De quoi parle-t-on ici? De voile, de kirpan et de kippa.
Ce sont des signes. Des signes religieux ou culturels.
Des signes ou des tenues qui manifestent une appartenance, laquelle ne se limite pas obligatoirement au religieux.
Je crois important de signaler que ces signes peuvent signifier beaucoup de choses. Il n'y a probablement pas deux voiles, deux kirpans ou deux kippas qui signifient exactement la même chose. Il ne faut pas se laisser piéger par les conflits idéologiques du moment qui cherchent à homogénéiser les individus, à les embrigader dans des clans et à les opposer collectivement les uns aux autres.
Un exemple pour illustrer mes propos. Il y a, en France, des jeunes filles qui ont été exclues de l'école publique parce qu'elles s'obstinaient à porter le voile. Le cas le plus médiatisé est celui de deux sœurs qui portent un nom juif, dont le père se présente comme un juif athée et la mère comme une Kabyle non pratiquante. Que signifient la conversion à l'islam des deux sœurs et le voile qu'elles refusent d'enlever à l'école? Je n'en sais rien bien sûr mais ce que je sais, c'est que la réponse doit être assez compliquée.
En s'attaquant à des signes, et c'est tout ce que j'essaie de dire ici, on s'attaque à toutes sortes de significations possibles. On croit peut-être s'attaquer à une signification en particulier (l'intégrisme religieux par exemple) mais, en réalité, on porte atteinte, on fait violence à toutes sortes de motivations personnelles (respect d'une tradition familiale dans un cas ou, au contraire, revendication face à ses parents dans un autre).
Soyons francs. Les signes dont il est question ici ne sont pas visés de la même façon. C'est le voile qui, dans ce débat qui nous vient en partie de la France, est en première ligne. Pourquoi le voile dérange-t-il tellement les Occidentaux? Cette fixation sur le voile fait signe à son tour. De quelles significations est-elle le signe?
Il y a là aussi plusieurs significations à envisager.
La burka, symbole d'oppression
Première signification possible, la lutte contre l'oppression des femmes. Nous avons tous en mémoire et en image l'Afghanistan des talibans et le voile ou la burka imposés aux femmes. Associés à toutes sortes d'interdictions, le voile, dans ce cas précis, était bien un symbole d'oppression. Mais c'est son caractère obligatoire et contraignant qui permettait d'en faire un tel symbole. Si le voile imposé est une insupportable et inacceptable privation de liberté, le voile interdit (dans certains espaces publics comme l'école) ne l'est pas moins en tout cas aux yeux de celles qui revendiquent de le porter.
Deuxième signification possible, le caractère de provocation qui serait associé au port du voile islamique dans les écoles. Je parle du cas de la France et je vais me référer maintenant à la circulaire d'application de la Loi du 15 mars 2004 dont une version de travail a été récemment diffusée. La Loi du 15 mars 2004, nous explique-t-on, encadre, en application du principe de la laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Elle marquerait la volonté de réaffirmer l'importance du principe de laïcité auquel se trouvent associés les concepts d'égalité et de respect de l'autre.
C'est donc au nom du respect de l'autre et du refus des discriminations que la République française entend interdire les signes et les tenues qui manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. Il y a là, bien entendu, un paradoxe que la circulaire, malgré une histoire et une situation particulières (celles de la France), malgré un souci de modération et de pédagogie dans l'énoncé, ne parvient pas à dissiper.
Mais il y a d'autres significations à cette fixation sur le voile. Pour en donner une idée, je voudrais citer quelques passages d'une lettre de lecteur parue cette semaine dans le magazine Voir et qui réagissait à l'annonce de notre colloque d'aujourd'hui :
« Ce matin j'étais chez Costco et pendant un court instant je me serais cru à Kaboul. On rencontre de plus en plus ces femmes portant le voile pour cacher leurs cheveux mais voir en personne une femme complètement drapée des pieds à la tête sauf une petite fente pour les yeux, laissez-moi vous dire que même si ce n'était pas mes affaires je ne pouvais pas m'empêcher de la regarder comme les autres personnes en attendant de passer à la caisse et j'écoutais aussi les commentaires. Les gens se sont sentis, je crois, un peu mal à l'aise de constater que des immigrants qui viennent vivre ici ne sont pas capables de s'intégrer. Un homme, à la blague, a raconté que peut-être ils sont quarante sur la même carte et qu'avec la photo ils s'échangent la carte. (…) La Charte des droits et libertés ne donne pas tous les droits. Je ne peux pas les empêcher de manger hallal mais je veux qu'ils respectent mes traditions et qu'ils ne m'empêchent pas de manger du porc… »
Loin de moi l'idée de vouloir diaboliser une telle lettre. Il y a dans ces propos un certain nombre de préjugés. Cette petite scène chez Costco est bien représentative du mini-choc des cultures qui peut se produire au quotidien dans une ville aussi cosmopolite que Montréal.

Une fantasmagorie phobique
Je crois quand même qu'il faut y lire une grande méfiance (association faite entre l'effacement du visage sous la burka et la possibilité de faire des « cartes » pour une multitude de personnes et donc d'abuser du système) et une certaine peur (islamophobie comme peur d'une islamisation rampante de la société avec des interdits alimentaires qui se généraliseraient à toute la population).
Et toute cette fantasmagorie phobique est suggérée par un morceau de tissu! Sans doute serait-il intéressant de questionner ces femmes sur leurs motivations à porter ce type de voile au Canada et sur ce que représenterait pour elles l'obligation d'y renoncer immédiatement. L'intégration est un processus lent et sa définition mériterait une longue discussion.
L'école n'est pas le seul espace public où le port de signes religieux « ostentatoires » est discuté. Cette question se pose également dans les hôpitaux. Une série d'articles, publiés sur ce sujet dans la presse médicale française en décembre 2003 et février 2004, a été reprise en mars 2004 par l'Actualité Médicale, un journal québécois. On y apprend entre autres que, pour l'Académie de médecine de Paris, le port de signes religieux ostentatoires est considéré comme « regrettable » de la part des patients mais « difficilement acceptable » lorsqu'il s'agit des soignants.
La laïcité en France et au Québec
Interrogé sur le cas d'étudiantes en médecine qui exercent voilées à l'hôpital, le ministre de la Santé français a jugé que ce n'était « pas acceptable ». « Il convient de se plier au contrat laïque dans un service public de la République, sinon on va travailler ailleurs » a-t-il ajouté. Inacceptable en France, le port de signes religieux comme le voile et la kippa n'est pas exceptionnel chez les soignants au Québec. Les principes de laïcité n'y sont pas définis et appliqués de la même manière.
Quittons maintenant la question des signes religieux pour aborder celle des attitudes et des comportements. C'est là que doit se tenir, selon moi, le vrai débat. L'école publique peut-elle, par exemple, recevoir des demandes de nature religieuse visant à remettre en cause la mixité des classes ou le contenu de certains enseignements (comme la biologie)?
Est-il concevable que nos hôpitaux publics acceptent que des patientes refusent de se faire soigner par des hommes ou que des soignantes (infirmières ou médecins) soient réticentes à soigner des hommes? Évitons de répondre trop vite à ces questions difficiles.
Le travail de la tolérance doit ici s'exercer des deux côtés. Il faut organiser des façons de vivre ensemble qui n'empiètent pas trop sur les libertés, les principes et les croyances des uns et des autres. Méfions-nous des positions trop affirmées et trop rigides qui risqueraient d'aboutir au développement et à la généralisation des écoles et des hôpitaux confessionnels. Car là est le risque d'une laïcité poussée jusqu'à l'intransigeance. On ne peut pas aujourd'hui prétendre respecter les différences de croyance et imposer en même temps un effacement de ces différences dans l'espace public. Que nous le voulions ou non, nous vivons actuellement une période d'affirmation des identités culturelles et religieuses, des particularismes.
La vérité la plus juste d'une région, d'un pays, d'une culture, d'une civilisation réside parfois dans l'usage qui est fait du langage, dans l'affection ou les réserves que nous inspirent certains vocables.
« Communautarisme » est un mot à la mode en France.
« Multiculturalisme » est une expression couramment utilisée au Canada.
Le premier (communautarisme) est péjoratif. Il est de bon ton de le critiquer, de s'élever contre lui. La France, laïque et républicaine, part en guerre contre ses « communautarismes ».
Le second (multiculturalisme) est une source de fierté pour un grand nombre de Canadiens et de Québécois. Il est, dit-on ici, une dimension importante de notre identité nationale.
La France et le Canada n'ont pas la même histoire ni la même sensibilité par rapport au débat qui nous réunit ce soir. L'avenir nous dira qui, de ces deux pays ou de ces deux modèles, réussira le mieux à organiser un « vivre ensemble » harmonieux et pacifique.
Communication présentée par le docteur Marc-Alain Wolf au débat-conférence «
le 20 mai 2004, à la Maison des écrivains de Montréal dans le cadre du projet sur Les Grandes figures de la tolérance réalisé grâce à la contribution financière de :