Sept mille poèmes, plus ou moins, c’est énorme, c’est un trésor poétique appréciable que Bertolt Brecht (1898 - 1956) nous a légué (1). Une source poétique immense et riche, que nous examinions, par la suite de façon exclusive, de façon restreinte, dans son versant d’agit-prop (2). Afin d'effectuer notre analyse, nous sélectionnons quelques poèmes d’« agitation » et de « propagande » servant à rendre un service idéologique aux Partis bolchevik léniniste-staliniste (abrégé par la suite uniquement en « le Parti ») autour du monde. Nonobstant nos divergences politiques inconciliables, c’est de la poésie engagée d’un vrai poète ! Les poèmes agit-prop de Brecht révèlent néanmoins de la naïveté politique, de l’aveuglement idéologique, de fermeture de l’esprit, et il convient de les examiner de façon critique et de réfléchir « dialectiquement » sur leurs contenus, sur leurs rôles idéologiques. Nous critiquons sans complaisance.
La légende de Bertolt Brecht ?
Bertolt Brecht c’est aujourd’hui une légende, une célébrité, une icône à vénérer. L’adjectif « brechtien » nous permet à présent de parler de théâtre brechtien, la mise en scène brechtienne, la dramaturgie brechtienne, et tant d’autres choses brechtiennes. Il nous révèle qu’avant d’être poète, c‘est surtout en tant qu’homme de théâtre qu’il a gagné sa renommée.
Né dans une famille bourgeoise dans la petite ville d’Augsbourg (Bavière, Allemagne) en 1898 et décédé à Berlin-Est (République démocratique allemande) en 1956, il se démarque, très jeune, en tant que dramaturge, metteur en scène, écrivain et poète allemand du premier rang. Il adhère au bolchevisme-léninisme-stalinisme – au Parti - en 1920 (3). Il acquiert une renommée internationale avec L'Opéra de quat'sous écrit en 1928. De 1933 à 1947, il vit en exil dans 7 pays (Danemark, Suède, Finlande, États-Unis, Tchécoslovaquie, Suisse, Autriche) (4). En 1949, il s'installe en République démocratique allemande, où il crée, avec son épouse Helene Weigel, la compagnie théâtrale du Berliner Ensemble à Berlin-Est. Il a servi la République démocratique allemande, de 1949 à sa mort en 1956, comme icône culturelle, comme visage de propagande, pour le régime. En 1955, il reçoit le Prix Staline international pour la paix (réponse soviétique face au prix Nobel de la paix) lors d’une cérémonie à Moscou.
Bertolt Brecht, de façon remarquable, a profondément révolutionné la dramaturgie du théâtre contemporain. Aujourd’hui, nous parlons de l’époque avant-Brecht et de l’époque après-Brecht, en référence à sa façon de renouveler l’art de la scénographie, d’introduire le principe théâtral de la distanciation (i.e. l’acteur ne doit jamais représenter son personnage) (5), de rejeter toute forme de psychologisation (et de sentimentalisme), de privilégier un « réalisme de rôle » (au détriment d’un rôle joué ou représenté). L’objectif pour Brecht c’était de « bousculer » idéologiquement les spectateurs, de dialoguer directement avec spectateurs, de pousser les spectateurs à prendre leurs distances face à l'action sur la scène, d’inciter les spectateurs à se reconnaître dans des situations sociales et politiques sur le niveau du vécu, de l’émotion et du ressentiment.
Se constate, hélas, aisément que les intentions intellectuelles (et si platoniciennes) de Brecht ne se réalisent toutefois jamais, car en se distanciant de la réalité (dans son sens ordinaire), s’introduit une sublimation du réel (similaire d’un aufhebung hégélien), où les spectateurs se perdent. Ils se perdent dans l’épique, dans l’aventure, dans le folklore, dans « l’autre côté de la réalité » où règne la surdétermination idéologique. Brecht souhaitait être « réaliste », il ne l’est pas, et de loin.
L’agit-prop, autant celle de Brecht que celle de tous les autres artistes qui s’y engagent, est le produit d’une élite idéologiquement engagée dans une guerre culturelle. Élaborée par des artistes partisans, par des intellectuels (stipendiés ou non par le Parti), l’agit-prop s’engage à dessiner en images idéologiques le monde à venir, le monde promis. C’est un avant-gardiste qui souhaite faire avancer les choses pour, pareil à un Moïse laïque (modelé sur le Moïse de l’Ancien Testament), guider le « peuple » vers le pays dont on rêve. Par ses poèmes agit-prop, Bertolt Brecht était un soldat éminent dans cette guerre culturelle.
Agit-prop au service du Parti
Débutons notre analyse de l’agit-prop brechtienne en insistant qu’il s'accorde aux besoins du Parti. Et la priorité du Parti, c’est de recruter, recruter des membres, des militants, des sympathisants, des compagnons de la route, des « idiots utiles ». Et pour recruter, quoi de mieux que de répandre l’idée (totalement fausse) que vous avez besoin du Parti pour améliorer votre condition sociale, économique et politique. Il existe un poème magnifique intitulé « Chanson de solidarité » où Brecht décrit pourquoi vous avez besoin d’adhérer au Parti. C’est un poème qui doit être chanté, chanté par une petite troupe d’agit-prop devant un public de prolétaires. Accompagné par une musique sauvage et martelée, il sonne et résonne alors dans la tête des spectateurs.
« [Refrain:] En avant, et ne jamais oublier // en quoi consiste notre force ! // En étant affamé et en mangeant, // en avant, ne pas oublier // la solidarité !
Debout, vous, peuples de cette terre ! // Unissez-vous en ce sens que // maintenant elle devienne la vôtre // et la grande nourricière. [Refrain...]
Noir, Blanc, Basané, Jaune ! // Mettez fin à leurs boucheries ! // Dès que les peuples eux-mêmes parlent, // ils seront vite unis. [Refrain...]
Si nous voulons y arriver vite, // nous avons besoin encore de toi et de toi. // Qui abandonne son semblable, // n'abandonne, il est vrai, seulement soi-même. [Refrain...]
Nos maîtres, qui que ce soit, // voient d'un bon œil notre désunion, // car tant qu'ils nous divisent, // c'est qu'ils restent nos maîtres. [Refrain...]
Prolétaires de tous les pays, // unissez-vous et vous serez libres ! // Vos grands régiments // brisent toute tyrannie.
En avant, et ne jamais oublier, // la question posée à chacun : // Veux-tu être affamé où manger ? // Le matin de qui est le matin ? // Le monde de qui est le monde ? » (6)
C’est une injection idéologique, adressée directement à l’individu. Une sommation politico-existentielle où l’individu doit choisir, soit d’être dans le parti des maîtres, soit de rallier le parti des prolétaires, des opprimés. Et le message est clair : pourquoi n'adhérez-vous pas au Parti des opprimés, au Parti où se trouvent les opprimés ? Bonne question, en effet, car si vous ne vous ralliez pas au parti des maîtres, pourquoi n'adhérerez-vous pas au parti des opprimés, au Parti où se trouvent (supposément) les prolétaires ?
De façon opportune, Brecht cache délibérément la réalité idéologique et politique du Parti. Obstinément, il dissimule la réalité structurelle et hiérarchique du Parti qui ne garantira qu’une place insignifiante et soumise aux voix des opprimés. Dans la réalité idéologique du Parti, les voix prolétaires resteront « opprimés », sans importance et sans portée.
Rappelons en ce sens que le Parti était organisé et divisé en trois échelons : 1re classe : les idéologues, les professionnels et les dirigeants du Parti; 2e classe : les fonctionnaires (du Parti), les organisateurs et les propagandistes; 3e classe : les membres ordinaires organisés (et contrôlé) en cellules. S’ajoutait une 4e classe constituée par des « idiots utiles », par des personnes qui soutenaient le Parti au cas par cas. La structure et le fonctionnement du Parti n’assuraient aux « opprimés », aux prolétaires, que le rôle d’être de la chair à canon.
Le Parti des « prolétaires / opprimés » n’était (et demeura) qu’un Parti d’intellectuels, de chefs, de professionnels, de l’avant-gardiste et de l’avant-gardisme où s’exprime « la ligne du Parti » qui peut opportunément être révisé chaque semaine.
L’agit-prop pour expliquer l’idée de l’avant-garde du Parti
Le susdit nous sensibilise sur la nécessité idéologique de faire accepter au peuple prolétarien, aux « opprimés », l’aspect avant-gardiste du Parti. Il faut faire avaler les structures hiérarchiques – très militaires – du Parti et le rôle (également militaire) attribué au « sommet », aux intellectuels, aux chefs, aux donneurs de l’ordre, aux idéologues professionnels, aux individus autorisés à interpréter et à parler au nom de l’idéologie du Parti (présentée en toute fausseté comme étant « marxiste »). Par l’un de ses poèmes agit-prop, Bertolt Brecht s’engage à expliquer, à justifier et à faire habiliter la nécessité d’une avant-garde, de l’avant-gardisme du Parti. C’est le poème (et la chanson) intitulé « Chanson du soldat de la Révolution ».
« 1. Soldat de la révolution // Ça m’est bien égal à moi où j’habite. // Toute chambre, et fût-elle obscure et petite, // Doit seulement m’être un bastion, // une position déterminée // Où j’installe mon canon.
2. De la contrée je ne me soucie pas. // Je vois tout de suite ce qui lui manque. // La plupart du temps elle n’est pas mauvaise, // Seulement la canaille qui a le culot de régner dessus. // Contre cette canaille il faut faire le front. // Alors la vie sera supportable partout,
3. Je n’ai besoin non plus d’amitiés, puisque toujours // Je me présente à mon corps de troupes, // Ce sont mes amis, ceux qui sont là. // Bien que jamais je ne les ait vus. // Je les reconnais facilement pour des amis : // Ensemble avec moi ils sont prêts à combattre.
4. Mes amis vont me chercher un morceau de pain. // Ils me procurent les derniers mots d’ordre. // Ils m’aident à panser mes plaies, // A retrouver dans le mur ce trou // Par où je reviens précisément là // D’où j’ai une fois été chassé.
5. Si je ne peux pas clopin-clopant revenir encore, // Aussitôt pourtant je commence à combattre : // De façon que je sache comment on gagne et ne rate rien. // en ce sens, chaque endroit est une position de combat // Pour un soldat de la révolution. » (7)
Un révolutionnaire professionnel, un intellectuel du Parti, c’est tout bonnement un autre type d’Humain. C’est celui qui se sacrifie lui-même pour la cause, pour la « ligne politique » du Parti, pour le bien-être de tous. De ce fait, il ou elle ne peut pas être comme les autres. Elle ou il, n’a rien, pour que les autres aient tout ! L’image inventée, c’est qu’il (elle) n’a pas de maison, pour que les prolétaires en aient une; il n’a pas d’épouse / d'époux ou d'enfants, pour que les prolétaires en aient, et aient la possibilité de les nourrir. Que peut-on reprocher à un homme, une femme, qui se sacrifie pour le bonheur des autres, qui servent le Parti, « le peuple », pour mieux faire avancer la cause prolétarienne ? Pareils aux saints d’autrefois, les nouveaux saints ne méritent-ils pas notre respect ?
Autant que cela sonne merveilleux, autant c’est faux, factice, truqué. Tout avant-gardisme repose sur un paradigme aliénant, sur le postulat, que la politique (surtout démocratique) n’appartient pas au peuple ! L’avant-gardisme, c’est du théologico-politique (dans son sens existentiel) objectivant la politique à être une lutte existentielle de « l’ennemi » et de « l’ami » (à la façon d’un carl-schmittisme (8) effaçant la distinction historique séparant la gauche et la droite) (9). Par l’idée d’être les précurseurs, l’avant-gardisme corrompt et fausse la possibilité de toute politique.

L’avant-gardisme se comprend le mieux comme du platonisme politique où les avant-gardistes sont des « rois-philosophes » qui se négligent. Suivant la parabole de la « caverne » (10) platonicienne, élue, l’avant-gardiste doit retourner au peuple pour (soi-disant) les instruire, les libérer, à partir de l’idée qui lui a été transmise, qui a été révélée. Hélas, en soumettant la politique à l’avant-gardisme, la question politique s’objectifie, pour correspondre à l’idéologie et à la ligne politique du Parti. Les gens ordinaires perdent tout contrôle et maîtrise sur leurs affaires et au lieu d’être les acteurs de leur propre politique, ils deviennent l’objet d’un « politique » d’En-haut, d’une politique avant-gardiste, une politique qui ne sera jamais la leur (sauf bien sûr « en idéologie »). Se perd le sens de la politique, et à sa place se confirme l’effacement, la minorisation, du peuple.
L’agit-prop pour introduire l’idée que le Parti représente la classe ouvrière
Sans conteste, l’avant-gardisme pervertit la politique. Le Parti en conséquence a tout intérêt à se présenter (de façon hypocrite) dans le rôle du représentant politique (et idéologique) de « la classe ouvrière », comme étant (de façon fausse) le parti de la cause prolétarienne, le Parti des opprimés. Il s’agit d’imposer l’idée (faux) que le Parti représente la classe ouvrière, que c’est le seul et unique parti pour cette classe, que tous les autres partis politiques sont sans exception corrompus, hostiles, indifférents. S’ajoutait la nécessité (perverse) d’imposer l’idée (fautive) que les parties ouvriéristes, sociales-démocrates, socialistes, etc., ne sont que molles, quasi bourgeoises, etc., allant même (en Allemagne surtout) à stigmatiser, de façon hallucinante, les Partis sociaux-démocrates comme étant « social-fasciste » (ce qui laissait le terrain libre aux nazismes et aux fascismes un peu partout dans le monde). Pour justifier l’idée du Parti dans un tel rôle, Bertolt Brecht présente le poème « La chanson sur le front uni » :
« Et parce que l'homme est un homme // voilà pourquoi il lui faut de quoi manger, eh oui ! // Aucun bavardage ne le rassasie // ça ne ramène pas de bouffe.
[Refrain:] Donc gauche, deux, trois ! // Donc gauche, deux, trois ! // Là où est ta place, camarade ! // Range-toi dans le front uni des travailleurs // Car toi aussi es un travailleur
Et parce que l'homme est un homme // voilà pourquoi il lui faut aussi vêtements et chaussures. // Aucun bavardage ne le réchauffe // et pas de roulement de tambour, non plus. [Refrain...]
Et parce que l'homme est un homme // voilà pourquoi les bottes dans la figure ne lui plaisent pas. // Il ne veut voir parmi soi aucun esclave // et au-dessus de lui aucun maître. [Refrain...]
Et parce que le prolétaire est un prolétaire // voilà pourquoi aucun autre le libérera, // la libération des travailleurs // ne peut être que l'œuvre des travailleurs [Refrain...] » (11)
Ça mord ! Chanté, avec sa sonorité très militaire, par son refrain martelant le « gauche, deux, trois », et son appel au « front uni », le poème, s’immisce en direct au corps. C’est un poème qui rameute, un poème qui suscite l’enthousiasme, l’exaltation, un poème qui enflamme l’esprit. Car c’est vrai, il faut avoir du pain sur la table, un toit où dormir, un travail qui permet de vivre. L’avenir sera plus agréable lorsque vous ne serez pas obligé de quémander pour vivre et quand vous ne craindrez pas d’être traîné dans la boue. D’où l’efficacité du slogan d’un « front uni », sous la guidance du Parti.
Front uni ! C’est dommage, mais le poème et le slogan mentent. Le front uni promis n’invite pourtant guère à autre chose que s’aligner individuellement à la ligne politique du Parti, s’aligner en obéissance et en minorisation. Pire, l'alignement doit se réaliser en solitude, en idiot utile. C’est l’individu seul et vulnérable qui est invité à accorder toute sa confiance, en aveugle, à la ligne politique du Parti. En s’adressant à la solitude des individus, le poème exploite leurs états de faiblesses et de vulnérabilités, qui rendent les individus plus manipulables et influençables, et surtout incapables de résister aux apparatchiks (i.e. aux propagandistes du Parti). S’exprime l’idée que les individus doivent servir le Parti pour que le Parti leur serve. Or, dans la solitude, dans l’isolement, l’individu ne sera guère plus que de la pâte molle entre les mains du Parti et les soubresauts stratégiques pour accaparer, pour monopoliser, le pouvoir.
Et ce n’est pas tout, s’observe l’instauration d’un hégélianisme à l’envers et à rebours. L’individu est devenu objet, objet de l’histoire qui avance, qui progresse, qui chemine vers son accomplissement, sa supposée finalité. L’individu, de la sorte, se trouve expulsé de sa propre histoire, l’individu n’existe plus que comme support à une histoire idéaliste et à une philosophie objectivante de l’histoire où s’annonce (pour les naïfs) la « fin de l’histoire » (12) .
L’agit-prop pour la glorification de l’Union soviétique
La « fin de l’histoire » ! L’Union soviétique n’était, suivant le bolchevisme hégélien, qu’une étape affranchie vers la réalisation de cette fin. D’où le rôle joué par l’agit-prop pour protéger, pour faire aimer et pour œuvrer en sa faveur. Il fallait faire de la propagande pour l’U.R.S.S., glorifier ses réalisations matérielles (qui statistiquement étaient réelles, nonobstant que le peuple vivait affamé) (13), de même que ses réalisations idéologiques (qui n’étaient que de faussetés vaporeuses et souvent criminelles). Sans état d’âme, Bertolt Brecht se mettait à la tâche et il accouchait la « Chanson de la faucille et du marteau ».
« C’est pour nous construire une vie // Que nous avons chassé nos maîtres // Et tracé sur nos drapeaux rouges // Fièrement faucille et marteau. //
Faucille et marteau, voilà nos outils ! // U.R.S.S. notre travail ça tient. // Pour les opprimés de tous les pays, // C’est une // forteresse dans le monde.
Ils seront, eux, très étonnés // De ce qui se passera si // Nous les voyons mettre leur groin // Dans notre jardin soviétique. //
Faucille et marteau sont plus qu’un outil ! // Et si vers l’Est ils tournent leurs canons, // Sur eux le marteau tombera sifflant // Et la faucille en deux les coupera. » (14)
Des verses poétiques en mode du matraquage. Le lyrisme ici sert à embellir les choses, sert à enjoliver une supposée « réalité », sert à faire fantasmer les gens en présentant l’U.R.S.S. comme le pays de l’avenir, le pays où l’avenir a été (partiellement) réalisé, le pays qui annonce ce qui peut être obtenu sous la guidance du Parti. Le poème, en toute fausseté, invente une « réalité » soviétique qui n’existait pas, une « réalité » idéologique qui n’était que « vrai » que si, avec la foi du charbonnier, vous vous engagiez à le croire. Éminemment idéologique, le poème incite l’individu à construire psychologiquement des liens émotionnels, affectifs, idéologiques, entre lui et l’Union soviétique. Brecht est clairement en mission commandée, en mission pour endoctriner et embrigader, pour subordonner et séduire. Pour la beauté de l’idéologie et de la combativité du Parti, Brecht sacrifie la vérité. Il refuse de s’occuper de quelque chose d'aussi trivial et d'aussi insignifiant que la réalité vécue par les gens en chair et en os.
Le problème ? Soumise aux émotions et à l’émotivité, la politique (de même que la raison) perd son sens, perd l’encrage dans le réel, la relation avec le réel. Nourri d’utopie et de passions, le « changement », le « progrès », la « lutte » (des mots objectivants) se substituent à la réalité, remplace la vérité, la facticité et le sens du réel. L’émotivité, sans ancrage dans le réel, fait écran à la réalité et le soumet à une dangereuse destruction de ce qui est réel, de ce qui n’est pas l’idéologie. Rapidement, une telle « politique » se révèle aveugle et enkystée dans une réification idéologique qui ne mène nulle part (sauf bien sûr à l’enfermement dans les rets idéologiques tissés à dessin).

Tout politique intenté de « changer les choses » ne peut réaliser qu’avec un « sens de la réalité », qu’avec une relation avec le réel, ce qui nous instruit que toutes victoires (ou défaites) idéologiques n’appartiennent qu’à un jeu de pouvoir. S'oublie que la réalité, fort heureusement, ne danse pas, jamais, au rythme de l’idéologie.
Agit-prop pour ne jamais se décourager
Bertolt Brecht, personnellement, a affronté le découragement à plusieurs reprises dans sa vie, il a également été témoin des défaites politiques, idéologiques, syndicales, cuisant de son temps. Avec ses poèmes agit-prop, il envoie le message qu’il ne faut pas (jamais) se décourager, qu'il ne faille jamais jeter la serviette et se retirer du combat. Tout cela est consigné dans un poème agit-prop de 1934 intitulé « Nos défaites ne prouvent rien ».
« Quand ceux qui luttent contre l’injustice // Montrent leurs visages meurtris // Grande est l’impatience de ceux // Qui vivent en sécurité.
De quoi vous plaignez-vous ? demandent-ils // Vous avez lutté contre l’injustice ! // C’est elle qui a eu le dessus, // Alors taisez-vous
Qui lutte doit savoir perdre ! // Qui cherche querelle s’expose au danger ! // Qui professe la violence // N’a pas le droit d’accuser la violence !
Ah ! Mes amis // Vous qui êtes à l’abri // Pourquoi cette hostilité ? Sommes-nous // Vos ennemis, nous qui sommes les ennemis de l’injustice ?
Quand ceux qui luttent contre l’injustice sont vaincus // L’injustice passera-t-elle pour justice ? // Nos défaites, voyez-vous, // Ne prouvent rien, sinon // Que nous sommes trop peu nombreux // À lutter contre l’infamie, // Et nous attendons de ceux qui regardent // Qu’ils éprouvent au moins quelque honte. » (15)
Apprécions positivement les mots qui confirment qu’il ne faille jamais se décourager quand on lutte contre les injustices, les intolérances et les discriminations. Exprimons surtout notre accord quand il affirme, de façon lucide et correcte, que celui « qui lutte doit savoir perdre ». Il convient pourtant de formuler notre accord le plus adéquatement, le plus clairement possible, pour faire sortir le poème du cul-de-sac funeste de la violence et de la contre-violence.
La lutte contre l’injustice, l'intolérance et la discrimination doit s’effectuer avec des mots, des arguments et de la considération, pour assurer que la raison gagne et s’éloigne de la violence. La lutte doit s’effectuer dans le domaine de l’argumentation, dans le domaine de la liberté d’argumenter pour sa cause dans l’espace public. Une telle lutte doit s’effectuer avec des mots bien argumentés, avec la liberté de formuler, de lancer, d’énoncer des arguments qui éclaire et qui informe. Il faut accepter d’être éclairé et informé par des contre-arguments, des contre-arguments formulés en toute liberté.
La liberté d’argumenter, c’est une victoire en soi en faveur d’un dialogue raisonnable, un dialogue qui ne ferme jamais aucune solution quant aux différents enjeux. L’argumentation, c’est une victoire pour l’intersubjectivité, la cosocialité, car au moyen de l’argument et du contre-argument les différents interlocuteurs ont la possibilité de dépasser la subjectivité initiale de leurs conceptions pour, avec raison et compréhension, évaluer à leurs justes valeurs ce qui a été entendu.
Ce qui doit compter pour « juste » et pour « justice » dans une société démocratique, nous concerne tous et ne peut pas être laissé à une minorité, une élite, une avant-garde à décider tout seul. Il faut admettre la discussion, la joute des arguments et des contre-arguments, des doutes et des interrogations, car quand règne la liberté d’argumenter, s’ouvre la liberté de juger, d’évaluer et de décider tous ensemble.
Un dernier salut à Bertold Brecht
Épargnons le lecteur des poèmes agit-prop panégyriques, hagiographiques et à la gloire du feu dictateur Joseph Staline. Ils sont ineptes, honteux, ce sont des poèmes qui couvent des crimes, des horreurs et des atrocités.
Des poètes, nous les pardonnons toutefois de toutes les folies, de tous les égarements, les aveuglements, les fanatismes. Nous les excusons en disant qu’en s’approchant de trop près, les Muses (ou les génies – les dæmones qui guident la création de l’art et de la beauté) ont été contaminées par la folie de la beauté qui venait d’elles. Une telle appréciation, hélas, ne sied pas vraiment bien à Bertolt Brecht. Il savait, il fermait uniquement d'une manière opportune les yeux en croyant que « le jugement dernier de l’histoire » (qui n’arrivera jamais) réglerait l’affaire. Il se trompait et il trompait les gens qui l’écoutaient, qui l’admiraient, qui lui faisaient confiance.
Rééquilibrons toutefois notre jugement, Bertolt Brecht ne se réduit pas uniquement à la lecture de ses poèmes d’agit-prop. Loin de là. Nous le reconnaissons. À côté, des poèmes de l’agit-prop se logent une panoplie de poèmes de différentes sortes, magnifiques et beaux. Il écrivait également des poèmes pour ses pièces théâtrales où regorgeaient des poèmes-chansons épatants et beaux. Il écrivait de même très souvent des poèmes en privé, jamais intentés pour publication, qui nous révélaient d’autres aspects de lui. Nous n’avons pas parlé, nous n’avons pas examiné. Reconnaissons qu’il existe plusieurs Brecht dans son œuvre et nous n’avons analysé (et critiquer) qu’un parmi eux.
NOTES
1. L’Arche Éditeur, Paris, ont publié (une large partie) des œuvres poétiques de Bertolt Brecht en 9 tomes en 1967 - 1969. S’ajoute, Bertolt Brecht, De la séduction des anges. Poèmes et textes érotiques, Paris, L’Arche Éditeur, 1997.
2. Le mot « agit-prop » (de même que le phénomène culturel et politique) vient du mot russe « агитпроп ». Voir, K. Andrea Rusnock, "Agitprop" (2003), dans James Millar (dir.), Encyclopedia of Russian History, Tome 1: A – D, New York. Gale Group (Macmillian), 2003, p 15 – 16. Dans la Russie bolchevik, l’agit-prop se situa à l’intérieur du mouvement « Proletkult » (ou Proletkoult) à l’œuvre dans les années 1917 à 1932.
3. Il s’agit d’une adhésion en « foi », car Bertolt Brecht ne s’inscrit jamais, à aucun moment de sa vie, formellement, comme membre, au Parti.
4. Bertolt Brecht ne séjournait que 12 jours en Russie - 18 au 30 mai 1941 – en transit vers les États-Unis. Le séjour en Russie était dangereux pour Brecht à cause du Pacte germano-soviétique (ou pacte Molotov–Ribbentrop) du 23 août 1939. La Russie arrêter et renvoyer en signe de bonne entente à l’Allemagne nazie des opposants et des communistes allemands (et d’autres nationalités) jugées « sacrifiables »
5. Bertolt Brecht, écris sur le théâtre, Paris, L'Arche, 1972, p. 337. Cf. Bertolt Brecht, Petit Organon pour le théâtre (1948), Paris, L'Arche, 1948.
6. Bertold Brecht, « Chanson de solidarité ». (Version de la Chanson de solidarité rédigée après la 2e guerre mondiale). La première version de ce poème fut écrite par B. Brecht autour de 1929 sous le titre “Chanson dominicale de la jeunesse libre” (“Sonntagslied der freien Jugend”) et différentes versions furent développées au fur des années.
7. Bertolt Brecht, « Chanson du soldat de la Révolution ». Poèmes. Tome 5 (1934-1941), Paris, L’Arche Éditeur, 1967, p 85 et 86. Traducteur Eugène Guillevic.
8. Bjarne Melkevik, « L’abîme et «l’exception»: Schmitt, Agamben et le Schmittisme », dans International Studies on Law and Education, numéro 15 (septembre – décembre 2013), Porto, IJI - Univ. do Porto, p 91 – 108.
9. Voir Carl Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, Paris, Flammarion, coll. Champs no 259, 1992 (Il existe quatre éditions de ce « livre », voir la préface de Julien Freund, dans C. Schmitt, La notion de politique, op. cit., p. 17, note 2); idem, La dictature, Paris, Seuil, 2000 ; idem, Théologie politique (original : 1922, 1969), Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 1988. Pour un critique du carl-schmittisme, Bjarne Melkevik «L’abîme et “l’exception”: Schmitt, Agamben et le Schmittisme», op. cit..
10. Platon, République, livre VII.
11. Bertolt Brecht, « La chanson sur le front uni » (1934 -1937).
12. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l'histoire (1822 - 1830). La sentence « fin de l’histoire » ne se trouve pas directement chez Hegel, mais se constitue sur une interprétation de ses écrits (et surtout celui ici cité). Cette interprétation hégélienne se construit, s’établit, à partir d’une compréhension de l’Histoire en « stades » (ou en « loi de développement / réalisations ») à réaliser, à accomplir, l’un après l’autre. Pour un critique, Karl Popper, Misère de l’historicisme (1944-1945). Paris, Plon, 1956; Édition poche, Paris, Presses-Pocket, 1988, coll. « Agora ».
13. Les bolcheviks en Russie vendaient du blé, pour se financer, et laisser le peuple à la famine, à la disette et à la privation de nourriture. Voir, Nicolas Werth, Les Grandes Famines soviétiques, Paris, PUF, 2020, coll. « Que sais-je ?» (no 4113). Il y a eu trois grandes séries de famines généralisées en U.R.S.S. : la première en 1921, causée par la désorganisation de l'agriculture à la suite de la révolution d'Octobre ; la seconde, artificielle, liée à la collectivisation des terres; la troisième, la famine soviétique de 1946-1947.S’ajoute pourtant la pénurie de nourriture 1917 – 1921 et des famines localisées de 1917 à 1952.
14. Bertold Brecht, « Chanson de la faucille et du marteau », Poèmes, Tome 5 (1934-1941), Paris, L’Arche Éditeur, 1967, p 33. Traducteur Eugène Guillevic.
15. Bertolt Brecht, « Nos défaites ne prouvent rien ».
28 juin 2024