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Libéralisme et culture au Québec

par
Ph.D., Université de Montréal, Directeur, Tolerance.ca®

À la mémoire de Fernand Dumont

Avant-propos 

C’est en travaillant sur Mythe et images du Juif au Québec que je découvre Le Jour et l’oeuvre révolutionnaire que ce journal accomplira sur le plan des mentalités en réhabilitant le libéralisme au Québec. Le Jour. Émergence du libéralisme moderne au Québec parut à Montréal, chez Hurtubise HMH, en 1984. En me penchant sur les fondements de l’idéologie libérale, je découvrais l’influence de ce mouvement d’idées sur l’évolution de la société québécoise et le rôle important que joua le Jour.

Le libéralisme n’avait pas bonne presse parmi les chercheurs au Québec lorsque j’entamais mes recherches afin de sortir ce journal de l’oubli. Il sera d’ailleurs un des seuls organes de presse à combattre les préjugés tenaces des années 1930 et 1940.

Le premier numéro du Jour paraît le 16 septembre 1937, soit six mois après l’adoption par le gouvernement de Maurice Duplessis de la Loi du cadenas, qui donne le droit aux autorités de fermer tout local soupçonné de propager le communisme. Véritable précurseur en matière des droits au Québec, Le Jour dénonce les injustices et prend position en faveur de l'immigration, alors que les nationalistes québécois s'y opposaient. Il réclame pour les femmes « un salaire égal, pour un travail égal », un slogan qui deviendra fort répandu à partir des années 1970. Il se bat en outre pour qu’elles obtiennent le droit de vote, un droit acquis au niveau fédéral canadien depuis 1917, mais qui ne sera accordé aux femmes du Québec qu’en 1940 par le gouvernement libéral de Godbout.

Jean-Charles Harvey et l'équipe du Jour lutteront par ailleurs systématiquement contre le racisme dont sont victimes les Canadiens français, plus particulièrement dans les entreprises anglo-saxonnes. En fait, Le Jour sera un des seuls périodiques, avec le journal communiste Clarté, à dénoncer publiquement et de manière systématique l’antisémitisme et le fascisme, alors que les élites nationalistes de cette période exprimaient haut et fort leurs préjugés antisémites et leur admiration des figures fascistes au pouvoir en Europe.

Le libéralisme québécois des années 1930 et 1940 est un sujet passionnant. J’ai préparé une série de huit émissions, inspirées de mon livre, sur Jean-Charles Harvey et son époque pour la chaîne culturelle de la radio de Radio-Canada :  Le libéralisme moderne au Québec fut diffusée du 30 juin au 18 août 1988. Plusieurs personnalités y participèrent, notamment le compagnon d’armes de Pierre Trudeau et futur ministre Gérard Pelletier, le journaliste Jean-Louis Gagnon, le critique d’art Paul Gladu et la fille du fondateur du journal, madame Claire Harvey-Trantham. M. Léon Courville et M. Dale C. Thompson y furent aussi mes invités. Certaines émissions sont accessibles au Centre d'archives Gaston-Miron de l'Université de Montréal. Les cassettes audio des émissions ont été déposées au Fonds d'archives Victor Teboul de l'Université Concordia, à Montréal.

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Le texte de ma conférence.

Libéralisme et culture

Léon Courville, ancien professeur titulaire à l’École des Hautes Études Commerciales de Montréal, déclarait en 1984, lors de sa leçon inaugurale, que « la défense des idées libérales au Québec a peu de poids et d'acceptation ».

Véritable bilan critique de la faiblesse du discours libéral, l'exposé de M. Courville signale l'absence de penseurs dans la communauté des affaires où « l'intellectuel apparaît dangereux » et note que celui-ci, pour sa part, ne tient pas tout à fait en admiration l'homme d'affaires.

La révélation de cette lacune entre ces deux mondes vise, en fait, à valoriser sur le plan des idées le rôle de l'industriel, injustement ignoré, selon Léon Courville, par les idéologues québécois, et même par le corpus de sa propre École: « Je suis étonné, et peut-être coupable aussi, que le curriculum de l'École ait fait si peu ou pas de place à la vision systémique du capitalisme moderne. Au contraire, on a mis l'accent sur les vices du système en prenant pour acquis que d’autres systèmes étaient sans vices. Il m’apparaît aberrant qu’une école de gestion ne puisse présenter une vision neutre sinon valorisante de l'activité d’entreprise et du rôle joué par ces hommes et femmes dont la préoccupation de carrière sera la « business » » 1.

L'exposé de Léon Courville contient plusieurs implications. L'une d'elles touche à la nécessité de rendre le discours libéral crédible et légitime auprès de ces diffuseurs d'opinion que sont les « intellectuels », c'est-à-dire les enseignants, professeurs et autres producteurs ou propagateurs de discours. Car on sait le degré d'influence que ces derniers ont subi de la part des idéologies collectivistes-— du marxisme jusqu'à la social-démocratie en passant par la doctrine sociale de l'Église.

M. Courville signale à la nouvelle classe d'entrepreneurs francophones le besoin de se constituer un système d’idées et de s'assurer d'une élite intellectuelle.

On sait aussi comment la formation du Canadien français l'a éloigné du monde matériel. Même Esdras Minville, qui ne manquait pourtant pas de prédispositions l'égard du monde économique, ne peut s'empêcher de distinguer la civilisation chrétienne aux valeurs « morales » et « spirituelles » de la civilisation « économique » dont « les Anglo-protestants », les Américains en particulier, se vantent d'avoir doté le monde.

Cette perception d'un système économique dont la nature même s'opposerait à une manière d'être du Québec se manifeste aussi dans le discours scientifique. C'est dans un Cours d'économie politique, préfacé par Edouard Montpetit, qu'apparaît la définition suivante du libéralisme: « La conception libérale antireligieuse, fondée sur l'individualisme, préoccupée avant tout de politique, (favorise) les classes possédantes et (prend) pour devise: « Laissez faire, laissez passer ». Elle aboutit à faire disparaître de la vie sociale toute influence du christianisme, qu'elle considère comme le grand adversaire de la liberté » 2.

Opposé à une manière d'être particulière du Canadien français, le libéralisme, par son expression politique, la démocratie parlementaire, contribue directement à diviser la collectivité, à briser sa solidarité ethnique au moyen du jeu des partis politiques. En effet, pour Lionel Groulx comme pour Esdras Minville, la démocratie libérale menace l'esprit de cohésion des Canadiens français: « En soi, écrit l'abbé Groulx, l'idée de parti est essentiellement une idée de division; non moins essentiellement l'idée nationale est une idée de cohésion » 3.

Contrairement à ce qui se passera ailleurs en Occident au cours du dix-neuvième siècle où le libéralisme concourt à l'émergence de nouvelles nations, au Québec le libéralisme représente ainsi un danger pour la nation. L'individualisme qu'il préconise contrarie le sens du collectif, longtemps privilégié dans un esprit d'autodéfense par les idéologues traditionnels. L'individualisme qu'intuitivement on rejette représente en effet une menace autant à la nation qu'à l'idéologie conservatrice qui jusqu'alors la définissait.

Le Jour (1937-1946), journal libéral

C'est à cette remise en question que s'attellera le journal de Jean-Charles Harvey, Le Jour, publié de 1937 à 1946. Marginalisé dès le départ, à cause des déboires que connaît à l'époque son fondateur dont la réputation de pourfendeur des idées reçues est déjà bien établie, le journal vise une cible principale: l'éducation. À travers elle, c'est toute une manière d'être qui sera mise en cause.

La cible principale: l'éducation

L'éducation, pour Le Jour, constitue non plus un outil de défense et de conservation de la nation, mais un moyen d'assurer à l'individu sa part dans la conquête des biens matériels. D'où l'intérêt que représente la connaissance en tant qu'instrument dynamique permettant un examen critique du milieu ambiant. L'éducation doit transmettre une méthode d'apprentissage plutôt qu'un fonds de connaissance, c'est cela qui assurera l'indépendance de l'individu. La connaissance se verra ainsi axée sur l'utile, ce qui confère à la culture une dimension pratique. Contrairement à d'autres journaux de l'époque, Le Jour accordera une large place aux interventions du frère Marie Victorin qui, à l'occasion d'un Congrès de l'Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS), en 1938, incite les élites canadiennes-françaises à s'intéresser activement à la science afin d'exceller et de rayonner sur la scène internationale.

De plus, la connaissance n'est plus moralisante, elle est raisonneuse, régie non plus par l'ordre spirituel, mais par l'ordre matériel. C'est ce qui explique que l'interprétation de l'histoire diffère de celle qui prévaut habituellement. Les pionniers qui ont peuplé le Canada ne sont pas des saints à « la figure blême et (aux) mains blanches et minces », mais « des casse-gueule trapus, bruyants, costauds, mal habillés, de traits durs ». Leur objectif n'était pas de sauver des « âmes indiennes » mais de fonder une « nation nouvelle » pour les blancs. Ce sont des « lutteurs avides de terres nouvelles et de richesses matérielles » qui découvrent le Canada. « Nos aïeux n’étaient pas des fifis », affirme Édouard Le Doret dans le titre même de son article (LJ, 15/04/39).

La découverte de l'individu et de ses richesses

« La possibilité du bonheur est en moi. En moi! Non pas au dehors, non pas dans les autres », s'exclame un autre collaborateur du journal qui découvre en même temps l'indépendance de l'être vis-à-vis des structures habituelles, étatiques ou religieuses (LJ, 15/01/38).

Si c'est de l'individu que dépend son propre bonheur, c'est aussi de lui que dépend la naissance d'un monde meilleur grâce au perfectionnement continu qu'il est appelé à pratiquer tout au long de sa vie. Le travail lui-même sera associé à la création artistique, à cette « lutte enivrante de l'artiste avec la matière (...), cette joie montante devant les difficultés vaincues, l'œuvre réalisée » (LJ, 5/02/38).

Il s'agit de se forger soi-même comme se façonne une œuvre d'art: « Je veux régner sur la chair délicatement ordonnée. Être le virtuose de moi », déclare le critique d’art Paul Gladu (LJ, 4/06/38).

Ces efforts que l'on exige de soi-même, cet attrait de la perfection dérivent d'une idéalisation du travail. Celui-ci ne relève pas que de l'effort cérébral, il comporte aussi une forte dose de sensualité.

C'est là, sans doute, l'originalité qu'apporte Le Jour à une notion habituellement associée au devoir et à l'obligation et qui dérive ici du désir. Désir de forger, de marquer, de modifier, ou tout simplement désir de créer.

Lutte avec la matière, avec le milieu que l'individu est censé maîtriser, conquérir grâce à un désir de posséder qui l'anime. L'individu se découvre ainsi maître de lui, de son présent et de son avenir.

La clé de cette assurance demeure la connaissance, cette soif de connaître qui caractérise tous les collaborateurs de ce journal et qui explique bien le danger qu'il représente, puisqu'il s'ouvre aussi à la confluence d'idées, parfois même à la confrontation d'idées diamétralement opposées telles que l'individualisme et le socialisme, qui vient, lui, paradoxalement du berceau du libéralisme moderne, c'est-à-dire des États-Unis.

Selon Harvey lui-même, il s'agit non plus d'apprendre à croire, mais d'apprendre « à savoir, pour ne pas tarir en soi les sources merveilleuses de la curiosité intellectuelle » (LJ, 14.01.38).

Cette inclination du Jour expliquera les positions du journal à l'égard de la censure qui frappe certains auteurs, dont les œuvres sont exclues des bibliothèques, ou certains films qui ne seront pas projetés au Québec.

Ces produits que sont le livre, le film, les émissions radiophoniques ou le disque, apparaissent aussi comme des moyens de diffusion d'une culture ou d'une connaissance à partager. La culture, certes, que privilégie Le Jour est celle d'une classe aisée davantage tournée vers la France qu'adaptée au contexte nord-américain.

Mais malgré certains tiraillements qui reflètent bien son milieu, Le Jour réussit à réunir ces deux tendances et à réintégrer dans une expression culturelle française des courants nord-américains.

Une culture qui s'adresse à la masse

Le journal se situe du reste lui-même à un tournant entre deux conceptions de la culture. Si l'une la conçoit comme limitée à un milieu restreint et instruit, l'autre désire lui donner une définition plus large qui tiendrait compte des goûts du grand public.

Ce sera Louis Dantin, le chroniqueur du livre américain, résidant à Boston, qui, tout en se faisant le défenseur du socialisme, introduira dans les pages du Jour le nouveau barème des best-sellers, qui font désormais du peuple le nouveau maître de la culture:

« Les Américains, comme on sait, ont des façons commerciales d'apprécier toutes choses — quoique sachant aussi leur appliquer d'autres critériums. C'est ainsi que chez eux la gloire littéraire paraît se mesurer à la vente des ouvrages qui y aspirent. Chaque semaine les journaux nous offrent la liste des « livres les mieux vendus », et bon nombre de gens y puisent leur jugement des œuvres. Parmi les favoris il s'élève, d'une semaine à l'autre, des fluctuations, des péripéties excitantes, qui rappellent les champs de course avec leurs vainqueurs et leurs prix. Un livre qui tient la tête pendant plusieurs mois est considéré un chef-d'œuvre— ce qui n'est pas, si l'on y songe bien, tellement ridicule. Car l'écoulement d'un ouvrage jauge l'estime et le goût publics; et c'est le public qui partout crée et sacre les renommées. Il se trompe quelquefois, mais le plus souvent il voit juste. Gone With the Wind a conquis un record comme best-seller, et pendant plus d'un an a fait craquer les statistiques. Ce ne peut être à ce seul signe, une œuvre absolument banale; et en effet, elle ne l'est pas du tout ». (LJ, 20/08/38)

Dantin exprime bien le tiraillement suscité par la société moderne de consommation dont la règle de rentabilité s'appliquera aussi aux œuvres d'art en tant qu'objets culturels. Une attitude européenne, selon laquelle l'art constitue un acte gratuit dont peuvent jouir un nombre restreint d'initiés, n'est pas étrangère aux réserves qu'on éprouve à l'occasion au Jour, à l'égard de ce courant populaire provenant des Etats-Unis.

Le correspondant du Jour se montre ainsi réceptif au tournant qu'est en train de prendre une notion presque aristocratique de la culture. D'esthétique, raffinée et limitée à certains cercles choisis, la culture devenait l'expression d'une société axée sur la consommation. Elle subissait ainsi une nouvelle orientation en devant servir au loisir des masses. Comme le dit Hannah Arendt:

« La société de masse (...) ne veut pas la culture, mais les loisirs (entertainment) et les articles offerts par l'industrie des loisirs sont bel et bien consommés par la société comme tous les autres objets de consommation » 4.

D'une culture appartenant aux élites et portée sur la contemplation des œuvres d'art — et nous parlons bien entendu ici de la culture officielle, de celle qu'on acclame, c'est-à-dire celle des possédants — nous passons à une culture qui, sans émaner des masses, s'adresse néanmoins particulièrement à elles.

D'où la transformation que subit la fonction du fonds culturel. De jouissance pure pour l'esprit de l'individu, la culture devient moyen de divertissement des masses. Le cinéma hollywoodien et son utilisation du fonds culturel en est le parfait exemple. C'est cette transition que l'on ressent au Jour qui, tout en demeurant fidèle à une conception européenne et française de la culture, tente en même temps de la rendre accessible au plus grand nombre. Cela correspond à son projet de société libérale selon lequel la démocratisation du savoir et de la culture est un des fondements du bonheur social.

Si l'on intègre l'Amérique et ses moyens de populariser la culture, on demeure, au Jour, indéfectiblement attaché à la France. D'ailleurs ces moyens culturels qu'on prise tant — cinéma, disque, radio — ne sont-ils pas censés servir à diffuser une langue qui se dit universelle ?

Le film français apparaît aussi comme un moyen idéal d'apprentissage du « bon parler français », comme la culture française constitue elle-même une ouverture sur l'universel.

À travers l'examen de la notion de culture perce ainsi l'esprit d'une époque. La dimension morale d'une crise qui s'étend à l'échelle mondiale, et que l'on ressent de façon plus aiguë dans une revue comme La Relève, n'est pas moins présente au Jour. Les angoisses qu'a produites la crise se retrouvent aussi au Jour, bien qu'elles se manifestent aux niveaux économique et culturel plutôt que spirituel.

Comme en Europe, il existe ici, particulièrement dans les milieux intellectuels québécois, une désillusion certaine vis-à-vis de la politique et, plus précisément, vis-à-vis d'une conception libérale de l'ordre politique. La société libérale est en effet la cible de l'intelligentsia. On lui impute la responsabilité de la crise. Le libéralisme est attaqué de toutes parts, autant de la gauche que de la droite. L'alliance germano-russe d'août 1939 consacrera cet isolement de l'idéologie libérale. La déception que suscite le libéralisme, qui n'offre pas de solution immédiate aux problèmes de l'heure, est un courant qui traverse Le Jour mais il est canalisé, maîtrisé par Jean-Charles Harvey, son directeur.

Ainsi le rêve que caresse Lionel Groulx est aussi, découvre-t-on, celui d'Émile-Charles Hamel, l'adjoint de Harvey. Celui-ci, par moments, s'oublie et souhaite à son tour la venue d'un chef. Préoccupation qui cadre bien avec celle d'une époque turbulente à la recherche d'un dirigeant autoritaire qui rétablirait l'ordre. Hamel y met, cependant, moins d'ardeur que l'abbé :

« Ce qui a manqué aux démocraties en ces dernières années, ce sont des hommes d'État joignant à un esprit sincèrement démocratique ce magnétisme personnel, cet ascendant sur les foules, cette mentalité énergique et lucide —pour tout dire: ces qualités qui font les chefs » (LJ, 22/10/38).

L'idée de lutte

Une autre idée sous-jacente à la recherche d'un chef est celle de la force. Selon les idéologies et le dosage qu'elles en font, il s'agit de force physique ou intellectuelle. Pour Sévère Couture, collaborateur régulier du Jour, « c'est la force qu'il faut reconnaître et vénérer; non pas sa parodie, la violence et la brutalité » (LJ, 14/05/38). L'incitation à la lutte, à la conquête — matérielle ou territoriale — correspond donc parfaitement à l'esprit du temps. L'appel à la lutte que ne cesse de faire Le Jour n'est pas sans évoquer par exemple, le cri de ralliement de Mussolini — « Croire, obéir, lutter » — où, il est vrai, l'idée de lutte renvoie avant tout à un combat physique plutôt qu'à une rivalité intellectuelle pour la conquête des biens matériels. Admettons aussi que l'idéologie fasciste compte sur l'obéissance de l'individu et sur sa foi absolue en la personne d'un chef, tandis que Le Jour mise sur l'initiative personnelle et l'indépendance des individus.

Cela dit, il n'en demeure pas moins que le principe de la conquête et du combat occupe une place centrale au Jour. Il est évident, toutefois, même si un souci semblable de relèvement national se dégage de l'idéologie fasciste, qu'ici il est d'un tout autre ordre. Il vise d'abord à faire rattraper des retards encourus sur le plan des connaissances et à imprégner la psyché canadienne-française d'un sentiment de confiance en elle-même.

Cette idée de lutte, évocatrice d'un certain romantisme hugolien — « Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent (...) » —, semble imprégner les esprits. « Vivre, c'est lutter: qui n'a pas lutté n'a pas vécu », peut-on lire en exergue d'un autre périodique des années trente, la revue Vivre de Jean-Louis Gagnon qui cite ainsi Léon Daudet, auteur très lu de cette période.

Même préoccupation dans le recueil de nouvelles de Jean-Charles Harvey, Sébastien Pierre, publié en 1935, où l'on assiste au combat de l'ange et de la bête. Presque toutes les fortunes naissent dans « l'iniquité », affirme l'américaine Mary Curtis, qui éprouve de l'admiration pour les forts: « Depuis que je connais le monde, je constate que la société est comme la mer, pays de monstres qui s'entre-dévorent, de mangeurs et de mangés. C'est le triomphe du plus fort. Malheur aux faibles ». (J-Ch. Harvey, Sébastien Pierre, nouvelles, Lévis, éditions du Quotidien, 1935, p.71.)

L'esprit de lutte donnera lieu à plusieurs mises au point de la part du directeur du Jour, qui défend ce fondement de la compétition. Son apologie de la lutte se rapprochera par moments de l'extrême droite: « Toute la nature vit de concurrence, et partout, on constate que les faibles sont nécessairement, fatalement, créés et mis au monde pour subir la loi de l'énergie. Dura lex, sed lex » (LJ, 2/12/39). Ces propos, qui s'inspirent de la théorie darwinienne de la sélection des espèces, cautionnent la supériorité, sinon des plus forts, du moins des plus doués, et montrent bien comment l'idée de lutte rejoint finalement le fascisme.

Populaire en ces années de détresse économique, l'idée de lutte se retrouve donc en force dans l'hebdomadaire de Jean-Charles Harvey. Vue sous l'angle de l'idéologie libérale, elle est censée permettre l'émergence d'individualités fortes, indépendantes et maîtresses d'elles-mêmes. Sur le plan ethnique, elle vise à un rehaussement national et elle ne s'embarrasse pas, pour atteindre cet objectif, d'exalter le fonds culturel gréco-latin ou le classicisme français auxquels se rattacheraient les Canadiens de langue française.

La culture sert ainsi de point d'appui à la lutte. Sa fonction consiste à revaloriser une collectivité et à légitimer les récompenses qui lui reviennent. Récompenses qui découlent non d'un droit que le nombre d'une collectivité autorise, mais des aptitudes de ses membres.

Une société à bâtir

II arrive enfin, nous l'avons déjà noté, que l'expérience de la lutte soit elle-même garante des récompenses à venir et qu'elle constitue un gage des dons supérieurs d'une nation. Cela permet de rejoindre ainsi l'idéal pancanadien où les Franco-canadiens seront naturellement appelés à jouer un rôle de premier plan.

L'idée de lutte s'inscrit dans le cadre d'un projet d'une société à bâtir, elle représente une sorte d'idéal que la culture et la connaissance permettront de réaliser. Cet idéal, qui émane d'une classe nantie et s'adresse aux couches populaires, passe ainsi aisément du social au national. D'où les élans messianiques de Harvey qui conjure les Canadiens français, un des peuples « les mieux doués qui soient au monde », mais à qui il manque « un peu de culture et de lumière », de « s'adapter aux réalités modernes et nord-américaines » (LJ, 20.01.40).

Le thème de la lutte est également révélateur du durcissement qu'adopte le libéralisme qui, au mois d'août 1939, perd son seul allié éventuel contre le fascisme, le camp de la gauche. La Russie, en signant un accord avec l'Allemagne, sera en effet neutralisée pendant près de deux ans. De plus, au point de vue culturel, l'occupation de la France et l'arrivée au pouvoir de Pétain concrétiseront sur le plan émotif, et non plus seulement intellectuel, la menace que présente le fascisme et rendront évidente la fragilité du libéralisme. La guerre cependant servira l'idéologie que défend Le Jour en accélérant l'implantation du libéralisme au Québec et en assurant parallèlement l'industrialisation. Il est en effet significatif que Le Jour disparaisse un an après la victoire des Alliés, alors que le libéralisme ne se sent plus menacé.

L'examen d'un journal comme Le Jour permet de revoir le chapitre des idéologies au Québec et de restituer un sens à l'idéologie libérale dépourvu  des préjugés que l'on a longtemps entretenus à son sujet.

Notes

1. Voir Léon Courville, Plaidoyer pour le capitalisme, École des hautes études commerciales, Cahiers de recherche, Institut d'économie appliquée, Montréal, mai 1984, pp. 31 et 32.

 

 2. Firmin Létourneau, Cours d’économie politique, Harpell’s Press Cooperative, Gardenvale, P.Q., 1947, p.384.

 

3. Cité par Jean Pierre Gaboury, Le Nationalisme de Lionel Groulx, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1970, p. 143.

 

4. La crise de la culture, Éditions Gallimard, 1972, p. 263.

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« Libéralisme et culture », parut dans l’Analyste en septembre 1986. (No 15, p. 62 – 65). No ISSN 0715-7649. Il s'agit du texte de ma conférence prononcée à l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS) et intitulée « Culture et idéologie libérale », Université du Québec à Chicoutimi, 24 mai 1985.

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Victor Teboul, Le Jour. Émergence du Libéralisme moderne au Québec, Éditions Hurtubise HMH, Cahiers du Québec, 1984, 442 pages. ISBN 2-89045-635-8.

On lira ci-dessous copie de la lettre reçue de l'éminent intellectuel et penseur québécois M. Fernand Dumont, Directeur de l'Institut québécois de recherche sur la culture, qui recommanda l’ouvrage Le Jour. Émergence du libéralisme moderne au Québec auprès de la Fédération canadienne des études humaines dont la subvention octroyée à l'éditeur permit sa publication. 

J’avais fait parvenir à M. Dumont les articles qui furent publiés sur mon ouvrage dans les média québécois et canadiens, y compris l’article du journal The Gazette.

L'originale de cette lettre est déposée au Fonds d'archives Victor Teboul de l'Université Concordia, à Montréal.

Pour une copie PDF de l'image ci-dessous, veuillez cliquer ICI.

Mise à jour et en ligne sur ce site : 2 janvier 2024.

 



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Victor Teboul est écrivain et le directeur fondateur de Tolerance.ca ®, le magazine en ligne sur la Tolérance, fondé en 2002 afin de promouvoir un discours critique sur la tolérance et la diversité. 

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