Pour Ronald M. Dworkin, la vertu souveraine est « l’égalité ». Mais où se trouve cette vertu? Bien entendu, elle se découvre autant dans le monde si platonicien des idées que dans la réalité constitutive d’une société bien ordonnée et qui respecte les individus. Elle se retrouve surtout en tant qu’obligation de faire triompher cette vertu par des stratégies d’ingénierie politiques, juridiques, sociales et économiques. Ainsi se résume l’ouvrage « La vertu souveraine » (1) de Ronald Dworkin qui fera l’objet de nos réflexions critiques.

Avant d’aller plus loin, il convient toutefois de dire quelques mots sur Ronald M. Dworkin (1931 – 2013) qui était incontestablement l’un des penseurs philosophiques, politiques et juridiques le plus influents de la planète. En tant que professeur de philosophie du droit à l’Université de New York et à University College de Londres, de penseur (et idéologue) clé du Parti démocrate aux États-Unis, de « chroniqueur-choc » publiant régulièrement ses articles dans la New York Review of Books (correctement décrit l’organe théorique du chic radical), d’auteur de livres et d’écrits ayant récoltés une audience mondiale, Dworkin a misé sur l’évolution d’idées politiques (et juridiques). Quant à lui-même, il qualifie sa pensée comme un « nouveau libéralisme » ou encore comme étant la zone médiane entre la droite et la gauche.
Or, pourquoi choisir la notion d’égalité en tant que vertu souveraine, au-dessus de toutes les autres vertus publiques? Bien que cette notion ait été identifiée (plutôt à tort) à la « gauche », est-elle suffisante pour être élevée au rang de « souveraine », au-dessus des autres? Pourquoi ne pas choisir plusieurs vertus ou encore une vertu qui sied à chaque activité institutionnelle ou étatique? Ne serait-il pas possible de renoncer à toute politique de vertu et simplement exiger que les institutions ne s’en mêlent pas? Ne revient-il pas plutôt aux individus de choisir d’être? Bien sûr, Dworkin ne l’entend pas de cette façon et à l’écouter il faut une vertu souveraine, imposée aux institutions publiques.
La société comprise en tant que somme actuarielle
Dworkin conceptualise la société comme une somme actuarielle, ce qui se révèle par le concept de « marché hypothétique des assurances ». L’homme, selon lui, se trouve ontologiquement dans une situation d’égalité double : d’abord en tant que simple membre de ce marché et ensuite en tant qu’acteur de sa propre égalité qui cherche à tirer profit de ce marché hypothétique. En conséquence, deux présomptions s’imposent : d’une part, il s’agit d’un marché où se décide ce qui peut être quantifiable (ce qui exclut d’emblée la religion, les goûts, les relations individuelles, etc.) et d’autre part, l’égalité se comprend en tant qu’égalité d’accès aux ressources. Il s’agit alors de deux affirmations qui portent immédiatement Dworkin en faux avec la tradition libérale classique et que l’on peut appareiller à une conception dite « économiste » proche de la social-démocratie européenne, avec la différence toutefois qu’il revient au « pouvoir » individuel (et actuariel) de se confirmer dans son système et nullement, en tout cas pas au premier regard, le bien-être collectif.
En examinant plus attentivement le « marché hypothétique des assurances », nous constatons que si les individus possèdent la même possibilité de police d’assurance, ils ne bénéficient pas pour autant de polices identiques. Dworkin insiste sur le fait que les talents, qui permettent d’avoir accès aux ressources, de même que les goûts sont différemment distribués et que la responsabilité de chaque individu doit être reconnue et promue. En conséquence, c’est une police d’assurance standard qui sera acquise par la majorité des gens et ceux qui ne le souhaitent pas doivent souscrire, à leurs propres risques, à une police d’assurance majorée. Une police d’assurance standard correspond donc à un niveau de « ressources » équivalent à celui que procure la possession de talents moyens, ce qui est le cas pour la plupart des gens. Il s’agit philosophiquement là d’un principe « actuariel » qui, dès lors, fait de chaque individu (ou plutôt de chaque groupe) le propriétaire d’une quote-part actuarielle hypothétique. Car il est impossible, défend Dworkin, de stipuler au préalable la valeur de cette quote-part puisqu’elle dépend de la compréhension que les individus acquièrent par l’utilisation des ressources sociales disponibles et de l’assentiment qu’ils se font relativement à une égale attention dans la distribution des mêmes « ressources ».
Or, si la société se constitue comme une somme actuarielle tout individu peut alors revendiquer sa quote-part : « Pourquoi lui et pas moi? ». Chaque individu est en fait censé pouvoir faire un calcul actuariel et éventuellement se présenter devant le Tribunal pour le valider sous l’angle de la « bonne compréhension »! Chose importante : cela se revendique sur le plan de « marché », de « quantifiable » et de « ressource » ou, pour être plus précis, sur le plan d’un calcul actuariel où chacun reçoit, proportionnellement, sa quote-part d’égalité suivant une police d’assurance standard. Mais le calcul actuariel de la quote-part de chacun relève d’une science complexe qui, à suivre Dworkin, nécessite une connaissance approfondie de la société. Le gouvernement doit en conséquence également assurer la quote-part actuarielle de chacun par des programmes étatiques (ou de vertu souveraine!) dits opportunément « égalitaires ». La police d’assurance standard se concrétise de ce fait chez Dworkin dans l’obligation éthique d’une « importance égale » (ou « attention égale ») relative à chaque citoyen et dans un « respect égal » de la façon que chaque citoyen choisit de réaliser sa vie.
Suivant Dworkin, tant qu’il s’agit d’honorer une logique actuarielle de l’égalité, elle ne peut être sacrificielle sur le plan individuel. Si cette prémisse est vraie en théorie, elle l’est, estime Dworkin, également en pratique. C’est surtout en raison du fait qu’il ne peut pas exister de conflit entre les concepts « liberté » et « égalité », ou même de vrais conflits sociaux, car l’unicité même de ce « marché hypothétique » exclut tout conflit au profit d’un « bien comprendre ». La société, comprise en tant que « somme actuarielle », est donc, selon Dworkin, ontologiquement « éthique », « bien ordonnée » et « perfectible ».
Sous le soleil de la vertu
Dworkin a, en somme, forgé une « clé philosophique » ou mieux gnostique! Une « clé philosophique » qui ouvre la voie vers la compréhension des mystères et qui résout tous les problèmes philosophiques dans la société et dans le droit (surtout constitutionnel). On a qu’à sortir sa « clé » pour voir s’ouvrir la boîte sociétale et pour exposer la bonne compréhension au grand jour.
La première évidence qui s’offre alors à nous est que nous sommes, sans le savoir « solidaire »! C’est le principe même d’un régime d’assurances et le propre d’une quote-part actuarielle dévolue à chacun! Il en découle que l’État ou les institutions politiques, législatives et judiciaires doivent agir en conséquence. Cela signifie qu’un État providence est dans l’ordre des choses, car seul un tel État peut pratiquer adéquatement une politique de redistribution des ressources suivant une logique actuarielle.
La deuxième évidence est qu’une politique d’ingénierie sociale doit être entreprise par les instances politiques. La société « actuarielle » peut être trahie dans les faits notamment par des « arrêts dans la création » qui peuvent laisser entrer des démiurges malins (comme nous l’enseigne la tradition gnostique); en conséquence une politique musclée qui combat les forces anti-assurantielles néfastes sera nécessaire. Il faut donc, assène Dworkin, instaurer des politiques de correction et de rectification pour assurer que le sens assurantiel (et actuariel) prévale dans la société et pour tenir les forces démiurges malines à distance.
La troisième évidence que nous révèle Dworkin est l’obligation de faire une lecture morale de la Constitution, des « droits » fondamentaux, des libertés publiques, etc. puisque « sous » eux se cache, à le croire, un « droit naturel » constitué par des principes qu’il nous incombe de découvrir et de respecter. Il faut surtout s’assurer que l’idée actuarielle (et éthique) gagne et serve à corriger nos penchants adamiques. En ce sens Dworkin, tout au long de « La vertu souveraine », insiste sur l’effet bénéfique que nous tirons d’une telle lecture morale et comment celle-ci sert le dessein d’une société bien ordonnée.
Cette « clé philosophique » (ou gnostique) peut évidemment être utilisée ailleurs! Nous ne pouvons qu’être éblouis de constater comment elle est utile à Dworkin pour régler une fois pour toutes (ou presque!) une pluralité de questions philosophiques, éthiques et juridiques. Finalement la limite ne sera, chez Dworkin, qu’un autre concept philosophique, à savoir : la « dignité humaine » ou encore le caractère sacré de l’individu.
Haro contre les non-vertueux
Selon Dworkin, une politique de la vertu nécessite des êtres vertueux et il faut, en conséquence, crier haro sur les non-vertueux : on le constate surtout sur le plan de la sélection des futurs juges et sur sa compréhension de la démocratie,
En fait, une des questions importantes sera de savoir si, lors de la sélection des futurs juges, nous pourrons accepter un candidat qui répugne à juger selon la lecture morale de la Constitution à la façon de Dworkin, ou encore qui affirme souhaiter juger selon les lois en vigueur ou selon une conception de droit correspondant aux critères démocratiques. Une telle position est simplement inacceptable! Ce serait accepter le diable chez les anges! De telles personnes qui n’acceptent pas une politique de la vertu doivent, sans autre façon, être pourchassées comme des pestifères. Seules des personnes qui acceptent de mettre en scène un scénario pré-écrit théoriquement peuvent accéder à la magistrature. Il s’agit justement là du dilemme auquel est confrontée toute politique de vertu!
Mais qu’en est-il de la démocratie? Elle n’est, chez Dworkin, qu’une servante! C’est comme dans un manoir bien organisé où l’éthique règne, entouré de ses servantes qui s’agitent et l’adulent. En ce sens la démocratie, pour Dworkin, est une scène publique où se joue la pièce théorique (et actuarielle) de la vertu de l’égalité. Les acteurs principaux, à savoir l’Exécutif, le Parlement et le Sénat, la Cour suprême et les cours fédérales- et ainsi de suite- doivent jouer cette pièce-là et aucune autre. Tous doivent jouer le rôle prescrit par le scénario actuariel et s’assurer que la cohérence narrative et interprétative se tient et se renforce. Toute faux-pas hors de ce scénario actuariel doit immédiatement être identifié et sévèrement sanctionné. Le public constate ainsi, in visu, que la politique de vertu règne et que tout est « égal » suivant la bonne compréhension du scénario et à l’exclusion des non-vertueux.
La séduction gnostique
En fin de compte que pouvons-nous critiquer? La théorie de Dworkin est simplement enivrante. Qui n’a pas envie d’y croire! Finis les conflits sociaux ou moraux, finis les divisions politiques puisqu’en fin de compte ils ne sont qu’illusions. Dworkin, c’est comme suivre les traces d’un dieu gnostique en visite chez les hommes. La vérité se révèle par une « bonne compréhension », par une « cohérence narrative », par une « bonne réponse » que seul l’Initié possède puisqu’il a reçu le don de faire une pareille lecture dont il connaît les secrets, le sens actuariel de notre existence. Qui n’a pas envie de devenir un tel Initié? Admettons que l’envie nous brûle et que l’image de nous-mêmes en tant qu’initié, ou encore en tant qu’expert en politique, en éthique, en « droit » appliqué ou en toute sorte d’application, selon le goût du marché, nous séduise. Imaginez posséder les réponses avant les questions! Vous n’auriez qu’à dire aux gens : « Nous avons la réponse, posez maintenant vos questions! ». Cela donne un atout inestimable en philosophie autant qu’en droit et nous pouvons au préalable avoir la certitude gratis que la vertu a gagnée. Nous voulons croire! Pourtant, nous ne le pouvons pas! C’est la faute de notre mère qui nous a éduqués à ne jamais accepter la facilité, le mensonge et l’orgueil. Freud a finalement raison!
Il faut donc accepter que nous restions, jusqu’à la fin de nous jours, dans la caverne de Platon et qu’on nous refusera de monter, tel l’Initié, vers la Lumière, vers la « bonne compréhension » de Dworkin! Hélas aucun futur gnostique, soit-il philosophique, juridique ou simplement dworkien, ne nous sera accordé! Il nous reste à contempler, avec envie, les Initiés qui, lors des débats publics sur les choix sociaux, nous rendent visite dans notre société si compliquée, si diversifiée et si conflictuelle et qui nous diront que tout cela n’est qu’illusion! En cachette nous pourrons toutefois murmurer « c’est ici que nous vivons » et « c’est ici qu’il faut agir, utiliser la raison et s’entendre »! C’est une lutte entre la raison de la tête et la raison des tripes où, fatalement, la tête perd. Après avoir lu « La souveraine vertu » de Dworkin, c’est inéluctablement le désir ardent de devenir gnostique comme les autres qui coulent dans nos veines!
Note
1. Ronald Dworkin, La vertu souveraine, Bruxelles, Éditions Bruylant, coll. Penser le droit, 2007. Traduction de: Sovereign Virtue: The Theory and Practice of Equality, Cambridge, Harvard University Press, 2000.
20 avril 2023