Une fois de plus, nous est-il arrivé de lire « n’importe quoi » sur le christianisme et la sexualité ? Le résultat ? Le découragement, la lassitude, la démoralisation ou simplement la constatation froide que deux choses sont infinies, l'Univers et la bêtise humaine. Donc, rien de nouveau. Personne n’est obligé de s’instruire, de se renseigner ou encore de chercher la vérité. Pourtant, cela nous incite à réfléchir, à mobiliser la pensée contre la bêtise, ce que nous voulons faire en examinant, en analysant, un extrait de la pensée de Saint Thomas d’Aquin (1225/6-1274) concernant la sexualité humaine (la génération).

Pour l’Aquinate, la sexualité humaine relève de l’ordre biologique, de l’ordre animalier, de la jouissance, de la volupté, ce qu’il enveloppe dans une légitimation théologique chrétienne. Il défend que la sexualité humaine fournisse le plaisir intense, que cette sexualité se réfère à la sensualité, au bonheur, aux jouissances, et qu’elle ait sa propre raison qui exige que la prudence règne dans la matière. Examinons ses arguments.
Pourquoi Saint Thomas d’Aquin ?
Parce qu’il est sans doute un des esprits le plus éclairé et le plus libéral qu’a produit le moyen-âge. Chez lui c’est la raison, le raisonnable et l’intelligence, qui règne et qui s’impose discursivement (1). S’ajoute que la théologie et la philosophie de Saint Thomas sont très humaines, très humanistes et, soulignons-le, très common sens. Ici, nous sommes du même avis que Jürgen Habermas quand il fait l’éloge de l’Aquinate dans ces termes :
« Lorsque je me plonge dans la Somme contre les gentils de Thomas d’Aquin, je suis époustouflé par la complexité, par le degré de différenciation, le sérieux et la rigueur de son argumentation, construite de part en part de manière dialogique. Je suis un admirateur de Thomas. Il témoigne d’une forme d’esprit qui garantissait son authenticité par ses seules ressources. Dans le flot de religiosité auquel nous assistons aujourd’hui, on ne trouve plus de rochers de ce calibre, et cela, précisément, est aussi un fait.» (2)
Un jugement positif, très appréciatif, que Jürgen Habermas approfondit autrement dans son livre séminal sur « foi, science et théologie » de 2019. Dans les deux tomes de son « Une histoire de la philosophie 1 : La constellation occidentale de la foi et du savoir » et Une histoire de la philosophie 2 : Liberté rationnelle. Traces des discours sur la foi et le savoir (3), le dialogue avec Saint Thomas d’Aquin occupe une place centrale. L’appréciation se réitère par ces mots :
« Thomas, solides raisons à l’appui, s’attache à déterminer si la théologie peut recourir aux moyens de la science et procéder sur le mode discursif. À coup sûr, la théologie considère les choses sous un autre angle que la philosophie, à savoir non pas comme des substances au regard de leur nature propre, mais comme des créatures ordonnées par Dieu. À la différence de la métaphysique, la théologie n’est pas non plus conduite. En partant des chaînes de causalités intra-mondaines (à Dieu comme étant le premier être), elle part plutôt du Dieu créateur, d’un Dieu qui, au contraire de l’intellect humain, intellige les choses singulières non pas seulement dans leur ensemble, mais aussi en même temps, en tant que choses individuées. Pourtant, cette différence de perspective n’interdit en rien l’argumentation scientifique. […]
[…] Il est d’un grand secours que le corpus de vérités disponibles se divise en un savoir sacré et un savoir séculier. L’un ne pouvant contredire l’autre, la philosophie devient la pierre de touche de la théologie […] » (4)
Saint Thomas ne s’opposera certainement pas à cette assertion ! De toute évidence, Habermas cherche à épurer la théologie thomasienne d’autant d’aristotélisme que possible, de sauver Saint Thomas des griffes d’Aristote et des propos « scientifiques » aristotéliciens aujourd’hui non admissibles. Il suggère également dans ce sens que la théologie thomasienne à tout a gagné à être reprise sur un mode discursif, à savoir sur un modèle communicationnel et sans surcharge aristotélicien. Une assertion théorique qu’il apporte aux théologiens d’apprécier et d’approfondir (5).
L’œuvre de Saint Thomas est une lecture laborieuse et ardue. Elle est encore plus difficile à comprendre, car le plus souvent, il ne s’agit pas de comprendre une assertion de façon isolée, là où il convient mieux de la comprendre par un ensemble composé d’assertions et de raisonnements. Oui, nous pouvons reprocher à Saint Thomas son intellectualisme, son « cérébralisme », en nous rappelant toutefois que cela s’explique par l’analphabétisme de l’époque et par l’intellectualisme de ses interlocuteurs. Il écrivait pour être compris par des intellectuels de haut niveau. Il écrivait pour instruire de jeunes théologiens qui s’engageaient dans le domaine philosophique et théologique. Il écrivait pour s'assurer que la théologie chrétienne était la plus claire, précise et intelligible possible. Cela a créé, aussi bien philosophiquement que culturellement (pour rien ajouté quant à la valeur théologique) un sommet (car autant La Somme théologique que La Somme contre les Gentils sont des chefs-d’œuvre philosophiques), mais également un abîme d’intellection où se perdent tant de lecteurs aujourd’hui. Ils lisent sans comprendre, ils jugent sans penser. Saint Thomas, doit se lire « en texte » (en distance respectueuse des interprétations qui lui colle sur le dos) et avec intelligence, mais surtout il convient de reprendre ses propos, pour mieux, sans trahir, sans créer de contresens, sans embellir, établir le sens avec des mots contemporains.
À propos du sexe au paradis
Notre thème était le coït et le plaisir sexuel. Adressons-nous en conséquence au chapitre que l’Aquinate consacre à « la génération », les rapports sexuels, dans l’Éden biblique, en rappelant que l’expulsion de l’Adam et Eve du jardin de l’Éden (i.e. l’image du paradis céleste sur Terre) n’ont pas changés, modifiés, leurs natures anthropologiques. D’où les raisonnements de Saint Thomas.
« Il semble qu’il n’y aurait pas eu génération dans l’état d’innocence. […] »
Objection 3 : C’est dans l’union charnelle que l’homme devient le plus semblable aux bêtes à cause de la véhémence du plaisir [ vehementiam delectationis = intensité du plaisir / plaisir intense ] (6), et c’est pourquoi on fait l’éloge de la continence par laquelle les hommes s’abstiennent de plaisirs de ce genre. Mais si l’homme est comparé aux bêtes, c’est à cause du péché, selon la parole du Psaume (49,21) : « L’homme ne comprit pas quel était son honneur, il ressembla au bétail qu’on abat et lui devint pareil. » Par conséquent, il n’y aurait pas eu d’union charnelle de l’homme et de la femme avant le péché. […]
Réponse :
Certains, parmi les anciens Pères, considérant la laideur de la convoitise qui accompagne l’union charnelle dans notre état présent, ont soutenu que dans l’état d’innocence la génération ne se serait pas faite par union des sexes. Ainsi S. Grégoire de Nysse [335 – 394 apr. J.-C.] dit qu’au Paradis, le genre humain se serait multiplié d’une autre façon, comme se sont multiplié les anges, sans commerce charnel, par l’opération de la puissance divine. Et il dit que Dieu avait créé l’homme et la femme avant le péché, en pensant au mode de génération qui allait exister après le péché, péché que Dieu connaissait à l’avance.
Il y a donc deux choses à considérer dans l’union charnelle par rapport à l’état actuel.
Mais cette opinion n’est pas raisonnable. En effet, les choses qui sont naturelles à l’homme ne lui sont ni retirées ni accordées par le péché. Or, il est clair que si nous considérons dans l’homme la vie animale qu’il avait même avant le péché, comme nous venons de le dire, il lui est naturel d’engendrer par union charnelle, tout comme les autres animaux parfaits. C’est ce que manifestent les membres naturels destinés à cet usage. Et c’est pourquoi il ne faut pas dire qu’avant le péché ces membres naturels n’auraient pas eu leur usage comme les autres membres.
Premièrement, ce qui relève de la nature : la conjonction du mâle et de la femelle à engendrer. Car dans toute génération, il faut une vertu active et une vertu passive. Par la suite, étant donné qu’à l'intérieur de tous les êtres chez lesquels il y a distinction des sexes, la vertu active se trouve dans le mâle et la vertu passive dans la femelle. L’ordre de la nature exige que pour engendrer, il y ait union charnelle du mâle et de la femelle. On peut considérer un autre point, qui est une certaine difformité de la convoitise immodérée. Celle-ci n’aurait pas existé dans l’état d’innocence, quand les facultés inférieures étaient totalement soumises à la raison.
Solutions 3 : Les bêtes n’ont pas la raison. Aussi, l’homme devient-il bestial dans l’union charnelle tant qu’il n’est pas capable de régler par la raison le plaisir de l’union charnelle et le bouillonnement de la convoitise. Mais, dans l’état d’innocence, il n’y aurait rien eu dans ce domaine qui n’eût pas été réglé par la raison ; non pas, comme le disent certains [i.e. le franciscain Bonaventure de Bagnoregio, saint Bonaventure, 1217/21 - 1274], que le plaisir sensible eût été moindre. Car le plaisir sensible eût été d’autant plus grand que la nature était plus pure et le corps plus délicat. Mais l’appétit concupiscible ne se serait pas élevé avec un tel désordre au-dessus du plaisir réglé par la raison. Car celle-ci n’est pas chargée de diminuer le plaisir sensible, mais d’empêcher l’appétit concupiscible de s’attacher immodérément au plaisir. Et je dis [dico]" immodérément " par rapport à la mesure de la raison. C’est ainsi que l’homme sobre ne trouve pas moins de plaisir que le glouton dans la nourriture qu’il prend avec mesure, mais son appétit concupiscible se repose moins dans ce genre de plaisir. C’est bien ce que suggèrent les paroles de S. Augustin : « Elles n’excluent pas de l’état d’innocence l’intensité du plaisir, mais l’ardeur de la convoitise et l’agitation de l’âme. C’est pourquoi la continence n’eût pas mérité d’éloges dans l’état d’innocence, et si elle en mérite dans le temps actuel, ce n’est pas parce qu’elle restreint la fécondité, mais parce qu’elle écarte la convoitise désordonnée. Mais alors il y aurait eu fécondité sans convoitise. » (7)
L’importance des propos s’atteste par le fait que l’Aquinate parle en son propre nom, il met en avant son « et je dis », son « dico » ! Normalement, Saint Thomas ne parle que très rarement en son propre nom, il ne s’exprime que de cette façon dans des circonstances d’une importance majeure. La forme discursive normale pour lui, c’est d’harmoniser les opinions et des considérations, en autres mots il les « enveloppe », pour mieux réconcilier et rationaliser le tout sur un niveau rationnellement acceptable. Ici, le « Et je dis » flash, brille, étonne en conséquence, car subitement c’est comme si Saint Thomas sort de son rôle ordinaire, c’est comme s’il se présente personnellement, se présente comme une voix qui arrive avec une affirmation importante et à souligner.
Dans la citation qu'il vient de nous offrir, il y a trois assertions fortes de l’Aquinate qu’il convient d’examiner plus attentivement : d’abord, que la sexualité humaine trouve son sens dans la sphère animalière (anthropologique) de l’humain; ensuite que la sexualité humaine se caractérise par son « plaisir intense », et enfin que les enjeux de la sexualité humaine doivent être appréhendés par la raison prudentielle.
La sexualité humaine dans la sphère anthropoïde de l’humain
Et oui, nous sommes des êtres biologiques (anthropoïdes), des êtres avec des organes sexuels, avec des organes reproductifs. Il y a des mâles et des femelles, mis ensemble, ils peuvent se reproduire de façon sexuée, avoir des enfants, ce qui n’exclut pas qu’il y ait aussi des humains qui ne peuvent pas se reproduire (car empêchés, par exemple : par stérilité, impuissance, homosexualité, maladie, etc.). Les humains sont en effet programmés biologiquement pour se reproduire sexuellement, ils ont les organes à cet effet. Ce qui n’implique pas que cela se réalisera nécessairement ou que cela sera toujours possible. Quant à l’Aquinate, il se focalise totalement sur la reproduction sexuée, sur la « génération », sur le sexe, sur le plaisir du coït.
Saint Thomas est un réaliste, et le réalisme exige de regarder les choses comme ils sont dans le monde réel. La vérité concernant la sexualité humaine se trouve en face de nous, « per ea quae facta sunt », dans l’existence des organes sexués. L’Aquinate estime que tout univers sensible est identique à un livre écrit du doigt de Dieu et sa réalité se constate par ce qui a été fait. Avec les mots de Saint Paul « En effet, ce que l’on peut connaître de Dieu est clair pour eux, car Dieu le leur a montré clairement. Depuis la création du monde, on peut voir avec l’intelligence, à travers les œuvres de Dieu. » (8) Autrement dit, la vérité concernant la sexualité humaine se trouve dans la biologie humaine et nulle part ailleurs.
L’objection, auparavant citée de l’Aquinate contre le père de l’Église Gregor de Nysse (l’assertion postulant que « Dieu avait créé l’homme et la femme avant le péché, en pensant au mode de génération qui allait exister après le péché »), est anti-anthropologique et absurde théologiquement. La fantaisie d’une « première création » à laquelle s’ajoute une « deuxième création » (correctrice) n’est que de l’aberration de l’esprit. Le jugement tranchant (de même que le vocabulaire) de l’Aquinate, rejetant qu’une telle assertion fantaisiste en insistant sur le fait que cette « opinion n’est pas raisonnable » l’atteste. L’Aquinate affirme en toute simplicité, répétons-le, que « les choses qui sont naturelles à l’homme ne lui sont ni retirées ni accordées par le péché. » En effet ! Et quant au sexe, au coït, nous avons des organes sexuels à cet effet, des organes que nous sommes naturellement disposés à utiliser pour notre plaisir : « […] il lui est naturel d’engendrer par union charnelle [coitum], tout comme aux autres animaux parfaits. C’est ce que manifestent les membres naturels destinés à cet usage. » (9)
L’union charnelle, le coït, se réalise naturellement, tant que l’activité sexuelle est dans l’ordre des choses. Nous avons les organes pour le coït, la copulation, l’accouplement, et nous ressentons énormément de plaisir lors du coït. Pourquoi devons-nous nous en priver ? Que vive le sexe !
La sexualité humaine se caractérise par le plaisir intense
Et ce n’est pas tout ! Nous l’avons constaté, Saint Thomas affirme avec fermeté que le coït se caractérise par un « plaisir intense ».
Il affirme que « c’est dans l’union charnelle que l’homme devient le plus semblable aux bêtes à cause de la véhémence du plaisir [vehementiam delectationis = intensité du plaisir / plaisir intense]. » Il répète l’assertion, en s’assurant de l’autorité de Saint Augustin, qui avait d’ailleurs plus d’expérience sexuelle que Saint Thomas (qui n’en avait aucun), en affirmant que : « C’est bien ce que suggèrent les paroles de S. Augustin : elles n’excluent pas de l’état d’innocence l’intensité du plaisir […] ».
C’est bien dit ! C’est clair. Facile d’être en accord avec l’Aquinate. Le coït se caractérise bien par le « plaisir intense ». Par le plaisir pour la femme, le plaisir pour l’homme, pour le plaisir du coït ensemble. Dans le coït, nous recherchons ce qui nous donne le plaisir, beaucoup de plaisir, de plaisir intense, nous voulons ce plaisir, nous voulons le plaisir que le coït nous donne.
La sexualité humaine, qui occupe dans la vie des adultes une place importante, est un lieu, un topo, où l’humain confirme, par la pratique du coït, son humanité. À suivre l’Aquinate, la sexualité humaine, le coït, c’est simplement naturel et tout chrétien (et non-chrétien) du monde peut en profiter à la mesure de son engagement, et en jouir.
La sexualité a ses propres raisons
Examinons la troisième assertion de l’Aquinate, à savoir que la sexualité a ses propres raisons et que nous devrions l’aborder avec prudence, par la prudence. La raison de la sexualité humaine, c’est d’être ce qu’elle est (animalière, biologique), un domaine où s’expriment la sensualité, l’émotion, l’amour, etc., et où s’expriment réciproquement la jalousie, l’exploitation, la violence, la brutalité, la filouterie, la tricherie, les mensonges, etc.
Reprenons les mots de l’Aquinate, l’affirmation que « l’homme devient […] bestial dans l’union charnelle », d’où s’ajoute que « C’est dans l’union charnelle que l’homme devient le plus semblable aux bêtes », s’affirme que la sexualité humaine n'est pas considérée « à l’intérieur de la raison », à l’intérieur d’un a priori, mais relève d’une prudence qui cherche à comprendre, à dialoguer et à aider. La raison, dans le sens philosophique, est loin d’être la force motrice ou motivante dans le domaine de coït.
Ce qu’il faut accentuer, c’est que l’Aquinate ne propose pas de régler la sexualité humaine, le coït, avec une quelconque morale préétablie. Il n’arrive pas avec un modèle moral préjugé et à imposer sans compréhension. L'amoralité est simplement un trait de la nature animalière où se situe également l’humain. Là, Saint Thomas a raison, car le coït se fait, se réalise, avec les organes sexuels indépendants, affranchit, de toute raison. Qu’on devienne, selon l’Aquinate, « semblable aux bêtes », c’est en fait une bonne description, car c’est un domaine où souvent l’organe sexuel est pensé, littéralement, en lieu et à la place de la raison, de la « tête ». Nous devenons « bestiaux dans l’union charnelle », car nous voulons le coït, nous voulons être satisfaits, nous voulons notre extase, nous voulons notre orgasme, même si cela nuit à l’autre, même si c’est mal, même si cela est interdit par la loi. Nous constatons qu’il n’y a pas de morale naturelle dans le domaine de la sexualité humaine et qu'il règne, en règle générale, le désir non moral d’être satisfait sexuellement nonobstant la façon dont cela peut être obtenu.
Ce qui nous déplace vers la prudence, « la vertu la plus nécessaire à la vie humaine » (10).
La prudence face à la sexualité humaine
La raison pour laquelle l’Aquinate n’ajoute pas de morale à sa description anthropologique, c’est que toute recette moraliste risque d’être contre-productive. C’est la prudence qui doit être maître dans le domaine de la sexualité humaine tant qu’elle met en avant la maîtrise d’être humain.
« […] dans le genre des actes humains, la cause la plus élevée est la fin commune à la vie humaine tout entière. Et telle est la fin que vise la prudence. » (11)
Si nous suivons le raisonnement de Saint Thomas, la sexualité humaine n’est-elle pas un des actes humains le plus importants, une des causes les plus élevées en ce qui concerne la vie, et relevant ainsi à la raison prudentielle ? Il semble que oui, car :
« Le Philosophe (Aristote) dit en effet que celui qui raisonne bien à l’égard d’une fin particulière, par exemple la victoire, est appelé prudent, […] D’où il est évident que la prudence est sagesse en l’ordre des choses humaines, mais non pas sagesse absolument, car elle ne s’attache pas à la cause la plus élevée absolument ; en effet la prudence a pour objet le bien humain, et l’homme n’est pas ce qu’il y a de meilleur entre tous les êtres. Aussi est-il dit expressément que la prudence est " sagesse pour l’homme ", et non pas sagesse absolument.
S. Ambroise et de même Cicéron emploient le mot prudence au sens large, comme signifiant toute connaissance humaine, tant spéculative que pratique. On peut dire pourtant que l’acte de la raison spéculative lui-même, en tant qu’il est volontaire, tombe sous l’élection et le conseil quant à son exercice, et par conséquent tombe sous l’ordre et l’autorité de la prudence. […]
[…] la prudence relève la seule application de la raison droite aux objets de la délibération. Et l’on délibère là où les voies conduisant à la fin ne sont pas déterminées, comme dit Aristote. […] [L]’art est quelquefois spéculatif, tandis que la prudence ne l’est jamais. » (12)
La prudence, la raison prudentielle, s’impose face à la sexualité humaine, le coït, car en effet, la prudence fait de chaque être humain le maître, la maîtresse, de sa vie. Chaque vie humaine et surtout la sexualité a besoin de prudence, car il faut se protéger contre l’exploitation, la manipulation, la violence, les mensonges, et tant d’autres « maux ». Là où il y a l’humain, il y a de l’hommerie ! Il faut reconnaître que l’humain est vulnérable (13) et qu’il peut être blessé, estropié, violenté, et à ce moment-là sexualité humaine, le coït, n’est pas un plaisir intense.
La rationalité prudentielle fait partie de la raison
Prudence donc dans les affaires sexuelles. C’est le sens de la phrase auparavant citée : « Et je dis [dico] " immodérément " par rapport à la mesure de la raison [propter mensuram rationis]. »
Quand l’Aquinate utilise ici l’expression « mesure de la raison », se souligne que le domaine de la sexualité humaine n’est guère un domaine pour la raison catégorielle (« la sexualité dans les limites de la raison » des philosophes modernes) et non plus pour une raison ontologisante (« la sexualité humaine à la hauteur de l’être » de Heidegger, les postmodernes, les wokes et similaire). La prudence (équivalent latin de la phronêsis grecque) doit se faire entendre dans un domaine aussi sensible, aussi délicat que le coït humain, par la retenue réflexive et délibérative, par la disposition qui permet de délibérer (et de conseiller) sur ce qu'il convient de faire, en fonction de ce qui est jugé bon ou mauvais.
Pour l’Aquinate, spécifions-le, la raison humaine c’est la plus miraculeuse, la plus précieuse, la plus estimable, qu’existe sur la terre. Pour lui, c'est la raison qui doit gouverner la nature humaine. Avec la précision que si elle est la plus élevée, elle n’est pas pour autant suprême. La raison humaine se rapporte aux autres capacités de l'être humain, tout comme une « personnalité publique » se rapporte au groupe de personnes qu'elle représente et pour lequel elle agit. Le rationalisme de Saint Thomas est en conséquence modéré par la reconnaissance des exigences naturelles et biologiques (anthropologiquement) légitimes, de même que les capacités humaines qui viennent avec notre biologie, ou, avec le langage ici, qui vient avec notre « association » avec les animaux, les bêtes. Il n'y a pas de l’inimitié entre la raison et la nature humaine chez Saint Thomas. La raison devient pour la nature humaine la possibilité, l’éventualité, d’une consommation et d’une perfection de cette nature. La nature humaine reste naturelle, sans louange ni exaltation (ce qui n’exclut pas de faire hommage, de faire éloge, à la sexualité humaine), elle a sa propre raison d’être, et se respecte en tant que nature, en tant que biologie.
Notre nature humaine (où se situe le coït) est neutre, neutre biologiquement (et sexuellement) à l’égard de la raison. Nos pulsions et nos « passions », de même notre recherche de plaisir sexuel, ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, elles sont tout simplement naturelles, humaines. C’est toujours le vivat en faveur du sexe qui domine ici.
Epimétron (14)
L’éloge à la sexualité humaine, le coït, le plaisir intense de l’Aquinate a été écrit dans le troisième siècle. Beaucoup d’eau a depuis coulé sous les ponts. Force est de constater que beaucoup de choses ont changé, pas nécessairement pour le mieux, depuis le treizième siècle et aujourd’hui. Les coutumes, les mœurs, les convictions, enveloppant la sexualité humaine, sont parmi eux. Le plus grand changement entre le 13e et le 21e siècle, c’est qu'au 13e siècle les gens n’avaient guère d’accès à la science, tandis qu’au 21e siècle tant d’individus rejettent, tourne le dos à la science, au profit de la non-science. Ils conspuent la science biologique pour mieux s’égarer dans la psychologie égotiste.
En ce que concerne la sexualité humaine, soumis jadis au contrôle sévère de la conscience, elle se célèbre aujourd’hui comme une religion propre, comme une religion de divertissement et d’hédonisme où toute référence à la conscience doit être rejetée ou interdite. Pour notre contemporanéité, le coït se juge sur le niveau du corps, de la chair, au bénéfice du corps, de la chair, pour le profit de la psychologie individualiste. Notre contemporanéité idéalise l’activité sexuelle, le pousse en avant au point où ce dernier perd tout contact avec son support non corporel, la conscience. En tant qu’activité physique et biologique, l’activité sexuelle se déguise aujourd’hui de plus en plus sous l’étiquette « amour » là où il n’y a aucun amour, uniquement la chair qui affronte la chair, uniquement l’ennui existentiel qui s’expose à l’ennui existentiel, uniquement une solitude psychologique qui se collète à l’autre solitude psychologique. Une sexualité sans « conscience » apporte inéluctablement avec elle toujours le trouble, le désordre, la confusion, le désarroi et le trouble psychologique. Quelqu’un profite, quelqu’un souffre, tout cela n’a pas changé depuis le treizième siècle.
NOTES
1. Knut Erik Tranøy, « Aquinas », dans Daniel John O’Conner (dir.), A Critical History of Western Philosophy, London, Collier-Macmillian, 164, pp 98 – 123.
2. Jürgen Habermas, Une époque de transitions. Écrits politiques 1998 – 2003, Paris, Fayard, 2005, p. 325–326
3. Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie 1 : La constellation occidentale de la foi et du savoir, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2021, et Une histoire de la philosophie 2 : Liberté rationnelle. Traces des discours sur la foi et le savoir, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2023.
4. Jürgen Habermas, Une histoire de la philosophie 1 : La constellation occidentale de la foi et du savoir, op. cit., p 581. Habermas se réfère au livre « Summa contra Gentiles » (1259-1265) de St Thomas d’Aquin : ScG II, 4 et ScG i, 65. Cf. Jürgen Habermas et Joseph Ratzinger, Raison et religion, La dialectique de la sécularisation, Paris, Éditions Salvator, 2010.
5. Edmund Arens (dir.), Habermas et la théologie, Paris, Cerf, Collection Cogitatio Fidei - N° 178, 1993 (2023).
6. Saint Thomas d’Aquin est, c’est notre jugement, mal traduit en langue française et anglaise. Se traduit souvent de « latin vers néo-latin »! Ici le mot « véhémence » a aujourd’hui acquis une connotation littéraire (i.e. Force impétueuse des sentiments ou de leur expression; envoyant vers la psychologie), qui n’a pas de sens (ou de sens amputé) pour décrire ici le sens sexuel de coït sur lequel se prononce l’Aquinate.
7. Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Tome 1, ST I, question 98, Paris, Édition du Cerf, 1984, pages 633 – 635. Accès libre sur la Toile : Édition numérique : bibliothèque de l’Édition du Cerf, 1984. Cf. la version latine, S Thomae Aquinatis, Summa Theologica, Tomus Primus, Parisiis, P. Lethielleux, 1939, p 500 – 502.
8. Saint Paul, Lettre aux Romains, 1, 19 et 20.
9. Saint Thomas d’Aquin, Somme Théologique, Tome 1, question 98, op. cit, page 635.
10. Saint Thomas d’Aquin, Summa théologique, Ia IIae, q 57, 5
11. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 2a-2ae, question 47, Article 2 (La prudence est-elle seulement dans la raison pratique, ou aussi dans la raison spéculative ?), op. cit. p 1639.
12. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 2a-2ae, question 47, Article 2 (La prudence est-elle seulement dans la raison pratique, ou aussi dans la raison spéculative ?), op. cit. p 1639.
13. Bjarne Melkevik, « Vulnérabilité de la personne et effectivité des droits de l’homme : une question de potentialité ? », dans Élisabeth Paillet et Pascal Richard (dir.), Effectivité des droits et la vulnérabilité des personnes, Bruxelles, Bruylant, 2014, p 167 – 194; idem, « Vulnérabilité, droit et autonomie : un essai sur le sujet de droit », dans Arnaud de Raulin (dir.), Situations d’urgence et droits fondamentaux, Paris, L’Harmattan, coll. Économie Plurielle, 2006, p 49-76.
14. Substantif grec qui signifie le surplus, le surcroît. Ce surcroît résume sans conclure, en ouvrant pour de nouvelles réflexions.
3 mars 2024