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Philosophie. La magnanimité selon Aristote et Thomas d’Aquin

par
M.A, philosophie, Université de Montréal, Ph.D., Université d’Ottawa
Aristote, Joos van Wassenhove , huile sur panneau de bois, 1476.*

Quel sens pouvons-nous donner aujourd’hui à la magnanimité, cette notion hautement valorisée par les philosophes, tel qu’Aristote ? Aurions-nous une leçon à tirer de l’humilité préconisée par les Grecs anciens, alors que les réseaux sociaux accentuent l’égocentrisme ? Ayant récemment prononcé une conférence sur le sujet à la Fondation Humanitas, Georges-Rémy Fortin a aimablement accepté de partager ses réflexions avec nos lecteurs.  M. Fortin est l’auteur d’une thèse de doctorat sur le sujet, récemment déposée au département de philosophie de l’Université d’Ottawa (1).

Aristote définit la magnanimité par la relation à l’honneur : le magnanime est un homme d’honneur. Thomas d’Aquin reprend cette conception, mais en l’harmonisant avec une vertu spécifiquement chrétienne, l’humilité.

Les anthropologues relèvent une notion de « grâce » du vainqueur chez les peuples les plus anciens de l’humanité et qualifient parfois cette grâce de magnanimité. La magnanimité est l’attitude du vainqueur qui laisse la vie au vaincu. 

La magnanimité d’Homère à Aristote

Les anthropologues relèvent une notion de « grâce » du vainqueur chez les peuples les plus anciens de l’humanité et qualifient parfois cette grâce de magnanimité. La magnanimité est l’attitude du vainqueur qui laisse la vie au vaincu. Le sens le plus ancien du mot est « généreuse clémence », ce qui est encore le sens le plus courant de « magnanimité ». La magnanimité, en latin magna anima, signifie « grande âme ». En Grec, on parle de megalopsychia « grande psyché ». Chez Démocrite, la magnanimité est le fait de supporter avec douceur une offense. Ce serait la plus ancienne occurrence du mot « megalopsychia » dans le corpus grec antique.  Cette occurrence remonte environ à la fin du Ve siècle ou au début IVe siècle av. J-C. La magnanimité peut aussi être synonyme de magnificence, c’est-à-dire le fait d’honorer et récompenser publiquement la vertu, la victoire. Par exemple, un peuple qui honore les grandes actions est dit magnanime.

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Dans ses Seconds Analytiques, Aristote donne comme sens du mot magnanimité le refus de supporter un affront, et l’impassibilité devant les vicissitudes de la fortune. Il ne s’agit pas là de son propre concept de magnanimité, mais du sens que ce mot a selon lui dans l’usage courant. Il donne comme exemple de magnanimité Achille et Ajax, héros guerriers de l’Illiade, et Alcibiade, cet aristocrate athénien qui, dans la guerre du Péloponnèse, est passé du camp athénien au camp spartiate, puis au camp perse avant de revenir à Athènes. C’est l’archétype de l’ambitieux.

Pour parler des ambitieux avides de gloire, Homère utilise le terme de « megalopsychoï » ¾ magnanime ¾ plutôt que celui de « megalothymos », « avoir un grand thymos ». Le thymos est la passion ardente de la victoire et de la gloire. C’est cette passion qui motive la fameuse colère d’Achille. Le magnanime est donc tantôt le guerrier enragé par le désir de combattre, tantôt le guerrier victorieux qui fait preuve de générosité, et enfin celui qui affronte impassiblement de grandes épreuves. Il y a là une évolution, un processus moral, où on passe d’une ardeur violente ¾ le thymos ¾ à une générosité clémente, la magnanimité. Ce qui unit tous ces sens du mot magnanimité est sans doute l’idée de victoire : que ce soit par la violence ou par la résistance, le magnanime est celui qui vainc de grandes difficultés.

Aristote n’en reste pas à la magnanimité passionnée d’Achille et d’Alcibiade. Il conçoit la magnanimité comme vertu. On trouve cette conception dans l’Éthique à Nicomaque, qui lui consacre un important passage. Qu’est-ce qu’une vertu ? Une vertu est ce qui porte un être à son accomplissement, à son bien : c’est ce qui accomplit l’être humain. C’est la raison qui détermine la vertu. L’humain s’accomplit par des choix et des actions réfléchis. La vertu est un juste milieu : la raison détermine le milieu entre l’excès et le manque. La vertu n’est pas naturelle, innée, mais nous sommes naturellement disposés à l’acquérir par la répétition de bonnes actions.

Pour Aristote, le souverain bien est le bonheur, l’« activité de l’âme conforme à la vertu ». Le bonheur suppose aussi un ensemble de biens matériels et techniques : une vie concrète, fonctionnelle et confortable. Il ne s’agit pas d’ascétisme. Enfin, l’humain est un être politique. Le bonheur suppose une vie sociale, amicale, familiale. Si on applique tout cela à la magnanimité, cela signifie que celle-ci doit être comprise comme vertu ¾ juste milieu rationnel ¾ qui, comme toutes les vertus, a comme finalité le bonheur dans la cité, ce qui inclut à la fois l’excellence morale et des moyens matériels suffisants.

La définition de la magnanimité selon Aristote

La magnanimité se définit pour Aristote par une certaine relation à l’honneur. Le magnanime est l’homme d’honneur. La magnanimité est ainsi le juste milieu entre l’excès d’honneur ou de gloire et l’obscurité. L’excès d’honneur est l’insolence. Se complaire dans l’obscurité, c’est la bassesse. Le magnanime se situe entre les deux. Il cherche les honneurs considérables, mais qui ne sont pas sans importance réelle.

Le magnanime doit être le plus parfait des hommes, nous dit Aristote. Il atteint ce qu’il y a de grand dans chacune des vertus. Donc il est au plus haut point prudent, juste, courageux, tempéré. Avoir une vertu complète semble surhumain. Comme les vertus s’acquièrent avec le temps, on ne devient pas magnanime rapidement. Le magnanime est celui qui maîtrise les plus grandes vertus et qui a ensuite appris à bien se comporter avec l’honneur que ces vertus lui ont mérité.

Aristote donne beaucoup de détails sur le comportement, l’attitude et même l’apparence du magnanime, dont il peint un portrait très vivant.

Le portrait du magnanime

Le magnanime fait toujours preuve de générosité (2). Il donne plutôt qu’il ne reçoit. En effet, recevoir un service implique que l’on devienne redevable envers le donateur. Le magnanime ne veut rien devoir à personne. C’est pourquoi il se souvient de ce qu’il a donné, non de que ce qu’il a reçu. Est-ce un ingrat? Non, puisqu’il donnera toujours plus qu’il ne reçoit. Il donne librement, par plaisir de faire le bien, non par obligation.

Le magnanime a le goût du défi. Dans les mots d’Aristote, il se montre « grand et fier » avec ceux qui sont « dans les honneurs » et bienveillant et tempéré avec les gens ordinaires. Il ne fréquente toutefois pas les mêmes lieux que les gens du commun. On ne le trouvera que là où il occupe le premier rang parmi les grands. Il cherche ce qui est difficile : surpasser les grands. Il rejette ce qui est facile, comme dominer les gens ordinaires. Il est de « mauvais goût », nous dit Aristote, d’abuser de sa force contre les faibles.

Le magnanime est indépendant jusqu’à l’indifférence. Il ne demande que rarement de l’aide.  Il est peu susceptible de ressentir de l’admiration. Cette indifférence se retrouve jusque dans son apparence. Il est « indolent et lent ». Il a une allure lente, sa voix est grave, sa parole est « posée ». Rien n’est grand à ses yeux, souligne Aristote. Il n’a pas de ressentiment lorsqu’on lui fait du mal. Il n’est pas bavard. Il ne fait pas l’éloge des gens ni ne les blâme. Il n’apprécie ni les flatteurs ni les serviles. Il ne se plaint pas. Toujours dans les mots d’Aristote, il cherche des « choses belles et sans fruit », puisque « ce goût sied mieux à un cœur indépendant qui se suffit à lui-même ». Il partage sa vie seulement avec des amis, c’est-à-dire des égaux. Jamais il ne suit les autres.

Le philosophe Claude Romano a résumé l’attitude du magnanime aristotélicien par la négligence (3). Cette négligence caractérise celui qui n’éprouve aucune crainte, aucun souci ni manque. C’est ce qu’on appellera, à la Renaissance, le naturel ou encore la grâce. Le magnanime est l’homme accompli qui est fort et heureux. Cette force et ce bonheur, pour Aristote, ne peuvent avoir d’autres causes qu’un très haut niveau de vertu.

L’honneur

Voilà pour le portrait du magnanime. Venons-en maintenant à la relation à l’honneur qui définit la magnanimité.

Tout accomplissement mérite une récompense. La juste récompense d’une vertu supérieure, nous dit Aristote, doit être le plus grand des biens extérieurs, qui est l’honneur. Un bien extérieur est un bien qui n’est pas en nous, comme les vertus, mais hors de nous et que nous pouvons manipuler. L’honneur, le pouvoir, l’argent et les objets matériels en général sont des biens extérieurs. Pourquoi l’honneur est-il le plus grand, parmi eux ?

Il y a ici une thèse anthropologique et psychologique très forte : l’honneur est ce qui est le plus désirable. Pour Aristote, on désire l’argent ou le pouvoir pour l’honneur, non l’inverse. Le magnanime ne cherche pas la richesse ni le pouvoir. Il « apprécie modérément l’honneur », qui est au-dessus de tout cela.

Aristote présente trois brefs arguments pour soutenir que l’honneur est le plus grand bien extérieur. Premièrement, il est ce qu’on offre aux dieux. De plus, il est désiré par les gens de plus haute dignité. Enfin, il récompense les actions les plus éclatantes.

Mais qu’est-ce que l’honneur exactement ? C’est une visibilité sociale qui valorise, de l’estime sociale sous la forme de paroles, de monuments ou d’autre chose qui fait connaître quelqu’un à tous sous un angle positif. L’honneur peut aussi prendre la forme d’un poste, d’une fonction politique ou sociale qui, en plus de donner du pouvoir, donne de la visibilité publique.

La thèse d’Aristote sur la supériorité de l’honneur sur les autres biens extérieurs est que la visibilité publique est ce qu’il y a de plus désirable. Être dans le regard des autres donne un grand bien-être. Nous sortons en quelque sorte de nous-mêmes pour vivre dans les paroles, les gestes et les sentiments des autres.

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Cette vie hors de soi n’est-elle pas un agrandissement de soi ? Les guerriers grecs rêvaient de devenir immortels dans les poèmes épiques, quitte à mourir au combat. Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, on espère être populaire, être aimé, admiré de tous.

L’honneur ne fait cependant pas le bonheur. Une thèse importante de l’Éthique à Nicomaque est que le bonheur ne se trouve pas dans les honneurs parce que ceux-ci nous rendent dépendants des autres. En même temps, l’humain est un être social : nous apprécions l’estime des autres, qui, tout à la fois, exprime une certaine affection et confirme notre dignité, notre valeur morale. Il y a donc une certaine ambivalence de l’honneur.

On retrouve cette ambivalence chez le magnanime. Tantôt, Aristote affirme que le magnanime apprécie les honneurs, avec tempérance, certes, mais tout de même, il les apprécie !  Tantôt, Aristote affirme plutôt que le magnanime se considère au-dessus de l’honneur parce qu’il ne se soucie que de la vertu. La négligence du magnanime n’est-elle pas la seule attitude possible envers une estime sociale qu’on apprécie, mais qu’on pourrait perdre du jour au lendemain à la suite de la médisance, de la calomnie, ou simplement par un changement d’intérêt des autres, qui soudain honorent un autre magnanime, un athlète, un démagogue… L’attention est une ressource rare et volatile !

Le magnanime apprécie l’honneur négligemment, en le considérant pour ainsi dire du coin de l’œil. Le magnanime porte toujours attention à l’honneur, à sa position dans la société, mais l’honneur n’occupe dans son attention qu’une place périphérique.

La connaissance de soi

Comment est-il possible de ne pas céder à la passion de l’honneur, comme Achille et Alcibiade ? Comment maintenir la megalopsychia vertueuse au-dessus du megalothymos, au-dessus de la passion furieuse pour la gloire ? Cela est possible en maintenant l’honneur en périphérie de notre champ d’attention et la vérité au centre. Le magnanime est peut-être surtout celui qui cultive une connaissance vraie de lui-même.

Le magnanime se considère comme grand et il sait qu’il l’est réellement. La magnanimité est une juste connaissance de soi accompagnée de grandes capacités d’action. Il y a concordance entre un aspect cognitif et un aspect concret, l’action. Chez le guerrier ou le politicien exagérément ambitieux, de grandes capacités se déploient spontanément, sans le contrôle de la raison. Ceux qui mettent la gloire au centre de leur attention deviennent d’une avidité insatiable, et se voient toujours de plus en plus grands. Ils se mentent à eux-mêmes autant qu’aux autres.

Le magnanime, lui, se connaît rationnellement tel qu’il est et se satisfait de ce qu’il peut réellement accomplir. Il s’agit d’une connaissance pratique, non théorique. Ce n’est pas se connaître soi-même au sens cartésien ou scientifique. C’est savoir ce dont on est capable sur le plan moral. La vérité du magnanime en est une qu’il sait et qu’il fait tout à la fois. Le magnanime est « vrai », il est authentique. Aristote précise que celui qui n’a pas de grandes capacités et qui se connaît justement est sage, non magnanime. Les grands passionnés comme Achille et Alcibiade sont impétueux, audacieux, mais non véritablement magnanimes.

En conclusion, le magnanime aristotélicien tient ensemble deux choses : la réalité du bien dans l’action et la visibilité du bien dans la société. Le magnanime méprise l’honneur qui est offert tout en se souciant de le mériter. Ce qui est important, c’est de mériter l’honneur. Il ne s’agit pas de bien agir en secret, ou de réaliser un bien qui ne serait que pour soi-même. Le bien doit toucher la communauté et être connu d’elle. L’honneur est inséparable de la connaissance sensible du bien politique en tant que bien concret d’une cité, par opposition au Bien en soi platonicien. L’honneur est un peu l’image qu’une communauté politique se fait de ses meilleurs citoyens. Il ne faut pas se laisser enivrer par cette image, mais plutôt se laisser inspirer par le bien commun qu’elle exprime.

Saint Thomas d'Aquin, peinture d'Antonio del Castillo y Saaavedra, 17e siècle.**

La magnanimité, selon Thomas d’Aquin

Thomas d’Aquin a vécu au XIIIe siècle, soit un peu plus de 1500 ans après Aristote. Entre eux, le stoïcisme et le christianisme ont repensé la magnanimité dans le sens de l’intériorité. Il s’agit dans ces courants d’être grand par la domination de ses passions, par la résistance à la douleur, voire par l’acceptation de celle-ci, dans le martyr chrétien. Thomas d’Aquin ne conçoit pas la magnanimité ainsi : il essaie plutôt d’intégrer la magnanimité comme sens de l’honneur dans la théologie chrétienne. En somme, il veut réconcilier l’honneur païen et la spiritualité chrétienne.

La magnanimité est abordée dans un traité consacré aux vertus humaines situé à peu près au milieu de sa célèbre Somme théologique. Cette partie est en quelque sorte une reprise de l’éthique philosophique gréco-latine. Thomas d’Aquin s’y est approprié et a partiellement modifié le concept aristotélicien de magnanimité. Pour situer ce concept dans cette immense œuvre, il faut comprendre que celle-ci inclut une anthropologie philosophique et une théorie des vertus dans une vaste théorie du divin, de l’incarnation et du bonheur en Dieu comme finalité ultime de l’humain.

Comme chez Aristote, la magnanimité est pour Thomas d’Aquin la vertu de celui qui a toutes les vertus. C’est le moment humaniste du Docteur angélique : l’homme vertueux est actif et en pleine maîtrise de lui-même et sa vertu lui donne un grand bien-être, voire un bonheur terrestre. Les vertus humaines sont toutefois surplombées par les vertus théologales, divines, soit la foi, l’espérance et la charité. Ces vertus sont des dons de Dieu et permettent d’atteindre, avec la grâce de Dieu, le bonheur divin, éternel et parfait. On comprendra que les vertus théologales sont de loin supérieures aux vertus humaines.

La magnanimité n’est pas une vertu théologale, et elle n’est pas non plus une vertu humaine religieuse, comme la vertu de religion, qui inclut la dévotion ou la prière. Ces vertus sont humaines, mais elles sont tournées vers Dieu. La magnanimité est une vertu de l’être humain, qui a pour objet l’humain lui-même, comme la justice, la prudence, le courage (ou force) et la tempérance. Ces précisions sont importantes car elles soulignent à quel point la magnanimité est terrestre, naturelle. Pour Thomas d’Aquin, Dieu a créé la vie humaine comme douée d’une valeur intrinsèque. Les vertus théologales et la spiritualité en général sont pour lui un surplus de bien, un bien encore plus grand et plus beau. L’idée générale est que la grâce perfectionne la nature, mais ne la contredit pas. La grandeur humaine de la magnanimité est le premier échelon d’une ascension qui monte bien plus haut que l’humain.  Il y a donc, dans la relation de l’homme à Dieu, une place pour la grandeur humaine terrestre.

La magnanimité se définit comme l’espoir de se rendre digne d’honneur par de grandes actions (question 129 de la Secunda secundae, IIIe partie de la Somme). On y trouve trois moments : l’espoir, l’honneur et l’action. On passe progressivement de l’intérieur à l’extérieur : de la passion, l’espoir, à la visibilité sociale, l’honneur, à une réalité concrète, l’action. Il est entendu que les trois moments doivent être conformes à la raison naturelle et à la foi chrétienne. Examinons ces trois moments, avant d’aborder la relation de la magnanimité à l’humilité chrétienne.

L’espoir

La magnanimité est un espoir qui devient une confiance. Précisons tout de suite que l’espoir de la magnanimité est un espoir humain, non l’espérance en Dieu. Il s’agit de ce qu’une personne peut espérer accomplir par elle-même ou avec l’aide d’autres personnes. Or l’espoir est une passion agressive, « irascible ». Cela correspond au thymos homérique. Dans son traité des passions, Thomas d’Aquin, divise les passions en deux catégories : le concupiscible et l’irascible. Le concupiscible correspond à l’épithumia des Grecs : il rassemble les passions qui sont immédiatement en contact avec le sensible matériel. Il s’agit de l’amour, du désir, du plaisir, de même que de la haine, de l’aversion et de la peine. Il rassemble l’espoir, l’audace, la colère, de même que la peur et le désespoir. L’irascible porte sur des objets qui ne sont pas immédiatement donnés. Il porte sur ce que Thomas d’Aquin, appelle l’arduum.

Le grand historien thomiste de la philosophie, le père René-Antoine Gauthier, auteur de la plus grande synthèse consacrée à la magnanimité, explique que le mot « arduum » a un sens bien particulier (4). Selon lui, pour Thomas d’Aquin et d’autres théologiens, comme saint Albert, l’arduum n’est pas l’ardu au sens du difficile, mais un synonyme de altum (élevé) ou magnum (grand). L’arduum est ce qui est grand, élevé ou encore excellent relativement aux capacités d’une personne. Il ne faut donc pas identifier trop rapidement le mot latin arduum au mot français « ardu », qui signifie difficile. L’arduum est un grand bien qui est difficile à atteindre, mais qui n’est pas grand parce que difficile. L’arduum est grand parce qu’il nous incite à aller au bout de nos capacités pour l’atteindre.

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L’honneur que vise l’espoir est un objet de ce type. Nous retrouvons en partie l’idée de victoire propre à la magnanimité : l’espoir est le sentiment de la capacité à vaincre des difficultés. Mais l’idée d’arduum implique surtout un effort pour atteindre ce qui est le plus élevé pour soi-même.  Comme l’honneur est une réalité sociale, l’arduum de l’honneur est finalement sa grandeur relativement aux capacités de l’individu qui accomplit un acte honorable et relativement aux attentes du groupe qui honore l’acte. L’honneur est ce phénomène qui est à l’intersection du potentiel individuel et des désirs de la société. En tant que passion irascible, thymotique, l’espoir suscité par l’honneur est ardent : il est un jaillissement spontané et puissant suscité par l’estime, la visibilité sociale qui récompense un accomplissement individuel qui satisfait ou même dépasse les attentes sociales.

En soumettant son espoir à sa raison, le magnanime le transforme en confiance. Nous avons ici le processus par lequel la magnanimité fougueuse et dangereuse des guerriers grecs est éduquée. Au Moyen Âge, le terme de magnanimité a aussi été employé pour désigner les croisés qui se sont lancés à la conquête de Jérusalem. Pour Thomas d’Aquin, il est clair que l’espoir doit devenir une calme confiance en soi, par laquelle le magnanime a une pleine maîtrise de soi par sa raison. L’espoir magnanime de Thomas d’Aquin n’est pas guerrier : c’est une conquête du bien par le bien.

Thomas d’Aquin valorise les passions, lorsqu’elles sont guidées par la raison. Il prend en cela le contrepied des stoïciens, pour qui la raison et la volonté devaient neutraliser les passions pour que la conscience soit souveraine. Pour Thomas d’Aquin, la raison et la volonté doivent plutôt éduquer les passions pour qu’elles deviennent morales. La moralité doit devenir une « seconde nature » pour les passions.

La confiance est une attitude à fois pratique et cognitive : savoir avec certitude ce dont on est humainement capable. La confiance est même une sorte de foi en soi-même. C’est peut-être le point suprême de l’humanisme chez Thomas d’Aquin. J’appelle ici humanisme le fait de considérer l’humain seulement en tant qu’humain. Pour ce qui échappe à l’humain, il faut avoir la foi en Dieu et espérer en lui. Mais l’humain est capable de beaucoup de bien par lui-même. Or, cela requiert non seulement la raison et la bonne volonté, mais aussi un certain degré de passion : espérer en soi-même. Le magnanime a rationalisé, civilisé, sa passion d’espoir pour en faire la confiance.

Le magnanime de Thomas d’Aquin est passionné, mais ce n’est ni le guerrier grec, ni le croisé fou de Dieu. C’est l’individu énergique qui s’engage spontanément et joyeusement dans une bonne action.  L’intégration de l’espoir dans la magnanimité est sans doute la grande originalité de Thomas d’Aquin. Aristote a bien soutenu que la passion pouvait devenir vertueuse, mais son concept de magnanimité n’inclut pas explicitement l’espoir ni aucune autre passion.

L’honneur

Le magnanime est celui qui est capable de maîtriser l’espoir le plus ardent : l’espoir des grands honneurs. Comme Aristote, Thomas d’Aquin estime que l’honneur est le plus grand des biens terrestres. Selon lui, les hommes désirent plus l’honneur que l’argent ou le plaisir. On est prêt à souffrir pour l’honneur. Citant saint Augustin dans son traité politique De regno (Sur le gouvernement royal), Thomas d’Aquin nous apprend qu’être en proie au déshonneur, comme l’est un tyran, c’est être mort au jugement des hommes. Si on retourne cette belle formule, cela signifie qu’être honoré est être vivant au jugement des hommes.

L’honneur est l’estime sociale. La magnanimité est le fait d’espérer les grands honneurs dus à des actions vertueuses. L’honneur n’est mérité que si une bonne action le justifie. Thomas d’Aquin, se demande si la magnanimité est une vertu en elle-même, ou si elle n’est que l’addition des autres vertus. Comme nous l’avons vu avec Aristote, la magnanimité suppose les autres vertus. Être « magnanime » veut-il dire être « juste, prudent, courageux et tempéré », ou cela veut-il dire quelque chose en plus? D’abord, être magnanime signifie  être parfaitement vertueux. Ensuite, cela veut dire savoir vivre avec l’honneur qui est dû à une telle vertu. Le magnanime est essentiellement un être social. Il vit dans l’espace public, dans le regard des autres. Non seulement il ne cède pas aux passions que suscite une telle visibilité, mais il sait mettre à profit cette visibilité pour le bien. Bien que Thomas d’Aquin, ne le dise pas explicitement, cela correspondrait, à mon avis, au fait que le magnanime est par excellence celui qui exerce un devoir d’exemplarité. Il sait faire le bien et le montrer pour inspirer les autres.

La grande action

La grande action est la fin visée par la magnanimité. De l’espoir, à l’honneur, à la grande action, il y a un passage de l’intérieur à l’extérieur, de la puissance à l’acte. La grande action est la fin visée qui donne cohérence à l’accomplissement de soi dans des actions morales. La force de la volonté morale du magnanime est ainsi affirmée par Thomas d’Aquin. Le magnanime est celui qui est capable d’accorder son intériorité et le contexte social, en ayant toujours comme priorité l’action à réaliser. À la fin de la question 129 portant sur la magnanimité, Thomas d’Aquin souligne l’aisance du magnanime à utiliser les richesses et le pouvoir, c’est-à-dire les biens extérieurs, pour faire le bien. On retrouve quelque chose comme la désinvolture du magnanime aristotélicien. Par sa raison pratique et sa volonté rendue plus énergique par la confiance en soi, le magnanime comprend spontanément, facilement, comment il peut utiliser les biens matériels pour faire le bien honnête, le bien honorable et noble. Il apprécie les richesses pour ce qu’elles permettent de faire, non pour elles-mêmes. Il les apprécie du coin de l’œil, négligemment, en quelque sorte.

L’humble magnanime chrétien

Le magnanime doit toujours reconnaître que ses grandes capacités viennent de Dieu et doivent être mises à son service. Pour être un chrétien véritable, le magnanime qui s’estime à un très haut niveau doit avoir conscience de sa petitesse devant Dieu et devant la grandeur divine qui est en toute personne. Il doit faire preuve d’humilité. Être humble, c’est s’abaisser jusqu’à terre (à l’humus, en latin). Comment est-il possible que celui qui a confiance en soi, qui réalise de grandes choses, s’abaisse? N’est-ce pas une contradiction ? La solution de ce problème consiste dans le fait que, pour Thomas d’Aquin, s’abaisser n’est pas s’avilir. Ce n’est pas une fin en soi. On ne s’abaisse que devant la grandeur. Si la magnanimité est une grandeur morale qui s’extériorise socialement, l’humilité consiste à reconnaître la grandeur intérieure qui est en chaque personne comme créature aimée de Dieu. Reconnaître humblement la grandeur d’une autre personne, c’est comprendre la dignité de sa conscience et de ses intentions, lorsqu’elles sont bonnes.

La relation de la magnanimité à l’humilité n’est pas l’addition contradictoire de la grandeur et de la bassesse, mais celle de la grandeur socialement réalisée à la grandeur encore cachée dans l’intériorité. Les gens modestes, les « petits », ne sont pas des gens de moindre dignité ou de moindre valeur, mais des gens dont la grandeur est complètement intérieure. C’est le malade qui est cloué au lit, le toxicomane aux prises avec sa dépendance et toute personne dont des problèmes physiques, psychologiques ou autre réduisent les capacités d’action.

La magnanimité n’est pas, pour Thomas d’Aquin, une vertu qui permet de faire spécifiquement le bien des humbles. Le magnanime reste tourné vers des accomplissements socialement grands : diriger ou fonder des institutions, affronter de grands dangers, faire du bien à un grand nombre de gens. L’humilité à elle seule ne suffit pas à faire du magnanime un être charitable. L’humilité permet cependant au magnanime de côtoyer les gens humbles sans les heurter. Thomas d’Aquin, précise par exemple que le magnanime ne montrera pas toute sa grandeur à quelqu’un que cela intimiderait. L’humilité permet au magnanime de prendre en compte les humbles dans ses projets grandioses. Le plus grand bien, le bien commun, est ce que veut réaliser le magnanime. Or celui-ci ne doit-il pas inclure le bien de tous, sans exception ? L’humble magnanime est inclusif, comme on dit aujourd’hui !

On comprend mieux l’interaction de la magnanimité et de l’humilité lorsqu’on tient compte du fait que la magnanimité corrige le vice de la vaine gloire à laquelle elle s’oppose. En effet, la magnanimité est un juste milieu entre un excès de confiance en soi, la vaine gloire, et un manque de confiance en soi, la pusillanimité : se sous-estimer.

La vaine gloire est un des sept péchés capitaux selon Thomas d’Aquin. Cela contribue à conférer une grande importance à la magnanimité, qui est la vertu qui doit corriger ce vice. La vaine gloire est en effet, en tant que péché capital, un motif qui incite à de nombreuses autres fautes. S’abstenir de vaine gloire par la magnanimité contribue donc indirectement à prévenir, ou du moins minimiser ces autres fautes. L’humilité, elle, corrige un péché plus grave encore que la vaine gloire : l’orgueil. L’orgueil est le désir excessif d’excellence. Celui-ci, selon Thomas d’Aquin, est la racine des péchés capitaux plus qu’un péché capital lui-même. C’est la racine du mal.

Dans la correction de la vaine gloire et de l’orgueil, la magnanimité est comme un accélérateur et l’humilité comme un frein. La magnanimité corrige la vaine gloire non par un abaissement, mais par la juste façon de s’affirmer soi-même, de façon réaliste et vertueuse. L’humilité chrétienne rabaisse les élans excessifs de l’orgueil. La magnanimité oriente le désir d’excellence dans le bon sens. Tout désir d’excellence n’est pas de l’orgueil. Être chrétien ne se résume pas à l’humilité, mais à la juste proportion d’affirmation de soi et de restriction de l’orgueil. Nous voyons ici la subtile inclusion de l’éthique philosophique d’Aristote dans l’éthique chrétienne.

La magnanimité humaine, une étape dans un cheminement chrétien

Le moment humaniste de l’éthique de Thomas d’Aquin culmine donc dans une magnanimité où l’on doit être conscient qu’il faut, malgré la grandeur humaine, continuer à évoluer dans un processus moral qui s’achemine vers la grandeur spirituelle donnée par Dieu. L’humilité permet cette conscience d’une grandeur supérieure à celle de l’humain. La magnanimité doit ainsi être au service des vertus théologales. L’humilité permet ce service. Le magnanime a confiance en lui et en l’humain, mais son réalisme fait qu’il sait que tout ce qu’il peut réussir est conditionné par une infinité de phénomènes imprévisibles qui ne dépendent que de Dieu. L’espoir et la confiance en soi ne peuvent atteindre leur maximum de solidité qu’en passant de l’humilité à la foi, à l’espérance en Dieu et à la charité.

Conclusion

La polysémie du mot magnanimité est immense : son sens va de la grandeur du guerrier audacieux, à celle de l’homme d’honneur aristotélicien et à celle de l’homme d’honneur chrétien, à la fois socialement grand et intérieurement humble. Elle concerne toujours l’atteinte par l’âme humaine de quelque chose de difficile : une victoire sur les autres ou sur soi-même.

La conception thomassienne de la magnanimité ressemble beaucoup à celle d’Aristote. Le Stagirite est sans doute le plus grand maître de l’Aquinate en philosophie. L’originalité de Thomas d’Aquin est d’avoir intégré une conception explicite et approfondie de l’espoir dans le concept de magnanimité et d’avoir pensé la compatibilité de la magnanimité avec l’humilité.

La magnanimité a été reprise par de multiples courants. Rappelons, par exemple, le rôle important qu’elle joue dans le stoïcisme. On la retrouve aussi dans toute une littérature médiévale héroïque. Après Thomas d’Aquin, elle revient dans la littérature de Corneille. En philosophie, on retrouve la magnanimité chez Montaigne, Descartes, Hume et Adam Smith, notamment. Lorsqu’elle semble disparaitre, on peut penser qu’elle s’est, en fait, métamorphosée. Elle devient ainsi l’authenticité chez Rousseau, le surhumain chez Nietzsche. Plus près de nous, au XXe siècle, les néothomistes québécois Martin Blais et Félicien Rousseau y ont vu une vertu politique du dirigeant et des citoyens dans les sociétés démocratiques contemporaines. L’histoire de la magnanimité continue de s’écrire.

Texte de la conférence prononcée à l’abbaye Saint-Benoît-du-Lac le 27 juillet 2025 devant les étudiants des cours de grec et de latin de la Fondation Humanitas.

Notes

  1. « L’IDÉAL DE LA GRANDEUR SELON LE NÉOTHOMISME QUÉBÉCOIS COMME RÉPONSE AU PROBLÈME POLITIQUE DE L’IRASCIBLE ET DE LA MAGNANIMITÉ »,  thèse de doctorat de 3e cycle, soumise au département de philosophie de l’Université d’Ottawa. 
  2. Dans cette section, je cite abondamment l’Éthique à Nicomaque, livre IV, chap. III, dans la traduction de J. B. Saint-Hilaire, revue par Alfredo Gomez-Muller. Aristote, Éthique à Nicomaque, Librairie Générale Française, 1992.
  3. Claude Romano, Être soi-même : une autre histoire de la philosophie, Gallimard, 2019.
  4. R. A. Gauthier, Magnanimité : l’idéal de la grandeur dans la philosophie païenne et dans la théologie chrétienne, Vrin, 1951.

31 juillet 2025

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La chronique de Georges-Rémy Fortin
par Georges-Rémy Fortin

Georges-Rémy Fortin, Ph. D. est professeur de philosophie au Collège Bois de Boulogne, à Montréal. Il est détenteur d'une maîtrise en philosophie de l’Université de Montréal et d'un doctorat en philosophie de l’Université d’Ottawa. Il est un collaborateur régulier du site... (Lire la suite)

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