Félix Rose est un jeune réalisateur québécois passionné par l’histoire du Québec qu’il interroge dans son œuvre de cinéaste. Il est le fils et le neveu de Paul et Jacques Rose, des militants longtemps actifs au sein de mouvements progressistes et pacifiques québécois avant de joindre le Front de libération du Québec (FLQ). Ils furent connus durant la Crise d’Octobre de 1970 pour l’enlèvement du vice-premier ministre du Québec, Pierre Laporte, dont ils furent tenus responsables de sa mort survenue alors qu’il était leur otage.
Né en 1987, soit 17 ans après les événements de la Crise d’Octobre, Félix Rose est l’héritier d’une période tragique de l’histoire du Québec. Cinéaste, il a plusieurs réalisations à son actif, son touchant documentaire Les Rose, consacré à sa famille, a reçu le Prix du public en 2021. La bataille de Saint-Léonard touche à un sujet sensible dans les relations souvent tendues entre le mouvement nationaliste québécois et les communautés ethnoculturelles, et notamment les Italo-Québécois qui furent au cœur de la crise de Saint-Léonard à laquelle s’intéresse son documentaire. La bataille de Saint-Léonard a reçu plusieurs prix et nominations, dont quatre Prix Gémeaux en 2025.
Entretien avec un cinéaste qui ne craint pas d’aborder des sujets sensibles.
Victor Teboul : M. Rose, votre documentaire La Bataille de Saint-Léonard est consacré à la crise de 1968 qui a été déclenchée par la décision de la Commission scolaire de cette agglomération d'éliminer progressivement les classes bilingues (français-anglais) pour les élèves allophones, principalement issus de la communauté immigrante italienne. La décision de la Commission scolaire donnait ainsi raison au Mouvement d’intégration scolaire (MIS) qui militait activement pour que les écoles offrent des cours uniquement en français car, selon le MIS, les classes bilingues contribuaient à l’anglicisation des immigrants. La crise avait exacerbé les tensions entre les Québécois francophones et les Italo-Québécois qui tenaient à ce que leurs enfants reçoivent un enseignement dans les deux langues. La communauté italienne, plus particulièrement la famille Barone et notamment M. Mario Barone (récemment décédé), étaient au cœur de la crise.
Les participants italo-québécois au conflit et leurs descendants semblent vous avoir accueilli chaleureusement lors du tournage de votre documentaire, si l’on se fie à leurs témoignages dans votre film. Ils paraissent même assez coopératifs. Avez-vous été surpris par leur accueil ? Comment expliquez-vous l’ambiance, somme toute sereine, qui a prévalu lors de vos rencontres avec les membres de la communauté italienne de Saint-Léonard, en dépit de la crise vécue par leur communauté ?
Félix Rose : Oui, j’ai été surpris parce qu'au tout début, j’avais une certaine crainte. Je me disais : « Ils ne vont peut-être pas vouloir me parler. » Parce qu’on le sait, mon père et mon oncle ont été actifs dans le FLQ (Front de libération du Québec). Je pensais que cela pouvait créer un malaise. Quand j’ai appelé Mauro, le fils de Mario Barone, j’ai été très transparent et je lui ai dit qui j’étais. Et sa réaction m’a rassuré, il n'était pas du tout offusqué et il était touché qu’un cinéaste s’intéresse à l’histoire de son père. On s’est rencontré et c’est là qu’un lien de confiance s’est installé. Après, il m’a présenté au reste de sa famille. Au début, il y avait un peu de méfiance, ce qui est normal. C’est une histoire sensible, on parle de blessures qui datent de plus de 50 ans et qui ont laissé des traces chez les Barone et la communauté italienne. Ils ont rapidement compris que je n’étais pas là pour juger, ni pour pointer du doigt, ni pour faire un procès d’intention. Je voulais juste comprendre leur point de vue, comment ils avaient vécu ces événements. Et ils ont aussi compris que je ne cherchais pas à antagoniser les Italo-Québécois. Au contraire, je voulais leur donner une voix.

V.T. : Avant de commencer la recherche qui vous a conduit à réaliser votre documentaire, que saviez-vous de cette crise et qu’avez-vous découvert en le réalisant ? Que devons-nous retenir, en tant que Québécois, de cette crise ?
F. R. : Honnêtement, au départ, j’en savais très peu. La crise de Saint-Léonard, ce n’est pas quelque chose qu’on nous raconte beaucoup. C’est en faisant la recherche sur « Les Rose », le documentaire que j’ai réalisé sur ma famille, que je me suis rendu compte de l’ampleur de ce qui s’était passé. J’ai compris que c’était un moment clé, mais qui avait un peu disparu de notre mémoire collective. En creusant, j’ai vu que cette crise, c’est beaucoup plus qu'une chicane de quartier, c’est un tournant. C’est le chaînon manquant pour comprendre pourquoi on a adopté la Charte de la langue française (NDLR : communément appelée la loi 101). Pour les Québécois de moins de 50 ans, la loi 101, c’est quelque chose qui fait partie des meubles et peu de personnes connaissent les raisons pour lesquelles elle a été adoptée. Ce qu’on devrait retenir de cette crise-là, c’est que le français n’allait pas de soi. Il fallait le défendre. Et ça, c’est un héritage qu’on doit reconnaître au lieu de l’oublier. Parce que si on ne comprend pas ce qu’il y avait avant l’adoption de la Charte de la langue française, on comprend mal ce qu’il y a aujourd’hui.
V.T. : Vous appartenez à une famille québécoise de militants nationalistes et vous vous êtes intéressé à l’histoire de votre famille en lui consacrant le documentaire Les Rose. Votre père et votre oncle ont été des membres de la cellule Chénier du Front de libération du Québec (FLQ) qui fut responsable de l’enlèvement et de la mort du vice-premier ministre du Québec, M. Pierre Laporte, durant la Crise d’Octobre de 1970. Ils ont eu, on le sait, à répondre de leurs actes devant la justice québécoise. Leurs actions avaient aussi été condamnées par le chef souverainiste de l’époque et futur premier ministre du Québec, M. René Lévesque. D’après vous, le mouvement nationaliste québécois, dans ses rapports avec les milieux ethnoculturels, a-t-il des leçons à tirer de la crise de Saint-Léonard ?
F.R. : Je viens d’une famille qui a milité longtemps avant d’en arriver à la crise d’Octobre 70. Mon père et mon oncle, pendant des années, ont combattu par des moyens pacifiques : ils ont organisé et participé à des assemblées, des comités de citoyens, des manifestations. C’est important de le rappeler, parce qu’on a souvent l’impression qu’ils sont soudainement “apparus” dans des mouvement violents, mais ce n’est pas de cette façon que les choses se sont déroulées. Ce qui a fait basculer les choses, c’est la montée de la répression. On arrêtait des militants sans raison, on fermait des locaux, on saccageait les bureaux des comités de citoyens, on adoptait des lois anti-manifestations qui enlevaient au monde leur droit de se faire entendre. Quand toutes les voies démocratiques se referment, il y a des gens qui finissent par se dire qu’il ne reste plus d’autres moyens. C’est dans ce contexte-là que les frères Rose ont fait des choix qui, oui, ont mené à la violence. C’est là que l’histoire de Raymond Lemieux, le dirigeant du Mouvement d’intégration scolaire qui a déclenché la crise de Saint-Léonard, devient importante. Il a essayé de continuer à faire avancer ses idées dans les règles, en débattant, en parlant, de façon civile. Et la démocratie s’est quand même retournée contre lui. On a tenté de le faire passer pour un danger public, on a voulu le briser moralement et financièrement en l'accusant de sédition, alors que ce qu’il demandait, c’était le droit d’en débattre publiquement.
Au départ, à Saint-Léonard, tout ça se passait quand même de façon assez civilisée. Les francophones et la communauté italienne débattaient, il y avait des désaccords, mais ce n'était pas violent. C’est vraiment quand Jean-Jacques Bertrand est devenu premier ministre du Québec, après la mort de Daniel Johnson, que ça s’est envenimé. Bertrand a voulu aller vite. Au lieu de consulter la population et d’attendre le rapport de la commission d’enquête Gendron, il a décidé de trancher tout de suite en faveur du libre choix pour la langue d'enseignement. Et cela a mis le feu aux poudres. Beaucoup de francophones ont vu cette décision comme une menace directe à la langue française, parce qu’elle ouvrait la porte à une anglicisation encore plus grande du Québec. À cause de la décision précipitée du gouvernement, la communauté italienne était devenue un bouc émissaire et cette situation avait créé une rupture avec les francophones qui a été longue à surmonter. C’est à partir de là que les tensions ont explosé, et que la violence est apparue. Pour moi, la leçon est claire, il faut consulter la population et garder le dialogue ouvert. Quand un gouvernement agit trop vite sur une question aussi sensible que la langue et l’école, sans s’adresser à ceux qui sont directement concernés, cela peut rapidement dégénérer.
V.T. : La Bataille de Saint-Léonard a-t-il été vu par des jeunes ? Comment réagissent-ils aux événements que montre votre documentaire ?
F.R. : Oui, le film a été vu par beaucoup de jeunes. Il y en a plusieurs qui sont venus en salle, mais j’ai aussi fait une tournée dans des écoles, des cégeps et des universités. Et honnêtement, la réaction était vraiment positive. Ce que j’ai remarqué, c’est que les jeunes d’aujourd’hui ont souvent un rapport très décomplexé vis-à-vis de la langue anglaise. Plusieurs ne voient pas nécessairement en quoi le français est menacé. Ils ne comprennent pas toujours pourquoi on met autant d’efforts à le protéger. Le film leur donne des repères historiques, des clés pour comprendre d’où ça vient la réaction à l’égard de la langue anglaise, pourquoi la question du français est aussi sensible ici, et ce qui a mené à l’adoption de la loi 101. Ça replace les jeunes dans le contexte. Donc, souvent, après la projection, cela donne lieu à une discussion.

V.T. : Selon les données les plus récentes, environ 13 % de la population des 15-29 ans à Montréal ont déclaré que leur langue maternelle n'était ni le français ni l'anglais. Ce pourcentage atteint 43 % dans nos écoles pour les élèves du primaire et du secondaire dont la langue maternelle n'est ni le français ni l'anglais. Votre documentaire a-t-il été projeté auprès de ces jeunes, issus de la diversité ? Dans vos échanges avec ces milieux, comment ces nouvelles générations de jeunes réagissent-elles à La Bataille de Saint-Léonard ?
F.R. : Oui, j’ai présenté le film dans plusieurs écoles multiculturelles ainsi que dans des classes de francisation. Et ce qui m’a frappé, c’est que les réactions étaient pas mal les mêmes que chez les jeunes francophones. Ces jeunes-là étaient contents de comprendre d’où vient tout le débat sur la langue. En voyant le film, ils se sont reconnus dans la communauté italienne de l’époque : des gens qui arrivaient ici, qui cherchaient à s’intégrer, à réussir, et qui sont souvent attirés par la langue anglaise parce qu’elle représentait et elle représente encore une langue d’ascension sociale. Plusieurs ne comprenaient pas toujours pourquoi on mettait autant d’efforts à protéger le français. Après la projection, souvent, ils disaient : « Ok, là je vois mieux d’où ça vient. Je comprends pourquoi c’est encore un enjeu aujourd’hui. » Donc oui, le film ouvre vraiment un espace de dialogue. Il ne leur dit pas quoi penser. Mais il leur permet de se situer dans une histoire qui continue toujours, même cinquante ans plus tard.
V.T. Devrait-on inscrire cet événement dans les programmes d’enseignement au niveau scolaire et collégial ?
F.R. : Oui, je pense que la crise de Saint-Léonard aurait vraiment sa place dans les programmes scolaires. C’est un événement essentiel pour comprendre le Québec d’aujourd’hui. Quand on comprend ce qui s’est passé à Saint-Léonard, on comprend mieux pourquoi la protection du français est devenue un enjeu aussi important, et pourquoi la loi 101 a été adoptée par la suite. Donc oui, pour moi, enseigner cet événement-là permettrait aux jeunes de mieux comprendre le Québec dans lequel ils vivent et de ne plus voir la question linguistique comme une question abstraite.
Lien au film : https://labatailledesaintleonard-lefilm.com/
Les Rose peut être visionné sur le site de l’ONF : https://www.onf.ca/film/rose-les/
Voir aussi :
Un personnage peu connu de la Crise d'Octobre 1970 : Bernard Mergler et la libération de James Richard Cross
La Crise d’Octobre
La Bataille de Saint-Léonard. Un film touchant qui fait preuve d'objectivité sur une période tumultueuse de notre histoire
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10 novembre 2025