Là où d’autres s’effraient, se lamentent, devant une catastrophe, et plus encore devant une catastrophe annoncée, un juriste aguerri garde la tête froide, et aperçoit la perspective d’un travail bien rémunéré ainsi que des opportunités de gains futurs ! Rien là que de très banal. Tout juriste professionnel bien éduqué, après avoir montré un visage aimable et compatissant, sait faire ses calculs face aux catastrophes qui surviennent, ou à celles qui s’annoncent, quelle qu'en soit la taille : énorme, voire gigantesque, désastreuse ou malheureuse, petite ou grande.

La catastrophe c'est pain béni pour lui, c’est sa raison d’être dans le monde et il se sent honoré que les gens aient besoin de lui et de ses qualités professionnelles pour élucider les questions qui leur sont posées. Pourtant, il (ou elle) sera rapidement déçu(e) en découvrant que tout dépend en fait de la nature de la catastrophe, des intérêts qui sont en cause et que dans leur variété et leur complexité, les catastrophes ne sont pas égales devant la règle de droit.
C'est ce que nous nous proposons d'analyser, en plaçant cette analyse sous le signe de la raison et en évitant les arguments inspirés par la passion.
Un mot et une psyché.
Commençons par le mot même de « catastrophe ». L’attitude déjà évoquée du juriste se comprend aisément, si l'on examine ce qu’un locuteur ordinaire entend exprimer en parlant de catastrophe : il y voit un événement qui cause de graves bouleversements matériels ou physiques ; un événement à l'origine de morts ou de blessures graves chez des êtres humains ; ce sont des accidents importants pour la personne qui en subit les conséquences (de même que pour toute tierce personne affectée par ces mêmes conséquences). Il peut s'ajouter à cela un bouleversement naturel, causé par la tempête, une inondation, un séisme, un glissement (de sol, de berges, etc.), une éruption volcanique, une avalanche, etc. Il faut également tenir compte des explications ou encore des présomptions relatives au dérèglement climatique ou à la stupidité humaine. Une catastrophe peut être sanitaire, hygiénique, épidémique, pandémique, provoquée, comme nous le savons, par un nouveau virus contre lequel la population, l’humanité, n’a pas pu développer de résistance immunitaire. À cela s'ajoutent les catastrophes humanitaires, militaires, politiques, et ainsi de suite! Rappelons enfin que, dans le langage familier, un « ennui », s'il est jugé grave et déstabilisant, peut être assimilé à une « catastrophe » !
Pour aller à l'essentiel, nous dirons que l’existence d’une ou de plusieurs catastrophes n’a en fin de compte rien d’extraordinaire. Cela relève de l'ordinaire, du banal, voire du trivial ! Les catastrophes ont accompagné l’humanité depuis l’aube du temps et il en sera de même jusqu' à la fin des temps ! L’histoire nous instruit. Nous sommes pareils à Voltaire devant le tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1755, désarmés devant une catastrophe que nous jugeons « dépourvue de sens » !
Mais dans ce portrait des catastrophes ordinaires, il y a cependant une fausse note, une faille, et c’est la psyché humaine ou encore la « nature humaine ».
En fait, si d'un point de vue factuel toute catastrophe (et les malheurs qu'elle engendre) est ordinaire, la peur, l’angoisse, l’angst (rappelant l’existentialisme et Kierkegaard), l’anxiété, n’ont, eux, rien d’ordinaire. La première relève de la réalité, l’autre plonge l'homme dans un abîme où erre la conscience et la psyché, sans boussole.
D’une façon plus crue et plus éclairante, cela s’observe dans le cas d'une catastrophe qui n’a pas encore eu lieu, quand nous sommes confrontés à une « catastrophe à venir » ou à une « catastrophe annoncée » - pour ne rien dire des mythes: « le ragnarök », « l’apocalypse », «l’armageddon ». Rappelons seulement qu'il s'agit là de batailles où se joue l’avenir humain. Dans de telles circonstances, la psyché est au plus bas, dénuée de ressources, dans la solitude et le vide, seule avec elle-même. Elle est à ce moment sa propre « catastrophe » !
C'est que nous manquons de recul et que nous ne pouvons avoir accumulé assez d’expérience psychique, nous ne pouvons l’avoir intégrée harmonieusement dans notre psyché, pour être capables d’affronter un évènement inconnu, comme l'évènement « catastrophique ». Cette impossibilité psychologique s'explique par le fait suivant : quand l’inconnu rencontre (l’émotionnel) la psyché, cette dernière n’est bornée par rien, elle est à elle-même son propre cadre et sa référence unique. Elle ne rencontre de ce fait que sa propre faiblesse.
L’inconnu catastrophique qui annonce notre perte, notre anéantissement, notre destruction, notre malheur complet, n’a de toute évidence rien de concret et de palpable. Si la mort et la catastrophe peuvent être surmontées dans leurs factualités respectives, parce que notre psyché s’ajuste continuellement à ce qui se concrétise, tel n'est pas le cas en ce qui concerne l’angoisse, la peur devant la perspective de la mort, de la souffrance, la peur de « disparaitre » dans l’inconnu et le vide. À ce moment-là, notre psyché réagit instantanément avec effroi, frayeur et affolement, parce que nous ne savons pas à quoi nous avons affaire et parce qu’il n’y a rien de réel et de concret dans ce qui nous arrive. Comment agir, s'adapter; quelle posture adopter, et pour faire face à quoi, alors que nous sommes seuls avec notre angoisse, avec notre effroi ? Dans notre dénuement psychologique, le vide de la psyché ne rencontre que l’abîme de notre âme ! Ou moins prosaïquement, c’est le moment où la psyché rencontre son propre silence dans un lieu sans point fixe, sans référence, sans conscience de soi-même ! C’est la peur et l'angoisse: notre psyché se fige devant une catastrophe qui va venir, mais ne se fonde sur rien de concret.
Pendant une catastrophe, personne n’a besoin d’un professionnel du droit. Sur le plan de la psyché, un psychologue ou un prêtre fera mieux l’affaire. Si catastrophe il y a vraiment, notre professionnel du droit aura les mêmes besoins, avec le bémol que si la formule de Luther « Juristen, böse Christen » est vraie, le prêtre est hors-jeu ! La priorité collective et immédiate, pendant et après une catastrophe, c’est de sauver des vies et de le faire rationnellement, avec compétence et savoir-faire. À chacun d’agir selon ses compétences et son savoir-faire : sapeurs-pompiers, médecins, ingénieurs selon la leur, et ainsi de suite. Les juristes professionnels arrivent au même moment que les croque-morts. Trop tard !
Jugement et rationalité.
L’ambiguïté et l’émotion que provoque le mot « catastrophe » nous obligent à préciser que toute « catastrophe » gagne à être rattachée à un pronom personnel: catastrophe, à qui es-tu? Avec les pronoms les plus toniques en antichambre. Le mot renvoie de la sorte à ce que l’individu juge ou considère comme présentant le caractère d'une « catastrophe » pour lui, pour son père, pour son voisin, pour la communauté, et autres situations semblables. C’est un positionnement et un jugement individuels qui renvoient à un « pour moi » ! Ou à un « pour toi », ou un « pour eux » ! La question qui se pose rationnellement est alors « que faire maintenant ? », que faire quant aux « pertes » subies ? C'est là qu'interviennent normalement les juristes professionnels, ils savent ce qu'il y a à faire pour réparer les « pertes ». Et pourtant, il n’y a pas de « pertes » au sens juridique et personne n’est responsable, ni en termes d'évaluation du dommage ni en termes de causalité.
C’est d’abord le cas, lorsque la perte n’est pas mesurable, quantifiable et donc recevable . Il y a en effet un gouffre entre ce qu’un individu juge avoir perdu et ce que l’ordre juridique est prêt à reconnaître comme étant perdu. Pour un juriste professionnel, une perte est immanquablement jugée sur le registre de la réparation monétaire et, pour cela, il faut une mesure du même ordre. C'est la première déception pour un individu sinistré, car la valeur de ce qu’a été perdu n’équivaut à aucune mesure monétaire. Ce qui a été perdu relève pour lui en toute simplicité d'une autre sorte de valorisation, d’une appréciation individuelle qui est émotionnelle, existentielle, sentimentale, morale, familiale ; il s'agit le plus souvent de mémoire qui se rattache à un lieu ou à un foyer, à un lieu de vie et à une biographie remplie de photos, d’artefacts, de mémoires. On découvre alors très vite que, ce qui compte vraiment pour tant d’individus, n’a rien de quantifiable et de mesurable, mais se rattache intimement à leurs vies vécues et à leur passage sur la terre. Or, aucune vie, encore moins la mémoire d’une vie, ne peut être remboursée, ni dans son sens existentiel, ni dans son sens psychologique.
Il en va souvent de même en ce qui concerne la question de la responsabilité. La question de l’imputabilité est ici hors de propos. D’abord parce que chaque personne est responsable de ce qui peut lui arriver, et ensuite parce que, normalement, dans une catastrophe « naturelle », il n’y a personne à blâmer !

Le droit est construit sur la base du paradigme individualiste qui tient toute personne pour seule responsable de tout ce qui peut lui arriver tant quant à sa vie qu’à ses avoirs. À chaque individu d’être prévoyant et de se protéger adéquatement, et à l’occasion, de le faire en souscrivant à un contrat d’assurance approprié. Cela oblige chaque personne à prendre soin de lui-même, à être logique et rationnelle, et surtout à être prudent. Qui prendra mieux soin d’une personne et de ses intérêts, que cette personne même ? Ce qui permet de faire exception pour les enfants et surtout les jeunes enfants. Le message est clair: une personne ne peut, sous aucun prétexte, soulager sa propre responsabilité en la faisant peser sur quelqu’un d'autre, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une collectivité.
Il peut être dur, extrêmement dur, d’assumer sa propre responsabilité de cette façon (ou encore de souscrire une assurance appropriée, généralement très dispendieuse). Mais, dans le cas d'une catastrophe « naturelle », l’individu ne se sent en aucune manière « responsable » et l'on entend alors un air connu : « je n’ai rien à me reprocher », « je suis innocent de ce qui m’arrive ». L’individu se perçoit alors comme une victime, ce qui l'autorise à penser que quelqu’un devra l’indemniser.
Répétons-le : blâmer quelqu’un pour une tempête, d'une inondation, d'un séisme, ou d’une éruption volcanique, avalanche, n’a rationnellement aucun sens. Il n’y a pas de faute s’il n’y a que des causes ! Si les systèmes d’avertissement sont parfois très efficaces, comme dans le cas de la prévoyance de l’activité volcanique (ou tremblement de terre, activités tectoniques, etc.), il est futile de leur faire grief de n’avoir pas tout prévu !
En droit, tout cela se rapporte au paradigme de la « force majeure » ou encore à la théorie de l’« acte de Dieu » (un Dieu très païen, une idole), c'est-à-dire le hasard, la déesse Fortuna, tout ce qui échappe au contrôle ou à la maîtrise humaine. En common law, l’expression « act of God » (de même que celles-ci : act of providence, force majesture, irristible force, irrésistible superhuman force, superior force, vis divina, et une douzaine d’expressions similaires), s’utilise de façon ordinaire dans les contrats pour se référer à des circonstances catastrophiques qui échappent à toute emprise humaine. Là où il y a « force majeure », il n’y a pas de responsabilité.
Le paradigme de force majeure exprime une expérience humaine : que ce qui échappe à la volonté de l'homme ne peut pas engager sa responsabilité, et donc échappe à l'emprise du droit. Quant à la signification en droit du mot « force majeure », elle est, disons-le en passant, plus que problématique en ce qui concerne une « émeute », un « soulèvement », une « révolte », une « révolution », et autres évènements semblables. Pour ceux qui participent à l'évènement, c'est généralement un pur délice, pour ceux qui le subissent, c'est bien une catastrophe qui est faite de destructions, de feu et de cendres, des dégâts irrémédiables.
Bien des choses échappent à la volonté humaine dans la catastrophe: ce sont des questions mal formulées - celle de la « pure cause » ou celle de la mauvaise fortune - ou des questions qui ne comportent pas de "bonne réponse" ou qui ne comportent que des réponses temporaires et insatisfaisantes. Pensons aux jeunes parents qui voient leur nouveau-né mourir de mort subite. Pensons à l’amoureux qui voit la femme de sa vie enceinte de quelqu’un d’autre. Pensons à tous ceux qui ont perdu la vue ou l’ouïe et pour qui, subitement plus rien ne compte ! Pensons à tout ce qui a été vécu, ressenti et valorisé, et qui tombe en mille morceaux. Ce sont autant de catastrophes ! L’existence humaine n’est-elle donc qu’un pèlerinage traversant une vallée de larmes, ou bien une chaîne des catastrophes qui détruisent ce que nous chérissons le plus ? La sagesse ancienne ne nous a-t-elle pas appris à ne jamais nommer ce que nous aimons, pour ne pas le voir anéanti du fait même d'avoir été nommé ?
Être responsable autant de ses bonheurs que de ses malheurs, sans filets de sécurité, sans assurance sur la vie, cela a été le lot de l’être humain depuis ses premiers pas sur la Terre ! Cela s’appelle l’inconnu. Nous voulons oublier aujourd’hui que les catastrophes qui, pendant des millénaires ont miné et ruiné l’Europe, ont été des famines à répétition et sans préavis, causant de morts atroces.
Les catastrophes de la vie et le droit
La vie en société, la vie socialisée, apporte également son lot de catastrophes. Il y a une dialectique entre la catastrophe vécue individuellement, quelle qu'en soit l'importance, et la question juridique de la responsabilité et de la réparation. D'un côté, le rêve brisé, la vie détournée, la vocation anéantie, de l’autre côté, l’interrogation sur la responsabilité. Voyons quelques exemples.
L’exemple qui vient d’abord à l’esprit est celui de la catastrophe qui coupe court à un rêve de vie. Imaginons une jeune fille (ou encore un jeune garçon) qui rêve d'être ballerine, de faire partie d’une compagnie prestigieuse. Elle sacrifie « tout » pour son rêve, elle ne compte pas ses heures d’entraînement, elle ne se plaint jamais des restrictions alimentaires, elle ne mentionne jamais les renoncements, les loisirs perdus, les voyages abandonnés, les amis qui s'éloignent. Un jour elle tombe bêtement, par inadvertance, dans l’escalier d’un bureau de poste et se fracture la jambe. Le rêve est fini, ou ressenti comme tel. La catastrophe est totale et irrémédiable.
Examinions maintenant le cas d' un jeune homme (ou une jeune femme) qui s’engage dans un marathon. Avec la même résolution, il ou elle sacrifie « tout » pour être en forme, pour être performant, pour être prêt et pour gagner ! Il ou elle s’engage pour représenter son pays dans des compétitions sportives à l’étranger. Il ou elle rêve de se faire sélectionner pour les Jeux olympiques, de porter le drapeau de son pays et de se hisser sur le podium des vainqueurs. Un jour, un terroriste lâche et corrompu fait exploser une bombe à proximité de la route et le rend paralytique ! Plus de rêve ! Plus « rien » ! Rien que misère ! Catastrophe !
Dans les deux cas, nécessairement limités, la constatation est la même: la question pour un juriste se résume strictement à ceci: « qui poursuivre » et « quelle réparation » peut-on exiger? Dans le premier exemple, l’avocat de la jeune fille mettra rapidement l’inadvertance entre guillemets, pour cibler le bureau de poste (ou le propriétaire du bâtiment). L' escalier était-il dangereux ? Mal adapté ? Mal entretenu ? Non sécurisé ? Et ainsi de suite. Il pourra jouer sur la question de la culpa autant que sur celle d’une convention « assurantielle » sous-entendue. Dans le second exemple, l’avocat du jeune homme fera de même, il présupposera une responsabilité autant « privée » (pour les organisateurs du marathon, les compagnies d’assurance) que « publique » (municipalité, police, État). Les deux exemples convergent: constatation des « pertes » et interrogation sur le point de savoir « qui doit payer ? » Quelqu’un qui a de l’argent ?
Pour les catastrophes « énormes » comme l’est, typiquement, la chute d’un avion de ligne ou le naufrage d’un traversier, tout se ramène à une pluralité d’actions en justice. Contre la compagnie de transport, contre l’agence de certification et de vérification, contre la compagnie de réparation et d’entretien, contre l’aéroport, l’agence de navigation, contre la compagnie d'assurance, contre le pool d’assureurs. Cela dépend de l’inspiration ou de l’audace du cabinet d’avocats qui aura pu, entièrement ou partiellement, mettre la main sur le dossier. Plus la catastrophe est « énorme », plus il y a de l’argent à gagner, et notamment pour ledit cabinet qui se taille d’abord la part du lion, pour ensuite revendiquer sa juste part du gâteau ! Les catastrophes « énormes », c’est le business des professionnels du droit. Pour elles, les catastrophes se matérialisent en réparations, compensations, dédommagements, indemnités, dommages-intérêts, etc. Pour toutes les autres personnes impliquées, ce sont malheurs, pleurs et tristesse.
Quant à la doctrine juridique, elle se construit sur la dichotomie suivante: « perte » et « réparation du préjudice ». Le fait d'être privé de quelque chose que l’on possédait se concrétise sur le mode de la « réparation du préjudice »; le fait de subir un dommage dans son intégrité physique se concrétise à l’identique ; il en va de même en ce qui concerne « l’intégrité morale », la « perte d'un parent » (pour des enfants mineurs), la perte de la pension alimentaire (pour l’ex-époux ou l’ex-épouse), et ainsi de suite. Dès qu’un intérêt est « perdu », la loi (ou la common law) intervient et prévoit, dans les limites de l’ordre public, la possibilité d'une « saisine » (dans le sens classique) ou d’une action en justice. Là où il y a une « perte », il y a un compte à régler. La valeur négative distribuée doit se racheter, se réparer, s’équilibrer, par le transfert d’une valeur positive qui réglera l’affaire. Cela s’appelle « justice » depuis Athènes et « droit » depuis Rome.
Assurabilité et société
Nous l’avons affirmé d'emblée, nous sommes responsables de tout ce qui nous arrive. Cela était communément accepté jusqu’à tout récemment, mais il est possible d'imaginer les choses autrement, à savoir que l’individu ne devrait jamais être « responsable », ni de lui-même, ni de ses intérêts, ni de ses pertes, lorsqu’il est la « victime ». Il s’agit seulement d’imaginer que c’est « la société » qui est alors responsable, que l’État est ontologiquement « assurantiel » et que « tout le monde » doit payer pour toutes les catastrophes, et pour toutes les victimes.

En fait c’est une idée très ancienne. Cette idée se fonde sur la croyance que nous appartenons à un État et que l’État, dans sa gratitude et sa magnificence, prend ou doit prendre soin de nous. L’idée a été renforcée à l’époque moderne, où l’État a récupéré les anciennes fonctions de l’Église : c’est maintenant l’État qui nous aide à naître, nous donne un nom, nous scolarise, et à la fin, nous procure (dans un nombre croissant de pays) la pilule qui nous fera passer à l’autre côté. Quoi de plus normal alors, que de dire qu'il doit payer pour les catastrophes que nous subissons.
Nous avons déjà évoqué la réaction de Voltaire devant le tremblement de terre meurtrier de Lisbonne du 1er novembre 1755. Il n’avait personne à accuser, si ce n’était un Deus théiste, celui de la Théodicée de Leibniz en particulier. Voltaire est sublime dans son Poème sur le désastre de Lisbonne (1756) :
« Philosophes trompés qui criez « Tout est bien »,
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants, l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés… »
Il fallait un responsable, quelqu’un à blâmer, à accuser, à condamner ! Dans le pathos de Voltaire, il n’y a pas de hasard, de nature, de faille géologique, de tsunami, il y a seulement la croyance aveugle dans l’opinion que ce monde est irrationnel (de même que l’est l’organisation de la société) et que les théories qui renoncent, selon lui, à cette évidence sont responsables de l’irrationalité de ce qui peut se produire dans ce monde. La leçon (illogique) qui en a été rapidement tirée, c'est donc qu’il faut organiser le monde, la société et « l’individu », rationnellement et par l’État! L’État – Léviathan ou Béhémoth -, sait, dans une telle croyance, organiser tout comme il faut. D’où l’impératif pour lequel les individus cèdent pour toujours leurs pouvoirs à l’État, pour l'équiper du pouvoir nécessaire pour nous sauver tous. À cela s’ajoute la dimension assurantielle et actuarielle de ce « sauvetage ».
Aujourd’hui, la forme la plus chic radicale de la pensée assurantielle (et l'idéologie épistocratique qui l'accompagne), nous la trouvons chez Ronald Dworkin et dans son ouvrage « La vertu souveraine » (2007). Pour lui, la société est une somme actuarielle et l’individu est vu comme le détenteur d’un titre d’assurance ordinaire au sein de cette société. L’individu contemporain, à en croire R. Dworkin, se promène avec un titre d’assurance dans sa poche et peut à tout moment calculer si « quelqu’un a pu recevoir » plus que lui ». Il peut aussi revendiquer de recevoir gratuitement ce qu’autrui a obtenu par son dur labeur en utilisant le mot magique d' « égalité »! Ce titre d’assurance ordinaire peut se concevoir de ce fait comme un élément nécessaire à une société marchande, ce qui donne au détenteur tout le loisir de profiter d’une société libre-échangiste et surtout d’œuvrer à améliorer, autant que possible, sa propre position individuelle. Actuellement la situation la plus injuste et inégale est celle d’être victime. C’est la position la plus profitable également !
Retenons que la conceptualisation de la société sur le mode d’une somme actuarielle se comprend, chez R. Dworkin, comme une « égalité assurantielle garantie à tous ». C’est une égalité où chacun a droit à une quote-part égale à la somme actuarielle, qu'il n'a rien fait pour obtenir et que lui fournit généreusement le système, la société. En contrepartie nous acceptons que les politiques s'occupent de gérer la société d'une manière qui est supposée rationnelle. Tant qu’il s’agit d’honorer une logique actuarielle de l’égalité, Dworkin croit fermement qu’elle ne sera jamais sacrificielle pour l'individu. Il estime également que, si cette prémisse est vraie en théorie, elle doit aussi l’être en pratique, et il ferme les yeux sur la réalité vécue des individus.
Si nous acceptons l'idée - à première vue absurde - que la société se constitue de la même manière qu'une somme actuarielle, tout individu peut ensuite, selon R. Dworkin, revendiquer sa quote-part au nom de l'égalité : « Pourquoi celui-ci a-t-il cela et pas moi ? ». Chaque individu est censé faire son calcul actuariel, être en mesure de faire valider ce calcul, si nécessaire, par une instance judiciaire habilitée. Dans une société actuarielle, l'individu est responsable seulement s'il le souhaite, au-dessus de sa quote-part, pas en dessous.
Il n’y a qu’un problème que découvre Gulliver après ce voyage au pays assurantiel: Dworkin croit qu’il ne peut pas exister de conflit entre les concepts de « liberté » et d'« égalité », ou même qu'il n'y a pas de vrais conflits sociaux, car l’unicité même de ce « marché hypothétique» exclut tout conflit au profit d’un « bien comprendre ». La société, comprise en tant que «somme actuarielle », constitue de la sorte, toujours selon Dworkin, une « éthique », une société « bien ordonnée» et une « politique perfectible », qu’il s’agit d’accepter et d’honorer. Finalement il suffit de croire que le service compétent s’occupera un jour de notre dossier !
L’idée selon laquelle la société serait, ontologiquement, analogue à une somme actuarielle est conforme à la thèse de « la fin de la responsabilité ». Cette idée n’a tout simplement pas besoin d’une notion si complexe, si « juridique », que celle de responsabilité. S’il y a une catastrophe, pourquoi chercher le responsable, quand il est si facile de trouver la victime ? D’où la solution simple: nous remplaçons la « responsabilité » individuelle par l’assurance gratuite pour tous. Pourquoi l’État ne pourrait-il pas être notre assureur contre les malheurs et les catastrophes de ce monde ?
L’argument premier est le suivant : cela coûte trop cher d’avoir un contrat d’assurance privée couvrant les « actes de Dieu » ! Il existe des compagnies qui se spécialisent dans de tels contrats et même certaines d'entre elles les offrent sur demande, mais c’est cher, très cher. Un fardeau lourd et dispendieux. Il s'ensuit que presque personne ne souscrit de tels contrats, ce qui incite à faire appel à l'État, représentant de la « société », afin qu’il prenne la place des compagnies privées et paye pour nos pertes en tant qu’assureur collectif.

Un second argument consiste à mettre en avant le fait qu’il sera juste de payer pour les sinistrés et pour réparer les pertes qu'ils ont subies dans une catastrophe. Il s’agit ici avant tout d’une justice populaire, d’une compassion profonde à l’égard des malheurs qui frappent l’autrui. Nous sympathisons et nous réagissons avec émotion. Quant aux politiques, soucieux de leur renommée, de leurs « popularité » et avant tout de leurs réélections, ils ne sont que fiers de redistribuer l’argent qui ne leur appartient pas ! C’est de charité, mais ça marche ! Avec ce bémol significatif: on n'est jamais sûr de la validité du titre dont on dispose et que l'État l'honorera. Il se peut que non ! Pas assez catastrophique ! Ou encore pas assez médiatique !
Cet effacement de l’individu est toutefois la marque d'une soumission, à la manière d’Étienne de la Boétie : nous la voulons, nous la désirons, nous l’exigeons ! Dès lors que nous renonçons à gérer nous-mêmes l’après-catastrophe, qui nous dépasse par son ampleur et par la nécessité des mesures exceptionnelles imposant de nouveaux « réaménagements », nous perdons le contrôle pour la deuxième fois ! Une société actuarielle peut certes être plus douce si l’argent est disponible, mais elle sera plus sévère et plus rude si l’argent manque à l’appel ! Beaucoup de personnes ne comprennent pas que l'après-catastrophe peut être pire que la catastrophe elle-même !
Catastrophe et rationalité humaines
L’indifférence, le détachement et l’imperturbabilité des juristes professionnels vis-à-vis des catastrophes sont profondément sains et rationnels. Ce n'est pas qu'ils souhaitent que les catastrophes pleuvent sur la tête des pauvres gens, c'est plutôt qu’il n’y a aucune raison de s’affoler ou de paniquer, et que toute irrationalité ne ferait qu’aggraver la situation. Nous avons tout intérêt à traiter les catastrophes avec raison, et le droit est une façon de le faire. Quelqu’un doit toujours garder la tête froide !
Illustrons ce point en nous adressant au philosophe écossais David Hume. Il nous rappelle, avec raison, que :
« Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure sur mon doigt. (…) Il est tout aussi peu contraire à la raison de préférer à un bien qui m’apparaît plus grand un bien qui m’apparaît moindre » (Hume, 1739).
Une façon rapide et assez grossière de comprendre cette affirmation consiste à prétendre que la raison n’a aucun pouvoir sur nos passions, notamment sur l’égoïsme, l’égocentrisme, le narcissisme, et qu’il faut trouver une façon de circonscrire les passions, autant que les émotions et les désirs, dans les limites de la raison. En arrière-plan, nous trouvons l’idée que, si la passion n’est pas mise en cage, elle risque de nous conduire directement vers le chaos. C’est « Kant contre Hume »: nous sommes dans la croyance de Kant selon lequel la raison doit impérativement domestiquer les passions, les émotions, les sentiments. La fortification de la raison ne peut se faire selon Kant qu’en la rendant « pure » - la raison pure pratique, la raison pure théorique et la raison pure du jugement esthétique ! La raison pure se réveille de ce fait sur le champ de Mars, dans la lutte et couronné par la victoire nécessaire contre l’ennemi, le maudit Adam et nos penchants si adamiques. C’est une lutte où « la pureté de la raison » ne peut avoir aucun défaut, ne peut faire aucune concession, même la concession la plus infime doit être récusée avec force, car il ne peut y avoir qu’un vainqueur.
Nous récusons vigoureusement une telle interprétation de Hume quoiqu'elle soit aujourd’hui devenue dominante dans le domaine de la philosophie du droit. On a vu aux dix-neuvième et vingtième siècles se déployer des herculéens pour imaginer un « droit pur », pour débarrasser le domaine juridique de toute la vilenie et l’abjection qui sont supposées se rattacher aux individus armés de la seule raison ordinaire et pire encore de la prudence humaine. Cela va du réalisme scandinave d’un Alex Hägerström voulant vider le droit des impuretés dues à la mythologie, à la superstition, à la théorie du droit pur de Hans Kelsen, destinée à marginaliser le rôle de la pratique et la fonction judiciaire du jugement en droit.
Malgré ses noms illustres, sed contra, cette tradition interprétative se trompe. Elle nous invite tout au plus à dogmatiser la raison, là où, selon Hume, la raison doit s’humaniser et se comprendre à partir de la nature humaine. La raison a besoin de l’individu, de la nature humaine, pour être dans le monde. Hors de l'individu, il n’y a pas de raison. Et là où il y a des individus, il y a aussi des passions, des émotions, des amours, et bien sûr des haines, des obscénités, et en somme tout ce qui fait de l’individu un être humain. La raison ne peut dominer dans une théorie qui nierait l’individu, au risque de ne rien comprendre, ou pire de remplacer par la théorie ce qui constitue la réalité vécue des individus en chair et en os. Une qualité humaine comme notre volonté ne se comprend pas comme l'outil exclusif de la raison. Car la raison ne nous motive en rien, elle est également incapable seule de nous indiquer comment choisir. Il ne faut surtout pas croire, contre toute raison, qu’une attitude ou un jugement concernant le « bien » ou « mal », le juste ou l'injuste, repose unilatéralement sur un jugement de raison, car quand la « raison » remplace l’individu (ou encore le détrône et le soumet comme chez Spinoza, Kant, Fichte, Hegel, etc.) la moralité, considérée dans son extériorité, risque de perdre tout son sens. Et quand la raison perd son sens, l’humain perd la boussole.
En toute simplicité, affirmons donc que la citation de Hume n’affirme pas la prééminence de l'émotion sur la raison, elle affirme que les deux, ensemble, doivent être placées sous l'empire de la « nature humaine » ! Le jugement de l’individu en ce qui le concerne et en ce qui concerne l’émotion et la raison doit se rapporter aux dispositions de la nature humaine, à ce qui fait de nous des individus disposant d'une nature, dotée de ressources spécifiques (émotion, raison, empathie, de logique, etc.) et avec la disposition de gérer tout cela et de juger, choisir, sélectionner, faire des choix, et ainsi de suite. Un des mystères de la philosophie humienne réside dans le fait qu’il ne nous donne aucune analyse de cette nature humaine, il la mentionne, sans plus. La notion de nature humaine se confond avec ce que l’individu est, à chaque étape de son développement moral et existentiel. Ce qui nous indique que tout traitement philosophique en ce que le concerne, surtout la tendance moderne à mobiliser des concepts, n’a guère de sens devant le fait d’être humain. Si la nature humaine mise entre les mains d’un philosophe contemporain risque de se révéler pareil au bipède sans plume de Platon, l’être humain de Hume marche dans la rue, il pense et il vit, il agit et il voit !
Toutefois Hume nous indique surtout que la motivation la plus profonde pour toutes nos actions est le désir d'atteindre le plaisir et la satisfaction, et celui d’éviter la douleur ou l'inconfort. Sans cette motivation, le monde risquerait de nous être indifférent, aucune condition ne nous serait préférable à une autre et même une meilleure connaissance de la vie et de l'existence ne nous ferait pas lever le petit doigt. Heureusement, nous nous aimons assez nous-mêmes pour ne pas vouloir la destruction du monde, car, autrement, on aurait possiblement détruit notre planète et notre humanité depuis longtemps.
Surtout, nous ne faisons rien si la volonté n’est pas là, d’une façon ou d'une autre. Sans volonté, l’individu n’agit simplement pas. Nous le constatons chaque jour. Et pour mobiliser la volonté, l’individu a besoin d’être motivé. Il a besoin le plus souvent d’une panoplie de « motifs », un motif n’est la plupart du temps jamais suffisant (à l’exception des relations amoureuses!). Ce qui nous est confortable nous motive mieux que ce qui nous est inconfortable, ce qui nous procure du plaisir nous motive mieux que le déplaisir ; ce qui sert nos intérêts concrets nous motive mieux que des abstractions idéalistes.
Comprendre nos catastrophes environnementales, nos catastrophes écologiques, sur le mode de la peur et de l’engagement pour le futur, ne nous engage à rien, ne nous motive pas, ne nous amène au bout du compte qu'à l'inaction. Ce ne sont là que des mots creux, des mots qui appellent à la soumission et à la servitude. Un alignement de l’esprit et surtout un marché de dupes ! Le philosophe allemand Hans Jonas et la conception gnostique de la nature que révèle son ouvrage « Le Principe Responsabilité » (1979) en fournissent l'illustration. On y apprend que la pensée écologique doit faire peur, faire très peur et qu’il faut surtout utiliser de mots exprimant la peur et la crainte pour peindre la catastrophe imminente qui nous engouffrera tous, bientôt. S’impose l’image qu’il faut agir vite pour échapper à la crise écologique, pour nous sauver et pour accéder par là au paradis gnostique. Mais nous devons avant tout savoir que notre existence est déjà une catastrophe, une catastrophe qui ne peut qu'empirer, et donc l’idée s’impose à nous, que ni la raison ni la science ne nous sont d’aucun secours. Hans Jonas suit en aveuglément son maître Martin Heidegger et la croyance que la science, la rationalité, ne nous serviront à rien, trop souillées qu'elles sont par la technologie. La Lumière et la raison sont à éviter.
Pourtant, il ne suffit pas de croire et d’avoir peur, d’avoir très peur de la catastrophe à venir ! Cela ne nous motive en rien. Cela glace l’esprit. Cela glace l’engagement pour la science et pour la raison. Cela transforme notre esprit en une catastrophe. Il vaut mieux cultiver la science et la raison pour affronter les défis que soulève notre vie sur Terre. Seules la science et la raison nous seront utiles à cette fin.
Panta rhei
« Toutes les choses coulent » ; « tout passe », tout change et se transforme en d’autres choses ! Les catastrophes arrivent et elles s’en vont. La catastrophe aujourd’hui, c’est la catastrophe demain ! La catastrophe hier, c’est la catastrophe actuelle ! Tout coule, tout croule et tout doit s’écrouler à la fin ! Inutile de s’opposer à ce qui court à notre ruine, rien n’est stable et rien ne doit l’être non plus ! Nous pouvons bâtir notre foi sur le roc, jamais notre existence et notre vie. Celui qui construira sa maison sur du sable doit savoir qu’elle ne tiendra pas !
En fin de compte nous n’avons que notre humanité, notre fameuse « nature humaine » et ce que nous mobilisons avec et par cette nature. Elle ne nous chuchote aucune finalité et encore moins une quelconque destinée, elle ne nous informe que, rationnellement, tout dépend de nous, de notre capacité à utiliser notre intelligence, à mobiliser notre raison! Nous n’avons rien d’autre! La nature humaine chuchote continuellement à notre oreille qu’une catastrophe a ceci de commun avec le malheur qu’elle n’arrive qu’au moment où on l’attend le moins.
26 novembre 2025