Dans ce document inédit, Victor Teboul, le directeur de Tolerance.ca, rend publique une interview sur la tolérance, les Juifs et les minorités, réalisée avec le célèbre humoriste en 1986.
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À la mémoire de Sylvie Barry,
Avec Yvon Deschamps l’humour moderne s’est installé au Québec. Populaire, direct, caustique, Deschamps a ri des femmes, des homosexuels, des Noirs, des Juifs et de Monsieur et Madame tout le monde, c’est-à-dire de nous tous. Les années 1980, moins contestataires que les années 1960 et 1970, continuent-elles à l’inspirer? Le célèbre monologuiste s’est livré ici à une interview réalisée au printemps 1986 par Victor Teboul avec la collaboration de Sylvie Barry et Georges Dussault.
- Monsieur Deschamps, comment évaluez-vous, en tant que comédien, l’évolution des mouvements de contestations nés dans les années 60 au Ouébec?
- Yvon Deschamps : Comme tout le monde de ma génération, on est un peu perdu ces temps-ci. J’ai vécu une période extrêmement excitante, une période d’effervescence qui est partie de la révolution tranquille parce que le Québec était au moins 25 ans en retard socialement. Cela a amené une prise de con¬science nationaliste qui fait que même dans notre milieu, il y a eu toute une génération d’auteurs-compositeurs qui était très impliquée et qui écrivait beaucoup de choses inspirées par des problèmes nationaux et sociaux. A la fin des années 60, le Ouébec n’a pas échappé aux mouvements mondiaux de contestation de 68.
- Mais des comédiens comme vous se sentent-ils toujours dans 1e coup ?
- Non je ne le dirais pas. Je pense que ce n'est plus aux gens de ma génération, qui ont quand même 50 ans aujourd'hui, de faire les choses. Il arrive un moment où l'initiative politique est laissée aux plus jeunes.
- Et l'humour, comment a-t-il évolué ?
- On a l'impression que l'humour est à la mode aujourd’hui, mais l'humour a toujours été à la mode. Cela se passait différemment dans les années 50, il y avait un éventail assez impressionnant d'humoristes à partir d’Olivier Guimond, de la Poune, de Paul Berval et de Dominique Michel. Disons que l'humour est devenu peut-être un peu plus sérieux dans les années 1960. Les gens s'attendaient à rire, et à recevoir un message et je pense que maintenant, l'humour a repris sa place, c’est-à-dire de faire rire, de faire voir des situations bizarres. Je pense que l'humour a eu des problèmes dans les années 60.
- Quelles sont les spécificités de l'humour québécois qui le distingue de l'humour français ou américain ?
- La spécificité de tout humour est la même partout. On parle toujours des mêmes thèmes mais l'humour est véhiculé par des êtres différents qui ont une culture différente et qui, finalement, disent tous les mêmes choses mais avec des petites nuances. Si je regarde les Français ou les Américains à partir des années 50, on a tous écrit sur les mêmes affaires sauf qu'on a des différences parce que notre quotidien est différent. Si tu prends l'humour juif par exemple, tu vas t'apercevoir que l'humour québécois lui ressemble beaucoup parce qu'il y a toujours une espèce de culpabilité en arrière de tout. T'as peur d'être trop riche, d'être trop bien, d'être fin, tu te sens toujours coupable quand ça va bien, tu te dis, il va sûrement arriver quelque chose.
- Est-ce que l'humour juif américain, celui de Woody Allen par exemple, vous a influencé ?
- En fait, il est assez spécial de penser que l'humour américain est majoritairement juif. Et j'ai été influencé par cet humour-là. C'est pas parce qu'on rit que c'est drôle.
- Avez-vous déjà eu des problèmes avec des gens qui prenaient votre humour au premier degré ?
- Certainement, j'en ai eu, beaucoup. Mais, je dois l'accepter. Je ne mets pas de sous-titres. Je présente des personnages avec des défauts et des travers importants sans rien expliquer. Je ne suis pas un preacher mais un comique. Quand j'ai fait «l'Intolérance», qui est un monologue très dur qui finissait avec l'intolérance face aux juifs, mes disques ont été bannis de tous les Miracle Mart et j'ai eu une poursuite de la société B'nai Brith. Après avoir écouté mon monologue comme il faut, ils ont réalisé que c'était un pamphlet contre l'intolérance. Je me rappelle à la Ronde une fois, je faisais un monologue qui s'appelait Nigger Black. Je ne savais pas qu'il y avait plein de Noirs dans l'auditoire et tous les gens riaient autour d'eux. Les Noirs sont montés sur scène et je n'ai pas pu finir mon monologue.
- Mais, le monologue n'était pas raciste ?
- Pas du tout. C'est un peu ce que Lenny Bruce faisait dans les années 1950, c'est de présenter, c'est de mettre les gens devant un défaut qui est énorme et qui est là, qui fait partie de leur vie mais qu'ils n'acceptent pas. Ils ne voient pas, il faut que tu le mettes assez gros pour qu'ils le voient.
- C'est intéressant ce que vous dites à propos de «l'Intolérance». Vous semblez vouloir susciter une confrontation chez le Québécois face à ses préjugés. Par contre, dans le monologue «La Création», le juif est prêt à tout pour faire de l'argent, même à tuer son fils. Comment expliquez-vous cela ?
- C'est le même processus sauf que c’est en trois lignes, c’est la vision qu'on peut avoir qu'un juif est quelqu'un qui veut faire de l'argent.
- Et, vous y croyez ?
- Non mais c'est dans nos moeurs, c'est rentré et c'est difficile de se débarrasser de cette image-là.
- Mais quand vous soulevez cette image-là, essayez-vous de la renforcer ou de la neutraliser ?
- De la neutraliser, c'est sûr.
- Mais, comment la neutralisez-vous en reflétant ce que les gens pensent ?
- Je la grossis pour mieux faire voir le ridicule.
- Mais les gens rient toujours ?
- Mais les gens rient toujours. Si je parle de la violence, du gars qui bat sa femme, les gens rient, cela ne veut pas dire qu'ils n'y repensent pas après, mais sur le coup ils sont engagés dans un processus de rire, d'ailleurs c'est un processus, dont j'ai la maîtrise et que je mène à ma guise au cours d'un spectacle.
Écoutez l'extrait :
- C'est vrai en autant que les gens qui sont dans l'auditoire sont les gens à qui on s'adresse mais les juifs eux ne sont pas là quand on rit d'eux.
- Bien j'espère, ils devraient y être. S'ils n'y sont pas c'est leur problème. Je ne peux pas aller les chercher chez eux, ils devraient être là. C'est sûr qu'il y a une affaire terrible à faire de l'humour engagé socialement. Quand on fait de l'humour, on fait souvent malheureusement mal à des individus, qui sont pris dans un problème particulier.
- Mais quand un Québécois noir ou d'une autre origine écoute vos monologues, va-t-il réagir de façon positive ?
- Tout dépend de la personne. C'est avant tout une question de personne et non pas de race.
- Dans l'élaboration de vos monologues, tenez-vous compte que le Québec des années 80 n'est plus le même ?
- Oui c'est sûr, mais depuis cinq ans je n’ai pas écrit. Les préoccupations changent. Ce qui était important dans les années 1960 et le début des années 70, pour moi, c’était la fierté nationaliste qui était une prise de conscience conscience nécessaire. Mais il y avait toujours le danger de se regarder le nombril et de se trouver plus fins que les autres et j’en ai été conscient. Mais il ne faut pas non plus dire qu'on est des citoyens de seconde classe, qu'on n'est bon à rien. On n’est pas pire que d'autres, on est juste du monde ordinaire. C'était cela surtout qui me préoccupait. Mais maintenant, le problème national est réglé. En ce moment, la grande préoccupation est le chômage et la guerre nucléaire.
- Alors pour vous les questions de la langue ne sont plus actuelles ?
- La langue est toujours actuelle, mais ce n'est pas aigu comme autrefois.
- Le fait que des groupes rock québécois chantent tous en anglais ne vous alarme pas ?
- Cette situation doit indiquer quelque chose, les gens ont choisi, d'être avant tout canadien et nord-américain.
- Une dimension de vie dont on n'a jamais parlé, c'est que votre femme est de langue anglaise non ?
- Oui, elle est Torontoise.
- Comment expliquez-vous cette heureuse combinaison? Vous étiez nationaliste.
- Absolument. D'ailleurs, il y avait trois gars qui étaient super-nationalistes. Gilles Vigneault, Jean Duceppe et moi-même. Et on est tous les trois mariés à des Anglaises. Tu ne tombes pas en amour avec une race, tu tombes en amour avec une fille.
- Mais quelle langue parlez-vous à la maison ?
- On parle français, ça c'est sûr. Mais quand j'ai rencontré ma femme, elle ne parlait à peu près pas français. Etant Torontoise, elle l'avait appris à l'école, elle se forçait beaucoup à parler français mais quand elle a décidé de venir à Montréal, comme c'était en 68, elle savait très bien qu'elle devrait vivre en français et gagner sa vie en français. Elle l'a appris rapidement, en 2-3 ans. On parle français mais elle parle souvent anglais avec les enfants. La plus vieille a 7 ans maintenant et elle ne voulait jamais parler anglais à un point tel où on pensait qu'elle ne le parlerait pas. Comme sa grand-mère ne parlait qu'anglais elle s'est mise à parler anglais. Par contre, la plus jeune parle toujours anglais à sa mère. Un jour j'ai dit «Pourquoi tu parles toujours anglais à ta mère?» Elle m'a dit «Parce que c'est une Anglaise.» C'est bien simple. On habite Westmount vers le bas et on est entouré d'Allemands, de Russes. Mon voisin et ses enfants parlent deux langues. Mes enfants vont à une école de soeurs mais plus de la moitié des enfants sont anglophones ou allophones.
- Ils se sont francisés, les Anglais ?
- Oui, 52% des anglophones sont bilingues aujourd'hui à comparer à 25% il y a 10 ans. Il y a une grosse différence maintenant. C'est pour ça qu'il faut comprendre les jeunes qui aujourd'hui ne réagissent plus comme nous. Ils ne sont pas dans la même situation. Quand j'étais jeune moi-même, le Père Noël ne parlait pas français. Dans les magasins il était impossible de se faire servir si tu ne parlais pas anglais. Aujourd'hui ce n'est pas pareil.
- Quand vous avez été en France il y a deux ans, l'humour québécois a-t-il été bien accueilli par le public ?
- Par un public oui mais pas par le public. C'est un peu comme ici. Premièrement, j'ai eu le même problème en France qu'ici, c'est-à-dire 3 ou 4 critiques qui ont pris ça au premier degré. C'étaient des monologues durs. Dans une heure de spectacle, j'avais des monologues comme «la petite mentale», c'est une petite fille mongole et c'est rough. Ils ne l'ont pas pris ici alors ils ne l'ont pas plus pris là-bas. La seule façon de voir si ça marche c'est la réaction du public et je jouais dans une salle de 1 000 places. J'ai commencé avec 200 places le premier soir et après une semaine c'était plein. J'ai fait le Festival de Cannes après et cela a très bien marché. Aussitôt que tu traverses les frontières, tu réduis de beaucoup ton public. En fait, tu fais appel aux vrais fans de l'humour, aux maniaques qui vont aller voir tous les genres d'humour mais pour Monsieur ou Madame tout le monde, l'humour ne voyage pas tellement.
- Vous êtes également impliqué sur le plan social ?
- Oui, j'ai laissé Oxfam et depuis 10 ans je m'occupe d'un refuge pour femmes qui s'appelle Le Chaînon. C'est une maison d'accueil pour les femmes en difficulté. J'ai aussi une fondation personnelle qui, elle, s'occupe de personnes handicapées physiques et mentales.
- Mais on peut aussi être engagé politiquement...
- Non pas politiquement. J'ai été engagé politiquement au sens très large mais je n'ai jamais été ni membre ni militant d'un parti. Mais j'ai toujours été engagé socialement. Je trouve extrêmement important d'essayer de contribuer à autre chose que ta petite personne. Cela me permet de vivre car si on regarde de près vers la quarantaine, 90% des gens s'isolent complètement du monde. Ils ont leurs affaires ou leur métier, la famille et ils n'ont plus le temps. Là, tu t'enfermes dans un cocon et tu te rends compte 10 ans après que tu n'as aucune idée de ce qui se passe dans le monde. Moi je veux essayer d'être présent. Et ça, tu ne peux pas le faire sans être engagé. L'isolement est extrêmement dangereux. Dans le domaine des personnes handicapées, les besoins sont tellement grands qu'on ne pourra jamais y pourvoir. Il faut vivre au présent pour se ressourcer.
- Vous avez fait une émission à Radio-Canada cette année.
- Oui, c'est une série de 20 émissions dans lesquelles je n'ai à peu près pas écrit. En fait, j'ai fait ça pour donner un débouché à plus de jeunes scripteurs possibles, on en utilise 25 ou 30 alors moi j'ai fait de temps en temps un petit monologue de trois minutes. Pour moi, je vois ça comme des vacances d'un an.
- Quels sont vos projets d'avenir à moyen et long terme ?
- Aucun. C'est la première fois de ma vie et j'aime bien ça. Quand tu fais du spectacle et que ça marche bien, tu te retrouves avec un horaire défini au moins un ou deux ans à l'avance. Tu sais toujours ce qui va t'arriver telle date, dans deux ans où tu vas être et je me suis dit tout à coup que j'aimerais pour une fois ne parler de rien, on verra ce qui va arriver. En principe, je devrais retourner sur scène, le cinéma m'intéresse. Je suis également peut-être un peu plus paresseux de ces temps-là. Quand cela fait longtemps que tu écris, la forme devient aussi importante que le contenu et je crois qu'il était temps que j'arrête complètement d'écrire. Et j'espère attendre encore une autre année.
- Le message conserve-t-il toujours son importance chez vous ?
- Tout le temps. Mais la forme est bien importante parce que finalement, on est des êtres humains alors quand tu as une recette qui marche, tu t'en sers. Je veux aller plus loin et pour ça il faut changer les batteries, vivre autre chose avant de me remettre à écrire.
- Qu'est-ce que vous pensez de la relève des jeunes humoristes ?
- On a Ding et Dong en ce moment qui sont quand même là depuis 10 ans. C'est maintenant que ça se passe pour eux, à cause de ces deux personnages qu'ils ont trouvés. C'est comme pour un chanteur, si tu ne trouves pas une bonne chanson, tu ne deviendras jamais une grande vedette. Et même si tu es un bon acteur, si tu ne joues jamais de grands rôles, personne ne va s'en apercevoir. Pour Serge et Claude, pendant 10 ans tout a très bien marché mais ça a pris Ding et Dong pour vraiment démarrer. Ils sont extraordinaires les gars. Il y a aussi quelques jeunes qui commencent.
- Il y a André-Philippe Gagnon.
- C'est un phénomène plus passager. C'est un imitateur qui est très fin et très bon mais c'est un concours de circonstances qui fait que là tout à coup il devient populaire et c'est très dur pour un imitateur de soutenir ce genre de pression-là. Avec "We are the world", c'est merveilleux ce qui lui arrive et il est très bon. Il y a Verville aussi.
Entrevue réalisée par Victor Teboul, avec la collaboration de Sylvie Barry et Georges Dussault.
2e Photo, ci-dessous : M. Yvon Deschamps (de dos), Victor Teboul et Mme Sylvie Barry.
© Victor Teboul. Aucune reproduction n'est autorisée de cet article, y compris les photos, sans autorisation explicite de ma part.
Note : L'interview ci-dessus a été proposée aux quotidiens Le Devoir et à La Presse à l'été 1986. Aucun des deux journaux n'a accepté de la publier. - V.T. (avril 2011)