par Axel Nodinot, journaliste, spécialiste de l’Asie-Pacifique
Imaginez votre stupeur quand, flânant dans les rues d'une grande ville allemande, vous découvririez une église où l'on vient prier pour les soldats nazis morts au combat. Cette folie révisionniste existe bel et bien en plein centre de Tokyo, à deux pas du Kokyo, le palais de la famille impériale. Au sanctuaire shinto de Yasukuni, entre de grandes allées, des cerisiers et d'anciennes maisons de thé, les Japonais honorent les deux millions de "divinités" tombées lors des invasions coloniales de l'empire (1868-1945) et pendant la "Grande guerre d'Asie de l'est" – la Seconde guerre mondiale. Au détour d'un sentier, un monument est même dressé à la gloire de la Kempeitai, surnommée la "Gestapo japonaise", qui tortura, massacra, viola et réduit au travail forcé des Coréens, Chinois, Taïwanais et d'autres peuples de la région.

Cette époque sombre, qui a vu le Japon rejoindre les puissances de l'Axe et seconclure par l'horreur des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, a toujours ses nostalgiques. Preuve en est du scrutin du 20 juillet dernier, qui a renouvelé la moitié des sièges de la Chambre des conseillers, la chambre haute de la Diète japonaise. La conclusion principale de cette élection est la perte de majorité du Parti libéral-démocrate (PLD, droite). Cette dernière était prévisible, tant ses dirigeants, empêtrés dans des scandales de fraude financière et électorale, ont entraîné le peuple dans un ultralibéralisme intenable. Mais ce nouveau revers est éclipsé par la percée des mouvements d'extrême droite, jusqu'ici anecdotiques ou tentant de prendre les rênes du PLD.
Le Sanseito, parti populiste et xénophobe, n'avait jusqu'ici qu'un conseiller – Sohei Kamiya, son leader. Il en a fait élire 14 de plus, recueillant 7,4 millions de voix sur l'archipel, soit 12,55 %. Créé en 2020 pendant la crise du Covid-19, le mouvement est très présent sur les réseaux sociaux, où ses dirigeants déversent des discours antisémites, antivax, homophobes et favorables à la réécriture de la Constitution pacifique du Japon. Il a surtout réussi à capter la faction nationaliste des électeurs du PLD. Ces derniers sont issus des classes aisées, et les plus zélés d'entre eux suivaient jusqu'à présent la très droitière Sanae Takaichi. Elle a failli devenir premier ministre en septembre 2024, lors des élections internes au parti convoquées après la démission de Fumio Kishida (2021-2024), devancée de seulement quelques voix par Shigeru Ishiba, l'actuel dirigeant. Également révisionniste, elle se rend régulièrement au sanctuaire de Yasukuni, les mains chargées d'offrandes. Takaichi est enfin affiliée au Nippon Kaigi, une organisation ultranationaliste qui a pour symbole l'ancien drapeau du Japon impérial, sur lequel le soleil levant irradie ses rayons rouges.
Mais le Sanseito a réussi à mobiliser l'électorat populaire. À 47 ans, Sohei Kamiya a mené une campagne à la Donald Trump (dont il loue le "style politique audacieux") centrée sur l'immigration et "Les Japonais d'abord", en détournant les préoccupations principales de la classe travailleuse : la sécurité sociale, la hausse des prix du riz et la baisse alarmante de la natalité. Comme leurs voisins Sud-coréens, les Japonais sont déprimés par l'inflation et une culture du travail très prenante, qui les fait rechigner à se marier et à fonder une famille. En 2024, seules 700 000 naissances environ ont été enregistrées dans l'archipel, le plus bas chiffre depuis l'établissement du recensement, à la fin du XIXe siècle. Le capitalisme à outrance et les inégalités creusées dans son sillage mènent certains hommes japonais à l'isolement – symbolisé par l'inquiétant phénomène des hikikomori, ces hommes plus ou moins jeunes qui ne sortent plus de leur chambre quitte à y mourir – et constitue un terreau fertile à l'antiféminisme et à la xénophobie.

C'est aussi à ces masculinistes que s'est adressé le Sanseito, à l'instar d'autres dirigeants de droite nationaliste tels que l'États-unien Donald Trump, l'Argentin Javier Milei ou le Sud-coréen Yoon Suk-yeol, déchu après avoir déclaré la loi martiale en décembre 2024. Sohei Kamiya a par exemple qualifié l'égalité des genres "d'erreur qui pousse les femmes à travailler et les empêche d'avoir des enfants". Résolument antisyndicaliste et favorable à des baisses d'impôt pour les entreprises et à "des coupes" dans l'administration et les services publics, il est enfin partisan d'une remilitarisation de l'archipel. Le sujet est brûlant depuis quelques années : l'article 9 de la Constitution interdit certes au Japon de disposer d'une armée autre que défensive. Mais le texte hérité de 1945 est sans cesse détricoté par les gouvernements du PLD depuis Shinzo Abe (2006-2007 et 2012-2020) : les jietai (Forces japonaises d'autodéfense) sont désormais déployées à l'étranger, et le pays a récemment mis à l'eau son premier porte-avions depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Il s'agit du "Kaga", du nom d'un ancien porte-avions qui avait servi lors de la seconde guerre sino-japonaise et de la bataille de Pearl Harbor.
Cette remilitarisation est largement encouragée par l'allié états-unien, qui fournit des armes à Tokyo, Séoul, Manille ou encore Taipei pour encercler la Chine dans le Pacifique. La "stratégie des chaînes d'îles", comme formulée par Washington, fait du Japon un maillon essentiel de l'impérialisme américain en Asie. Quelque 50 000 GI stationnent en permanence sur l'archipel, notamment sur les bases militaires d'Okinawa, au sud, ce qui irrite les habitants, confrontés de longue date à des agressions de jeunes Japonaises par les soldats. Et le gouvernement japonais ambitionne d'établir un commandement unifié des jieitai, dirigé par un général états-unien. Pour réarmer leur pays en dépit de la "paix éternelle" inscrite dans la Constitution, les dirigeants ont commandé ces dix dernières années la bagatelle de 147 avions bombardiers F-35 au Pentagone, ainsi que plusieurs centaines de missiles Tomahawk. En 2023, le premier ministre Fumio Kishida, lui aussi issu des rangs du PLD, a fait voter par la Diète une loi de programmation militaire qui doterait le Japon du troisième budget de la Défense au monde.
Récemment, les menaces de droits de douane de l'administration Trump ont de nouveau fait ployer le genou à Shigeru Ishiba. Parmi les gages du premier ministre au président états-unien, outre les 15 % de taxes sur les produits japonais, des investissements de 550 milliards de dollars dans l'industrie américaine, notamment de l'armement, alors que " le ministère de la Défense achète déjà environ 1 000 milliards de yens (5,8 milliards d'euros, ndlr) d'armes aux Etats-Unis ", déplore le journal communiste Akahata. Pour ne rien arranger, Ishiba est partisan d'un " OTAN asiatique " qui assiérait encore plus confortablement Washington en Asie-Pacifique, au risque de faire enrager Pékin et de mettre le feu à la poudrière régionale. Le premier ministre évoque même le " parapluie nucléaire américain ", impensable pour le seul pays atomisé de l'Histoire, à quelques jours des commémorations des 80 ans de Hiroshima et Nagasaki.
Cette escalade mortifère provoque l'ire des hibakusha, les survivants de la bombe nucléaire et leurs descendants. Ils voient déjà leur gouvernement boycotter le dernier comité préparatoire à la conférence d'examen du Traité de non-prolifération nucléaire cette année. Ils redoutent désormais de voir bientôt abrogé l'article 9, ce que désire ardemment le Sanseito et les factions nationalistes du PLD. Un temps avancée, la démission de Shigeru Ishiba après le scrutin du 20 juillet est finalement abandonnée. Mais pour gouverner, le premier ministre devra nouer de nouvelles alliances avec les partis d'opposition. Il s'agit de savoir s'il privilégiera les besoins de son peuple, comme le veulent les progressistes pacifistes, ou s'il préfèrera séduire les nationalistes bellicistes. Malheureusement, de premiers éléments de réponse existent. Durant la campagne, les libéraux se sont alignés sur l'agenda xénophobe de l'extrême droite et de la "paix par la force" états-unienne. Au risque de revoir un jour les rayons de l'empire japonais brûler l'Asie de l'Est.
3 août 2025