Dans l’ordre mondial actuel, marqué par des tensions croissantes et une prolifération d’intérêts géostratégiques divergents, une question pertinente, mais dérangeante, se pose:
Est-il légitime qu’un ou des pays possédant l’arme nucléaire interdisent à un autre de l’acquérir, et a fortiori, décide de bombarder ses installations pour l’en empêcher ?
Cette interrogation soulève des enjeux cruciaux, à la croisée du droit international, de la morale politique, de la géopolitique réaliste, et des principes démocratiques. Elle met en lumière une justice asymétrique, où les règles ne sont pas appliquées de manière égale, mais en fonction de la puissance et des alliances.
1. Droit international : un ordre à deux vitesses
Le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) reconnaît cinq États « dotés » de l’arme nucléaire – États-Unis, Russie, Chine, France et Royaume-Uni – et engage les autres à s’en abstenir. Cette architecture repose sur un engagement de désarmement progressif, rarement respecté, et un contrôle strict de la technologie nucléaire dans les pays du Sud.
Dans ce cadre, un État non doté qui développerait l’arme nucléaire violerait le droit international s’il est signataire du TNP. Mais des États comme Israël, l’Inde ou le Pakistan, qui n’ont jamais adhéré au traité, ne sont pas soumis à cette obligation – et pourtant aucune action coercitive majeure ne leur a été imposée.
Cela crée une hiérarchie juridique implicite, où la puissance détermine la portée du droit, et non l’inverse.
2. Légitime défense ou usage abusif de la force ?
Certains États justifient des frappes militaires préventives contre des installations nucléaires au nom de la légitime défense anticipée. Ce fut le cas d’Israël en Irak (1981), en Syrie (2007) ou en Iran (2025), et plus largement des États-Unis en Irak (2003).
Pourtant, le droit international (Charte de l’ONU, art. 51) n’autorise l’usage de la force qu’en réponse à une attaque armée réelle ou imminente. Frappes préventives contre une menace potentielle (un enrichissement d’uranium par exemple) sortent du cadre légal, sauf en cas de preuve claire d’une attaque imminente – ce qui est rarement établi.
Ces interventions reposent donc moins sur une base juridique que sur une interprétation subjective et stratégique de la menace, souvent instrumentalisée.
3. La démocratie comme argument géopolitique
Un autre argument fréquent est celui de la nature du régime :
Un régime autoritaire ou théocratique ne devrait pas avoir l’arme nucléaire, car il est imprévisible, irrationnel ou dangereux.
Cet argument repose sur un discours moral différencié : les démocraties seraient responsables, tandis que les régimes non démocratiques seraient potentiellement destructeurs.
Mais cette lecture pose de nombreux problèmes :
- Des démocraties ont déjà utilisé la bombe nucléaire, mené des guerres illégales, ou soutenu des dictatures violentes.
- La Russie, la Chine, la Corée du Nord ou le Pakistan détiennent l’arme nucléaire sans être des démocraties libérales, sans que cela empêche leur reconnaissance de facto.
- Même dans les pays dits démocratiques, la dérive oligarchique du pouvoir, la domination des lobbies et des grandes fortunes interrogent profondément la légitimité du discours démocratique.
Dans ce contexte, l’argument démocratique devient un critère d’exclusion à géométrie variable, mobilisé sélectivement selon les intérêts des puissants, non selon des principes constants.
4. Une paix imposée : entre dissuasion et domination
Ce déséquilibre structurel produit une paix fondée sur l’asymétrie, où :
- Certains États imposent aux autres de renoncer à des moyens de dissuasion ;
- Ils se réservent le droit d’agir militairement pour préserver leurs propres intérêts;
- Ils le font au nom de la stabilité régionale ou internationale, mais souvent pour conserver un monopole stratégique.
Clairement, il s’agit moins de préserver la paix que de gérer la hiérarchie des puissances. Comme le soulignait Nietzsche dans Genealogie de la morale: « les normes universelles sont souvent les valeurs des puissants, érigées en principes moraux. »
Cette situation génère un profond ressentiment dans les pays exclus, nourrissant parfois une radicalisation, non pas systématiquement par nature idéologique, mais souvent par réaction à l’humiliation, à l’iniquité et à l’exclusion systémique.
5. Vers une justice mondiale fondée sur l’impartialité: un vœu pieux ?
Le philosophe John Rawls, dans Théorie de la justice, propose un outil conceptuel très ingénieux: le voile d’ignorance. Appliqué au droit international, il s’agit d’imaginer les règles d’un ordre juste sans savoir quelle place on y occupera : grande ou petite puissance, démocratie ou autocratie, État nucléaire ou non.
Dans un tel cadre de référence, personne ne choisirait un système où seuls certains États auraient le droit de posséder l’arme nucléaire, ou où le droit à la légitime défense serait réservé à une minorité d’États hégémoniques. Ce principe nous invite à concevoir un ordre international fondé sur des règles universelles, impartiales et réciproques, plutôt que sur la force ou les préférences géopolitiques du moment. Autrement dit, le principe d’équité horizontale, qui stipule que les individus (peu importe leur rang social) doivent être traités de façon égale (treat equals alike), devrait être à tous les niveaux, c’est à dire à l’intérieur de chaque pays et entre les pays.
Des penseurs comme Kant, Habermas ou Sen prolongent cette réflexion : ils plaident pour un ordre mondial fondé non sur la domination, mais sur le dialogue entre égaux, la transparence, et l’équité des droits et des devoirs.
Mais pour cela, il faudrait :
- Démocratiser les institutions internationales (notamment l’ONU).
- Réformer en profondeur le Conseil de sécurité, en abolissant le droit de veto (au moins) pour des décisions liées à la paix mondiale.
- Engager un désarmement crédible, y compris parmi les États actuellement dotés.
Sans ces changements, la paix restera une paix imposée par les puissants, et non une construction partagée par des entités égales.
6. Ce qui semble naïf aujourd’hui…
Le débat sur l’accès à l’arme nucléaire révèle une tension profonde entre sécurité collective affichée et stratégie de domination dissimulée. La démocratie est souvent invoquée comme un critère, mais rarement appliquée avec cohérence. Le droit est proclamé, mais vite subordonné aux rapports de force.
Comme l’écrivait Simone Weil :
❝ La force transforme celui qui la subit en chose. La justice commence là où cesse la force nue. ❞
Le cadre conceptuel rawlsien du voile d’ignorance nous rappelle ceci :
Un ordre juste est un ordre que l’on accepterait sans savoir si l’on sera du côté des puissants (dominants) ou des vulnérables (dominés).
Certes, les conditions nécessaires pour bâtir un ordre international réellement équitable — désarmement nucléaire, réforme du Conseil de sécurité, égalité souveraine — semblent, dans le contexte géopolitique actuel, hors de portée à court terme, voire même utopiques. Le monde est marqué par des logiques de puissance, des intérêts irréconciliables, et des déséquilibres profonds.
Renoncer à penser l’égalité sous prétexte qu’elle relèverait du vœu pieux, c’est en réalité entériner son impossibilité et prolonger le statu quo. Pourtant, l’histoire abonde d’exemples où des idées autrefois jugées utopiques ont fini par s’imposer comme des évidences — à condition qu’elles aient été défendues avec rigueur, lucidité et persévérance. Platon lui-même, interrogé sur l’abolition possible de l’esclavage, n’aurait-il pas ironisé qu’elle adviendrait le jour où l’homme inventerait une machine capable de se mouvoir d’elle-même ?
Le chemin vers un ordre plus juste est semé d’embûches, mais il ne peut être abandonné au nom du réalisme politique. La critique de l’injustice, aussi inoffensive puisse-t-elle paraître face aux bombes, reste une force morale nécessaire — parce qu’elle garde vivant l’horizon de ce qui devrait être.
22 juin 2025