Ce n’est que des poètes que nous attendons la vérité, affirmait Hannah Arendt (1), qui a elle-même écrit 74 poèmes(2). Elle nous lègue cet héritage poétique. Les philosophes qui écrivent de la poésie n'ont rien d'extraordinaire. Les journalistes, charpentiers, bûcherons, croque-morts, juristes, etc., font pareils. C’est une façon de s’exprimer, autant que c’est une voix poétique qui prend son envol. Quelques fois, c’est excellent; souvent, c’est le contraire. Entre les deux se situent les poèmes d’Hannah Arendt dont nous jugeons bien faits, très intéressants, et que nous rapprochons, modestement, à sa philosophie.
Par la suite, nous expliquerons ce rapprochement, cette corrélation, avec son œuvre philosophique. Nous réfléchirons à la façon dont ses poèmes se joignent à sa pensée philosophique (sans pour autant ne jamais se réduire ou se superposer à celle-ci) et comment cela peut nous faire apprécier poétiquement sa philosophie.
Philosophie avec Hannah Arendt
Hannah Arendt (1906-1975) se classe comme une des philosophes politiques (elle préfère le terme théoricien politique) la plus importante et influente du XXe siècle. Contrainte de quitter l’Allemagne en 1933 par la prise du pouvoir des hitlériens, elle s’installa à New York (1941), après un intervalle de neuf ans à Paris. Elle occupa plusieurs postes universitaires dans diverses universités jusqu'à sa mort en 1975. C’est par sa trilogie « Les Origines du totalitarisme » qu’elle a publié en 1951, qu’elle s’imposa intellectuellement. Une trilogie magnifique (1. L’Antisémitisme; 2. L’Impérialisme; 3. Le Totalitarisme) où elle étudie le totalitarisme comme un phénomène qui se caractérise par la trahison à l’égard de la politique comprise comme la gérance du bien politique à partir des dialogues et des ententes, et d’où s’ajoute l’analyse du désir pervers de réaliser un « individu nouveau », l’individu fabriqué pour un « avenir meilleur ». Son livre « Eichmann à Jérusalem : Rapport [Reportage] sur la banalité du mal » de 1963 est également remarquable. C'est un livre de réflexion sur l’individu qui obéit à un régime politique criminel et qui devient un rouage complaisant et malfaiteur au service d’un système meurtrier. Au moment de sa mort (1975), elle avait achevé les deux premiers volumes de son dernier ouvrage philosophique majeur « La Vie de l'esprit ». Ce dernier examinait les trois facultés fondamentales de la vita contemplativa (penser, vouloir, juger). Le fil rouge qui unit l’œuvre de Hannah Arendt se résume dans un « souci pour l’Homme ». C'est une mise en garde contre l’idéologie totalitaire qui s’exerce sur les individus afin de les « rendre meilleurs ». Tout cela se reflète dans ses prises de position politiques et philosophiques, de même, plus indirect et modeste, dans ses poèmes. Le sous-titre du livre français qui collège ses poèmes l’indiquent. Ce sont des « Poèmes de pensée ».
Existentialisme en poésie
Non, Hannah Arendt n’est pas une penseuse existentialiste. Loin de là. S’observe toutefois que l’étude de l’existentialisme a dans sa jeunesse fait partie de son parcours philosophique. S’observe également l’influence qu’ont exercée sur elle Karl Jasper et Martin Heidegger et leurs formulations de l’existentialisme (3). Plus important, l’existentialisme est devenu un élément de son caractère, à intégrer sa façon de comprendre et d’apprécier le monde réel, de se laisser émerveiller par l’existence, d’être curieuse et ouverte à l’exigence de liberté, d’apprécier la valeur d’un jugement réflexif respectant la réalité. Il existe une philosophie existentialiste chez Hannah Arendt consistant à un émerveillement devant le fait d’exister. Ce qui nous amène au fait que la grande majorité de ces poèmes mettent des mots sur le fait d’exister. Une existence presque kierkegaardienne où elle plonge elle-même (sa conscience) dans le tourbillon de la vie.
D’abord : « La tristesse est comme une lumière dans le cœur allumée, // L'obscurité est comme une lueur qui sonde notre nuit. // Nous n'avons qu'à allumer la petite lumière du deuil // Pour, traversant la longue et vaste nuit, comme des ombres nous retrouver // chez nous. // La forêt est éclairée, la ville, la route et l'arbre. // Heureux celui qui n'a pas de patrie ; il la voit encore dans ses rêves. (4) (1946)
Ensuite : // «Décharge mes souhaits de leur lourd chargement. // La vie est vaste et ne se presse pas. // Il y a beaucoup de pays sur cette terre // Et beaucoup de nuits sous le firmament.
Qui donc sait l'équation // De la vie, des souffrances ? // Peut-être qu'en des jours ultérieurs // Tout cela s'évanouira. (5) (1924)
Après : « Puis je courrai comme autrefois je courais, // À travers prés, champs et forêts; // Puis tu t'arrêteras comme un jour tu t'es arrêté, // Le plus tendre salut de la terre. //
Puis on comptera nos pas // À travers le lointain et la proximité; // Puis on racontera cette vie // Comme ayant été le rêve à jamais »(6) (1961)
Est décrite la vie pareille à la navigation sans boussole, la navigation avec une boussole individuelle et flottante, la navigation existentielle dans une société où l’individu se trouve englouti et où l’évènement nous rattrape à tout moment, pour notre bien, pour notre malheur. Notre conscience ici est comme notre citadelle. Elle nous permet de nous émerveiller devant l’existence, devant le bonheur de respirer, de sentir, de toucher, de rêver. Nous ne sommes pas « notre monde » ou « notre existence » (deux chosifications), mais le « moi » qui respire, qui pense, qui affirme le plaisir de vivre, la joie de vivre à notre façon et, autant que possible, en liberté.

Par cet existentialisme poétique, Hannah Arendt rejette tout déterminisme, toutes les « objectifications » et les « chosifications » au profit de la vie, vivre librement, vivre maintenant et vivre les lendemains qui s’annoncent. L’existentialisme classique est restauré, réaffirmé, dans son sens kierkegaardien originel, de même qu’est rejeté l’existentialisme pourri compris à partir de (ou fondé sur) « l’être » comme chez Heidegger, Sartre, etc. Peut-être qu'Hannah Arendt a compris Kierkegaard quand elle le lisait gamine dans la bibliothèque de son père. C'est ce qui l’a permis de résister à « l’existentialisme pourri » mentionné.
Souvenirs
Un poème de 1952 a éveillé notre curiosité ! Le poème s’appelle « En traversant la France ». Pourquoi ? Si Hannah Arendt a traversé, la France a plusieurs occasions, c’est surtout en voyageuse, là où ce poème évoque un contact différent avec la France, un contact sensuel et charnel. La traversée de la France qu'elle décrit sent, humecte, la terre, les champs, les arbres, les fleurs, les herbes, à l’opposé du bitume, de l’asphalte, des voitures, des trains, et des foules de voyageurs. Le poème nous intrique parce qu'au moment où Hannah Arendt a traversé la France de la façon qu'elle décrit le poème, c’était en 1940 :
« En traversant la France // La terre assemble en mosaïque tous les champs // y entrelace le liseré des arbres // elle nous laisse ourdir nos routes // autour des labours du monde
Les fleurs jubilent dans la brise // l'herbe pointe pour qu'elles s'y posent, // le ciel bleuit, fait signe à travers le tilleul // le soleil file de douces chaînes
Les hommes vont sans s'égarer // Terre, ciel, lumière et bois // à chaque printemps ils viennent, nouveau-nés, // jouer sur la scène de la toute-puissance. » (7) (1952)
Or, la grande et sensuelle traversée de la France d'Hannah Arendt a eu lieu en 1940. Cette dernière s’enfuit, en juin 1940, du champ d’internement pour des "étrangers ennemis" de Gurs, dans les Pyrénées-Orientales, où elle était restée 5 semaines. Dans le livre de souvenirs de Lisa Fittko, qui fuit également le camp de Gurs, elle décrit sa rencontre avec Hannah Arendt lors de sa traversée en France à l’été 1940 : « En cours de route, nous avons aperçu Hannah Arendt qui traversait un pré à proximité d’un village où elle se cachait tout seule. Elle projetait de reprendre la route quelques jours plus tard. « Voulez-vous nous accompagner à Lourdes ? » lui proposâmes-nous. « Je me sens plus en sécurité toute seule », nous a-t-elle répondu. « En bande, on a moins de chance de s’en tirer. » (8) C’est donc entre Gurs et Montauban (distance aérienne 287 km) qu’Hannah Arendt a traversé « sensuellement » la France, comme elle l’affirme, dans ce poème, où « elle [la France] nous laisse ourdir nos routes // autour des labours du monde ». C’est vrai et c’est bien dit !
Si le poème de 1952 remémore, comme nous le supposons, la traversée de France de 1940, l’évasion du camp de l’internement, l’échappé à travers les champs, les prés, les forêts et les campements de fortune dans la nature est une mnémosyne. Un souvenir qui nous rappelle nos propos concernant l’existentialisme de Hannah Arendt (bien entendu, un existentialisme à sa façon) et la valeur de la vie lorsque nous sommes en danger et soumis au désespoir, à l'angst. C’est dans les épreuves que nous ressentons le mieux la vie en nous, que nous l’apprécions davantage et que cela nous donne la force de foncer, pour continuer, pour résister et hurler ! Aucune confirmation ou dénégation n’existe pourtant quant à notre appréciation.
L’amitié en poésie
Hannah Arendt et Walter Benjamin étaient des amis philosophiques !(9) Ils se sont d’abord rencontrés à Berlin (Walter Benjamin était le cousin éloigné de son premier époux, Gunther Stern) et plus tard à Paris (1934 –1940). C’était deux Allemands en exil, deux intellectuels jetés au bord de la Seine. Ensemble, avec Heinrich Blücher (le compagnon de Hannah Arendt), ils ont animé un cercle philosophique, un salon de discussion (1935-1939). C’est à Hannah Arendt que Walter Benjamin confia le manuscrit « Thèses sur le concept d'histoire » (10) pour qu’elle le transmette à Adorno pour publication (ce qu’Adorno n’a pas fait au début). Walter Benjamin est décédé le 26 septembre 1940. Hannah Arendt écrivit un poème en 1942, pas en son hommage (11), mais plus pour pleurer la perte que sa mort représentait pour elle.
W.B. [Walter Benjamin]
« Voici qu’à nouveau le jour baisse, // La nuit retombe des étoiles, // Nous gisons les membres étirés // Dans les lointains, les proximités.
Depuis ces obscurités résonnent // De douces et minces mélodies. // Écoutons-les pour nous déshabituer, // Relâchons enfin les rangs.
Voix lointaines, peine proche – : // Ces voix de ces morts // Que nous envoyons en éclaireurs // Pour nous guider vers le sommeil. » 1942
Il y a de spleen dans ce poème ! Nous associons la poésie spleen à Charles Baudelaire (1821-1867), à ses poèmes de mélancolie, de « perte », des agitations de l’esprit. Hannah Arendt regarde dans le rétroviseur, la mort de Walter Benjamin est une absence qu’elle ressentit, c’est un vide qu’elle éprouve, une souffrance qui ne se guérit pas. Philosophiquement, Hannah Arendt s’explique :
« […] les anciens pensaient qu’une vie humaine ne peut se passer d’amis, et même qu’une vie sans amis ne vaut pas vraiment la peine d’être vécue. […] Nous avons coutume aujourd’hui de ne voir dans l’amitié qu’un phénomène de l’intimité, où les amis s’ouvrent leur âme sans tenir compte du monde et de ses exigences. […] Ainsi nous est-il difficile de comprendre l’importance politique de l’amitié. » (12)
Hannah Arendt atteste que les philosophes athéniens avaient raison. La vraie amitié est sacrée. La vraie amitié est rare. L'amitié qui se regrette, qui est rompue par la mort, est une épine dans la chair, un manque, une absence, un abîme qui fait mal. C'est ce que toute la tradition athénienne affirme en philosophie, surtout Platon et Aristote.
La poésie en tant que philosophe
Les philosophes reprennent et reforgent souvent les mots que les poètes nous ont modelés. Quand une philosophe comme Hannah Arendt écrit de la poésie, la philosophie ne se trouve jamais trop loin. Deux poèmes chez Hannah Arendt singularisent toutefois la poésie philosophique :
« Centaure [À propos de la doctrine de l’âme chez Platon]
Chevauche par-dessus la terre // Jusqu’aux bordures du lointain // Et que ton dos d’humain // s’ajuste aux cuisses animal. (…) Enveloppe de ton aile retenue en toi // La terre des hommes et des cavales // Dont la domination fait le malheur. (…) Trottant mais comme en vol, // S’étirant du visage aux cuisses, // Sois pour eux l’antique unité // De l’homme et de l’animal. » (13) (1953)

C’est splendide d’imaginer « l’âme », une notion par excellence de la philosophie hellénique, en tant que « centaure ». Le centaure est un être mythologique, mi-homme, mi-cheval. Il symbolise l’âme comme moitié chair, moitié d’esprit. L’âme de Platon symbolise ainsi des qualités de l’esprit : tempérance, courage et sagesse, d’où s’additionne l’agent, avec la chair humaine, avec sa tête, ses muscles, ses nerfs, et ensemble c’est l’âme « trottant en vol ». L’âme peut de ce fait bien « galoper », égale à un centaure dans le monde, elle peut « chevaucher » l’individu, elle peut « voltiger » (s’envoler, ondoyer) notre société. Hannah Arendt nous fournit une compréhension bien poétique de la notion de l’âme chez Platon.
C’est tout autre chose en ce qui concerne le poème sur Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), le romantique, le romancier, le dramaturge, le chef de son propre culte.
« Le traité des couleurs de Goethe
Jaune est le jour. // Bleue est la nuit. // Verte l’étendue du monde.
Lumière et ténèbres se marient // dans l’obscurité comme dans la clarté. // La couleur fait apparaître l’univers, // les couleurs séparent les choses des choses.
Quand la pluie et le soleil // las de la querelle des nuées // unissent encore la sécheresse// et l’humidité dans les noce des couleurs, // l’obscurité lui autant que la clarté – // Du ciel une arche rayonne,
Notre œil, notre monde. » (14) (1954)
J. W. Goethe, c’était la lecture à la bibliothèque de la maison de la jeune Hannah Arendt. Elle a été élevée, modérément, par le goethisme, par ses œuvres, et surtout par les romans Les Souffrances du jeune Werther (1774) et Faust (1808 et 1832). De toute évidence, un avertissement se prononce ici contre l’irrationalisme (car : « Lumière et ténèbres se marient »), un irrationalisme que Hannah Arendt rejette : « Goethe : « Le summum serait de comprendre que tout ce qui est factuel est déjà théorie. » Cette « compréhension produirait les « lois de l’unicité. » (15) En clair, cela produira de l’obscurité et le mysticisme autant chez Goethe que chez les postmodernes contemporaines.
La philosophie de Hannah Arendt signale « un amour pour le monde », un « amor mundi » (16). Une philosophie politique qui consiste à aimer le monde réel comme il est, le comprendre comme il est, et le changer à partir de ce qu’il est. Ni Platon ni Goethe n’aimaient le monde réel dans ce sens.
Religion et poésie
Seulement un poème chez Hannah Arendt est religieux. Cela témoigne qu’elle ne l’était pas elle non plus (17). C’était plutôt une juive agnostique (ou une juive athée) rattachée au sionisme politique et culturel (non-herzlien). Issue de ses jeunes années dans un milieu fortement sécularisé où la religion juive ne comptait guère, c’est le sionisme non-herzlien de l’engagement culturel et politique (surtout dans les années 1933 – 1937) qui l'a séduite. Ses années universitaires, en philosophie, en philologie et en théologie (protestant) la ramenèrent à étudier sous Rudolf Bultmann, l'un des plus grands théologiens protestants du XXe siècle. Notons que sa thèse de doctorat sur le « Concept d’Amour chez Saint-Augustin » (18) (1928), un sujet splendide (19), était loin d’être anodine pour une jeune femme issue d’un milieu juif émancipé. Une chose est sûre, elle resta tout au long de sa vie rattachée (même fidèle) à Saint-Augustin.
« Supporter la surabondance // quand vaques et vaques se brisent, // se refuser le faire-voir, // persister dans le silence –
Ô Dieu, tu ne nous entends pas.
De la surabondance la voix de Dieu // ne nous sauve pas. // Elle ne parle qu’aux nécessiteux // aux assoiffés, aux impatients.
Ô Dieu , tu ne nous oublie pas. » (20) (1952)
Beau ! Indubitablement religieux. C’est une prière ! Une prière pour le monde réel, pour l’amour de ce monde. Pourtant, c’est difficile d’aimer le monde réel tel qu’il est, car loin d’être parfait, notre désir de perfection nous astreint plutôt à détester le monde réel, le rejeter, le maudire. De ce fait, perdu dans notre désir de voir se réaliser un monde parfait¸ nous haïssons, souvent sans nous en rendre compte, les femmes et les hommes qui constituent ce monde. Aimer le monde, ne signifie pourtant pour Hannah Arendt ni acceptation sans réserve du status quo, ni rejet méprisant de celle-ci, mais plutôt l’invitation à s’engager politiquement et démocratiquement et à comprendre le monde réel comme étant en continuelle restructuration, en destruction, en « nativité » (recommencement). Ainsi, l’amour du monde commence avec « moi », qui m’adresse à « tu », à « il », à « elle », pour me faire universelle en m’adressant à tous, à « vous », à « nous », aux « elles » et aux « ils ». Pour que tous aiment le monde réel ensemble, chacun à sa façon, et que nous prenions soin de lui tous ensemble, politiquement ! C’est une compréhension du monde où « tu ne nous oublie pas ».
Qu’apporte la poésie à la philosophie ?
Hannah Arendt nous instruit quant à l’apport de la poésie à la philosophie : « La poésie, qui a pour matériau le langage, est sans doute de tous les arts le plus humain, le moins du-monde, celui dans lequel le produit final demeure le plus proche de la pensée qui l’a inspiré. La durabilité d’un poème est produite par condensation, comme si le langage parlé dans sa plus grande densité, concentré à l’extrême, était poétique en soi. Ici, la mémoire, mnemosunè, mère des Muses, se change immédiatement en souvenir : pour réaliser cette transformation, le poète emploie le rythme, au moyen duquel se fixe presque de lui-même le souvenir. C’est cette proximité du souvenir vivant qui permet au poème de demeurer, de conserver sa durabilité en dehors de la page écrite ou imprimée, et bien que la « qualité » soit soumise à une grande variété de normes, le poème inévitablement doit être mémorable afin d’être durable, afin d’avoir la chance d’être fixé de manière permanente dans le souvenir de l’humanité. De tous les objets de pensée, la poésie est la plus proche de la pensée, et le poème est moins objet que toute autre œuvre d’art; et pourtant le poème lui-même, si longtemps qu’il ait existé comme parole vivante dans le souvenir du barde et de son auditoire , sera un jour « fait » : il sera écrit et transformé en chose tangible parmi les choses, car la mémoire et le don du souvenir, d’où naît toujours le désir de l’impérissable, ont besoin de choses tangibles pour les rappeler et les sauvegarder.» (21)
Nous sommes d’accord. Oui, la poésie apporte beaucoup à la philosophie. Elle donne des ailes à la pensée et permet à la pensée de s’affirmer et de s’écrire librement et avec beauté. Quand la philosophie devient « pure » par la science, par la logique, par la rationalité instrumentale, le lien entre la poésie et la philosophie se brise nécessairement. Une double perte, autant pour la philosophie que pour la poésie, et surtout une perte pour tous ! Une perte pour tous, car les philosophes poètes nous « parlent » encore. Pensons à Lucrèce, Horace, Hésiode, Pétrarque, Dante, etc., et à l’œuvre d'Homer, d’Odyssée et d’Illiade, deux monuments où pensée et philosophie se sublime. Comme le monde a besoin des humains, les humains ont besoin de philosophie et de poésie.
Notes :
1. Hannah Arendt, Journal de pensée : 1950-1973, Tome I : juin 1950 – février 1954; Tome II : mars 1954-1973, Paris, Seuil, 2005, cahier XIX, p 507 sq. « On objectera toujours aux poètes qu’ils mentent. Et c’est également tout à fait justifié. Car c’est d’eux, exclusivement, que nous attendons la vérité (et non pas des philosophes dont nous attendons qu’ils pensent.) Face à une exigence aussi redoutable, comment ne pas mentir? »
2. Hannah Arendt, What Remains: The Collected Poems of Hannah Arendt, sous la direction de Samantha Rose Hill (dir.), New York Liveright (Norton), 2023; idem, Heureux celui qui n’a pas de patrie. Poèmes de pensée (traducteur François Mathieu), Paris, Payot, 2015 (nous trouvons ici 70 poèmes traduits). Voir aussi, idem, Hannah Arendt. Poèmes inédits, traduits par Anne-Sophie Astrup, dans Les Cahiers du GRIF, Hors-Sérien°1, 1996, p. 105-109. Hannah Arendt écrit tous ses poèmes en langue allemande.
3. Hannah Arendt, Qu’est-ce que la philosophie de l’existence?, Paris, Payot & Rivage, coll. Rivages poche no 400, 2002; idem, La philosophie de l’existence et autres essais, Paris, Payot & Rivage, coll PBP, 2015, voir particulièrement l’article « Søren Kierkegaard », p 81-88.
4. Hannah Arendt, « La tristesse est une lumière allumée dans le cœur » (poème sans titre), traduit par Anne-Sophie Astrup, dans, idem, Poèmes inédits, op. cit., p. 106.
5. Hannah Arendt, « À », traduit par François Mathieu, dans, idem, Heureux celui qui n’a pas de patrie. Poèmes de pensée, op. cit., p 37.
6. Hannah Arendt, « Puis je courrai comme autrefois je courais » (poème sans titre), traduit par François Mathieu, dans, idem, Heureux celui qui n’a pas de patrie. Poèmes de pensée, op. cit., p 187.
7. Hannah Arendt, « En traversant la France », traduit par Anne-Sophie Astrup, dans, idem, Poèmes inédits, op. cit., p. 109.
8. Lisa Fittko, Le Chemin des Pyrénées, Paris, Maren Sell, 1987, p 101.
9. Howard Eiland and Michael W. Jennings, Walter Benjamin: a critical life, Cambridge (MA), The Belknap Press of Harvard University Press, 2014, pp. 580-581, pp. 634-635, p. 659, p 553 & p. 678.
10. Walter Benjamin, Thèses sur le concept d'histoire (1939), publié sous le titre « Sur le concept d'histoire », Paris, Payot, collection Petite bibliothèque Payot, 2013.
11. Pour hommage voir Hannah Arendt, Walter Benjamin 1892-1940, Paris, Allia, 2007.
12. Arendt, Hannah, « De l’humanité dans de “sombres temps” », in, idem, Vies politiques. Paris, Gallimard, coll. Tel Quel, 1986, p. 33 – 34.
13. Hannah Arendt, Centaure [À propos de la doctrine de l’âme chez Platon], traduit par Denis Thouard, dans, idem, Journal de pensée : 1950-1973, Tome I : juin 1950 – février 1954, op. cit., p 473.
14. Hannah Arendt, La théorie des couleurs de Goethe, traduit par François Mathieu, dans, idem, Heureux celui qui n’a pas de patrie. Poèmes de pensée, op. cit., p 153. Arendt se réfère au livre de Goethe, Zur Farbenlehre. Didaktischer Teil, Berlin, 1810 (traduit en français : Le Traité des couleurs, 2000).
15. Hannah Arendt, Journal de pensée : 1950-1973, Tome I : juin 1950 – février 1954, op. cit., p. 67. Arendt se réfère à J. W. v. Goethe, Maximes et réflexions, Paris, Payot & rivages, 2001, p 63.
16. Hannah Arendt, lettre à Karl Jasper, 6 août 1955, dans Hannah Arendt, Karl Jasper, Correspondance,1926-1969, Payot, Paris, 1995, p 370 (lettre 169). « J’ai commencé tard à aimer vraiment ce monde, à vrai dire ces dernières années seulement, et je devrais être capable de le faire maintenant. Par reconnaissance, j’intitulerai mon livre sur les théories politiques Amor mundi. »
17. Hannah Arendt, lettre à Karl Jasper 4 mars 1951, dans Hannah Arendt, Karl Jasper, « La philosophie n‘est pas tout à fait innocente » (Correspondance), Paris, Payot et Rivages, 2006, p 248 : « Toute religion traditionnelle, juive ou chrétienne, ne me dit plus rien du tout en tant que telle ».
18. Hannah Arendt, Le Concept d'amour chez Augustin, Paris, Payot & Rivages, coll. « Rivages poche », 2000.
19. Voir 1 Jean 4:8
20. Hannah Arendt, « Supporter la surabondance » (poème sans titre), traduction François Mathieu, dans, idem, Heureux celui qui n’a pas de patrie. Poèmes de pensée, op. cit. p. 175.
21. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calman-Lévy, coll. Pocket, 2016, p 225.
2 octobre 2023