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Your Party. Le difficile retour de la gauche britannique

par Antoine Guerreiro, analyste politique, co-fondateur du média en ligne « Nos Révolutions »

Ulcéré par les promesses non tenues du Brexit et la crise du coût de la vie, le peuple britannique a usé quatre premiers ministres conservateurs en huit ans. Le 4 juillet 2024 il donne sa chance au Labour, espérant un virage social. Mais Keir Starmer, leader de l’opposition depuis 2020, s’est préparé à tout l’inverse : violente purge de son aile gauche, apaisement des marchés, gages donnés aux tabloïds… Les piliers de sa politique sont la restriction des prestations sociales, le militarisme et la chasse aux étrangers.

Cette énième trahison des classes populaires fait exploser le système politique, avec les racistes en embuscade. Des émeutes éclatent en août, virant au pogrom contre les étrangers. En mai 2025, le parti d’extrême droite Reform UK remporte haut la main les élections locales, et son chef Nigel Farage est donné gagnant des élections générales de 2029. Refusant de s’y résigner, la gauche radicale semble bien décidée à construire une alternative.

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Un parti tant attendu

Depuis un siècle, le scrutin majoritaire à un tour favorise la domination des conservateurs et des travaillistes. Des signaux faibles, certes, indiquaient une contestation du bipartisme : essor du SNP en 2007, des Lib-Dems en 2010… Mais les “socialistes”, marginalisés au Labour depuis 1983, étaient éparpillés en groupes concurrents à l’audience plus ou moins confidentielle.

En 2015, l’accession surprise de Jeremy Corbyn à la tête du Labour donne l’occasion à ce courant politique d’atteindre le grand public. Si l’expérience se referme après l’échec aux élections générales de 2019, elle prouve qu’un programme radical peut rassembler des millions de gens. Lorsque les sociaux-libéraux reprennent les commandes du parti, l’idée d’un parti autonome réémerge. D’autant que sous l’impulsion de son chef de cabinet, l’intrigant Morgan McSweeney, Starmer multiplie les exclusions. Sous couvert (déjà !) de lutte contre l’antisémitisme, il suspend Corbyn du groupe parlementaire et du parti en 2020.

Dès l’entrée de Starmer à Downing Street, la rupture de la gauche avec le Labour s’accélère. D’abord, le gouvernement maintient le plafond des allocations familiales au-delà de deux enfants. Introduit en 2010 par les Tories, c’est un symbole des politiques d’austérité antipopulaires. Sept députés, dont Zarah Sultana, ancienne syndicaliste étudiante et élue de Coventry South, seront suspendus du groupe pour avoir voté sa suppression.

L’implication de l’armée dans la guerre à Gaza (notamment via des vols espions depuis la base chypriote d’Akrotiri), dans un pays où des millions de citoyens manifestent contre le génocide, crée aussi une profonde fracture. Le classement du collectif Palestine Action comme organisation terroriste et l’arrestation de centaines de protestataires vient achever le processus. « La place de Starmer est à La Haye » devient un slogan populaire.

Enfin, Starmer se rapproche de l’extrême droite sur l’immigration. Le 12 mai 2025, après le triomphe de Reform aux élections locales il durcit encore le ton, déclarant « nous risquons de devenir une île d’étrangers » – une formule rappelant furieusement Rivers of Blood, le discours de sinistre mémoire d’Enoch Powell qui appelait à la « remigration » en 1968.

Tout cela renforce la nécessité d’une offre politique à gauche du Labour, d’autant qu’en juillet 2024 le parti a déjà été concurrencé dans des dizaines de circonscriptions. Corbyn est réélu triomphalement comme indépendant à Islington North. Quatre « indépendants pro-Gaza battent les travaillistes, plusieurs autres candidats les mettent en danger. Au printemps 2025, l’idée est devenue certitude : la gauche radicale doit voler de ses propres ailes.

La guerre des deux rouges

Dans un pays où aucun grand parti de gauche radicale n’existe depuis des décennies, une question se pose : qui est légitime pour le diriger ? À l’été 2025, deux équipes tentent de s’accorder sur un processus commun. La première, dirigée par Corbyn et les 4 élus indépendants, considère que l’ex-leader du Labour est le mieux placé, ayant rassemblé 13 millions de voix sur son programme en 2017. La seconde, proche de l’ancien maire du North of Tyne Jamie Driscoll, est plus critique envers l’héritage corbyniste et propose un binôme Corbyn-Sultana. Le 3 juillet, une majorité de participants acquiesce à ce principe – sans qu’il soit toutefois acté aux yeux de Corbyn.

Zarah Sultana décide alors de prendre l’initiative. Quelques minutes plus tard, elle annonce son départ du Labour et la co-fondation d’un parti avec Corbyn. Les cinq autres députés sont stupéfiés. Après de longues tractations, le processus reprend. Un site internet yourparty.uk est lancé le 24 juillet. En quelques semaines, 800 000 personnes s’y inscrivent ! Cependant, la confiance n’est pas rétablie entre les fondateurs. Le 18 septembre, Sultana lance unilatéralement un portail d’adhésion. Après plusieurs menaces de procès, les deux camps acceptent d’entamer la désescalade. Mais il est trop tard : la guerre factionnelle a engendré beaucoup de confusion. Lorsqu’un portail “légitime” ouvre, seules 50 000 personnes rejoignent Your Party.

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La dispute ne procède certes pas de questions techniques. Connectée aux radicalités de la jeunesse, Sultana porte une ligne intransigeante, se revendiquant socialiste, antisioniste et antimonarchiste. Corbyn, quant à lui, est moins explicitement clivant, plus soucieux de relayer les revendications des mouvements sociaux. Rapidement, Sultana se confronte aussi à Adnan Hussain, député de Blackburn, sur la question de la transidentité. Revendiquant le « conservatisme social »de l’électorat musulman, ce dernier finira par quitter Your Party, de même que Iqbal Mohamed.

Le verdict de Liverpool

C’est donc à couteaux tirés que se prépare la conférence fondatrice, les 29 et 30 novembre à Liverpool. Précédée de 22 conférences régionales et d’un processus d’amendement en ligne des documents fondateurs, elle a lieu en présence de 3 000 adhérents tirés au sort et de délégations du PTB, de la France Insoumise ou encore de Die Linke. En suivant l’événement à distance, tous les adhérents peuvent voter au même titre que ceux sur place.

Le premier jour, Sultana fait encore monter la pression autour du slogan « Maximum Member Democracy ». Se dépeignant comme l’alliée des militants face aux bureaucrates « sans nom et sans visage », elle proteste contre l’expulsion de membres du Socialist Workers Party. Le dimanche, elle prononce un discours offensif contre les Tories, le Labour et les milliardaires. Polarisant le débat, elle remporte la plupart des votes. 80 % des votants décident d’affirmer « le socialisme » comme ligne politique, et 69 % de permettre à des membres d’autres organisations, aux vues compatibles avec Your Party, d’y adhérer. Concernant le leadership, le vote est plus serré (51,6 %) mais donne aussi l’avantage à Sultana qui réclamait une direction collective – une position de repli suite au refus par Corbyn d’un binôme.

Your Party s’ancre donc très à gauche, avec un rejet du fonctionnement pyramidal du Labour et un poids important accordé à Zarah Sultana. Mais les longs mois de conflit ont laissé leurs traces : donné à 18 % pendant l’été, le nouveau parti n’est plus qu’à 12 % à l’automne. Il doit aussi composer avec Zack Polanski, le charismatique leader des Verts élu sur une ligne radicale le 2 septembre.

En plus de parvenir à accorder ses différentes sensibilités et de s’ancrer dans les luttes, Your Party devra rapidement se préparer aux élections locales de mai 2026, lors desquelles seront aussi élus les parlements écossais et gallois. Celles-ci, en effet, confirmeront ou non l’essor de Reform UK. La gauche radicale saura-t-elle déjouer le face-à-face mortifère entre libéraux et nationalistes ? Désormais, fait majeur compte tenu de l’histoire politique britannique, elle dispose en tout cas d’un parti pour ce faire.

17 décembre 2025

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* Image : Wikipedia


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