverainiste, s’inquiétait d’une éventuelle division de la communauté juive, où les nouveaux arrivés sépharades auraient pu être favorisés en tant qu’interlocuteurs, au détriment du groupe anglophone dominant.

En fait, l’arrivée au pouvoir du gouvernement Lévesque a représenté, pour l’élite juive de langue anglaise, une menace eu égard à son homogénéité idéologique et à son leadership.

Notes

Je tiens à remercier Mme Corinne Côté-Lévesque, l’épouse de l’ancien premier ministre, de m’avoir accordé l’accès aux archives de M. René Lévesque. Mme Côté-Lévesque m’a en outre fait l’honneur d’être présente, le 24 mars 1991, lors de la présentation de ma communication au Colloque « René Lévesque. L’homme, la nation, la démocratie », qui s’est tenu à l’Université du Québec à Montréal, les 22, 23 et 24 mars 1991.

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[1] Communication présentée au colloque « René Lévesque », à l’Université du Québec à Montréal, en mars 1991. La communication a été publiée dans René Lévesque, l’homme, la nation, la démocratie, PUQ, 1992, pp 415 – 421, ainsi que dans René Lévesque et la communauté juive, Éditions Les Intouchables, 2001, pp. 55 – 64.

[2] S. Perel, « Quebec’s Nationalist Movement and the Future of Its Jews », Israel Horizons, Americans for Progressive Israel, New York, vol. 25, no 4, avril 1977, p. 23-27.

[3] Ruth R. Wisse et Irwin Cotler, « Quebec’s Jews : Caught in the Middle », Commentary, American Jewish Committee, New York, septembre 1977, p. 55-59.

[4] À ce sujet, madame Corinne Côté-Lévesque rappelle, dans une entrevue accordée à La Presse, que monsieur Lévesque était un internationaliste et qu’il avait lui-même « très peur des vieux nationalistes à la Lionel Groulx, qui avaient toujours un fond de racisme ». Voir Louis Falardeau, « Il est parti quand il a senti qu’il n’avait pas le choix », La Presse, samedi 16 mars 1991, p. A8.

[5] . Quebec Update, vol. 2, no 31, août 1979, p. 1. Rapporté par William Shaffir dans « Separation from the Mainstream in Canada : the Hassidic Community of Tash », The Jewish Journal of Sociology, Londres, vol. 29, no 1, juin 1987, p. 22.

[6] Voir Débats de l’Assemblée nationale, 9 mars 1978, p. 357-358.

[7] Cassette audio, René Lévesque, « La présence juive au Québec », 27 janvier 1976, Bibliothèque publique juive, 45 minutes.

[8] Jean-Claude Lasry, « Essor et tradition, la communauté juive nord-africaine au Québec », dans J.-C. Lasry et Claude Tapia (dir.), Les Juifs de Maghreb, Presses de l’Université de Montréal/Harmattan, 1989, p. 40.

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*Notice biographique publiée dans l’ouvrage reproduisant les comptes rendus du Colloque, en 1992.

Victor Teboul a été le directeur de la revue Jonathan de 1981 à 1985. Il est l’auteur de Le Jour. Émergence du libéralisme moderne au Québec, HMH, 1984. Il est présentement chargé d’enseignement en histoire à l’Université du Québec à Montréal et conseiller en communications au ministère des Communautés culturelles et de Immigration.

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Voir aussi Mes deux rencontres avec M. René Lévesque.

La communication ci-dessus est publiée dans de nombreux livres papier; elle est maintenant en accès libre. Elle a été présentée par l'écrivain Victor Teboul au colloque « René Lévesque », à l’Université du Québec à Montréal, en mars 1991. Elle est publiée notamment dans René Lévesque, l’homme, la nation, la démocratie, PUQ, 1992, pp 415 – 421, ainsi que dans René Lévesque et la communauté juive, Éditions Les Intouchables, 2001, pp. 55 – 64.

© Copyright Victor Teboul. Tous droits réservés, 2024.

Mise en ligne sur Tolerance.ca le 22 mars 2024

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* Image : M. Lévesque en compagnie de M. Irwin Cotler, président du Congrès juif canadien en 1982. Crédit Juifs d'ICI et Archives canadiennes Alex Dworkin.


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