Son nom brille toujours! Facile à prévoir que son nom vivra pour l’éternité! Érostrate a tout fait pour que cela soit le cas. Aujourd’hui son nom est fameux, c’est un adage, un nec plus ultra qu’attire dans une contemporanéité où tout le monde (sic!) a envie « d’être fameux comme Érostrate ». C’est ce à quoi aspirent aujourd’hui nos élites artistiques, contre-cultures, postmodernes, universitaires, « wokes » et pareils, quoique dans une proportion plus mesurée (dans la démesure) que ce que vise qu’implique le fanatique, le terroriste, le meurtrier en masse. Personne et rien n’arrivera à les convaincre qu’ils méritent moins qu’Érostrate, d’être fameux comme lui!
Le désir d’avoir un nom!
L’historique Érostrate avait minutieusement planifié comment devenir fameux! Il n’a visé rien de moins, il l’avait comme destin et comme finalité. Et si tu es sûr de ton but, de l’objectif qui résume tout ce que tu désires sur la terre, il ne reste qu’à s’en donner le moyen. Pour Érostrate (ou Hérostrate) la fin justifie les moyens, l’intention de devenir fameux, la finalité de voir son nom traversant les siècles des siècles sans sombrer dans l’oubli, sans rature, pour au gré se raconter par une mimesis infinie qu’embrassent les formes diversifiées de poésie, de romans, de théâtre, des récits, de la journalistique. Une mimesis, que célèbre son nom et ses actes, que tout le monde peut imiter, qui est facile à imiter, où celui qui ose et qui imite a toutes les chances d’être l’Érostrate de son temps.
Qu’avait donc fait Érostrate pour mériter sa renommée? A-t-il servi l’humanité en apportant une découverte scientifique, un nouveau traitement contre les maladies qu’infligent morts et malheurs, une nouvelle technique servant l’agriculture et la sécurité alimentaire, ou mieux? Rien de tel! Érostrate avait observé que les vrais « bienfaiteurs de l’humanité » restent dans l’ombre et que personne ne se souvient par la suite de leurs noms. Pour celui qui doute de l’affirmation, demandez-lui s’il sait pourquoi le nom de Samuel Plimsoll sonne agréable dans les oreilles d’un marin et pourquoi il ne s’engagera jamais sur un bateau « plimsoller » (un bateau « navire-cercueil » voué au naufrage). Les bienfaiteurs de l’humanité ont, nous le savons, hélas, une mauvaise tendance à se faire oublier. Comme la permanence de « noms » repose entre les mains des poètes, les créateurs du mimêsis, cela s’explique, il n’y a rien d’excitant de louer les « bonnes femmes », les « bons gars ». Les poètes qui créent l’immortalité (depuis l’âge d’Homère, d’Hérodote et de Thucydide), qui forgent l’imitation créatrice qu’efface l’oublie au profit du mimêsis, ne se laissent guère impressionner par la banalité de l’individu commun, l’individu bon ou l’individu « bienfaiteur de l’humanité », trop « ordinaire » pour mériter une versification, une littérarisation, un poème. Nos poètes, nos intellectocrates, affectionnent avant tout « la grandeur », l’audace, le fait d’oser, la marginalité et « le minoritarisme », n’est-il présent que par la démesure (hybris), la folie, l’érostratisme.
Les noms des malfaiteurs de l’humanité qu’il s’agisse de Robespierre ou Napoléon, de Lénine ou Staline, d’Idi Amine Dada ou Robert Mugabe, de Pot Pol ou Khieu Samphân, d’où s’ajoute une avalanche de noms surgissant de partout du monde, nous les connaissons et nous mémorisons leurs méfaits. Les « bad boys » (les méchants hommes et femmes) nous connaissons leurs noms, nous racontons « leur histoire », et ils demeurent de ce fait « toujours avec nous »! C’est la leçon qu’avait sûrement déjà retenue Érostrate à son époque, il était en ce sens précoce, car vivant dans le 4e siècle avant J.-C.
Il était une fois un homme nommé Érostrate
Qu’avait donc réalisé notre Érostrate historique? Qu’avait-il fait pour devenir un idiome ou une allégorie, fameux comme Érostrate? La réponse, c’est qu’il a allumé des feux! Pareils à Néron, il a incendié! Pour devenir fameux, rien de plus abject que d’incendier et donc l’intérêt de le faire, même si nos Érostrates contemporains ne manquent guère d’imagination dans le domaine d’abominations, d’horreurs et de terreurs. Actuellement, ils font de la surenchère pour inventer des atrocités prêtes à glacer l’âme des contemporains.
Avec l’objectif de devenir fameux, célébré, connu, Érostrate a, le 21 juillet 356 av. J.-C., mis à feu au Temple d'Artémis à Éphèse, la quatrième des Sept Merveilles du monde. Une partie de la ville a brûlé avec le Temple. Capturé et mis en examen, il avoue, sous torture, qu’il a incendié le Temple d'Artémis pour devenir fameux, pour jouir de la célébrité, de la notoriété, du renom. Il sera exécuté et les Éphésiens interdiront que son nom soit prononcé à jamais, que pour toute l’éternité son nom soit maudit et qu’il soit interdit à jamais de le citer ou de le glorifier. L’histoire a ignoré ces édits et le nom d’Érostrate a passé à la postérité, il a réussi son pari, il est devenu fameux, comme le prouvent les références le mentionnant, dans les récits, les histoires, les épopées, les poèmes, les chansons, et ce, de l’antiquité à nos jours[i].
Aujourd’hui, l’exploit d’Érostrate sert à ses disciples, avoués ou non, à devenir à leur tour fameux. L’exemple d’Érostrate séduit fortement nos contemporaines : selon ce modèle, il faut commettre une atrocité, une abomination, une horreur si grande qu’elle oblitère tout sauf votre nom! Notre actualité regorge d’individus qui s’adonnent à des actes atroces, barbares, terroristes, pour gagner leurs quinze minutes de célébrité. Et ce phénomène s’accélère : les candidats à la renommée suivant les traces d’Érostrate sont parmi nous, prêts à récolter leur gloire et leur popularité! Les journalistes les suivent à la trace, et surtout, ils mentionnent leurs noms! « Qui n’est pas tout à la fois révulsé et attiré par un acte diabolique ? »[ii]
De toute évidence, l’Érostrate de l’histoire a remporté son pari : il a osé, il a gagné, il a réussi. Érostrate avait trouvé la formule pour obtenir la célébrité, et depuis, avec son nom ou sans son nom, tout individu (ou groupe) qui cherche la célébrité sait quoi faire. Faire un Érostrate de soi, accepter et oser la célébrité, oser devenir fameux. Cela nous instruit sur le fait que l’histoire se répète, hélas, souvent à notre préjudice, pour notre plus grand malheur. Pauvres de nous, n’avons-nous pas mérité mieux?
Oser se faire célèbre, oser d’être Érostrate de son temps
Devenir un Érostrate est-il un état d’esprit? Plusieurs raisons nous poussent à le croire. Ne deviens pas un Érostrate qui le veut, il faut se préparer, il faut modifier sa mentalité, il faut devenir plus que les autres. C’est un état d’esprit dans lequel on renonces à toute « décence ordinaire »[iii], renonces à l’humanisme et à l’humanité, renonces à être comme les autres et avec les autres. Tout doit être mis en œuvre pour se sentir au-dessus, différent, distinct des autres, au-dessus du peuple (et du populisme), au-dessus des trivialités de l’existence ordinaire. La nouvelle l’Érostrate[iv] de Jean-Paul Sartre peut nous instruire.
Dans sa nouvelle, qui exalte littérairement la haine contre l’humanité et les humains, est dépeint un portrait glorifiant la violence, le meurtre gratuit, le sadomasochisme. C’est l’apologie d’un héros tourmenté qui a en horreur la sexualité ordinaire, qui glorifie la soumission et la dénégation de la femme, qui exalte une bisexualité non assumée, et, où la mort de l’humain, d’autrui représente la satisfaction d’avoir réussi. C’est, probablement à l’image de Jean-Paul Sartre lui-même, puisque ces thèmes se répètent dans son œuvre.
« — Je le connais votre type, me dit-il. Il s'appelle Érostrate. Il voulait devenir illustre et il n'a rien trouvé de mieux que de brûler le temple d'Éphèse, une des Sept Merveilles du monde.
— Et comment s'appelait l'architecte de ce temple ?
— Je ne me rappelle plus, confessa-t-il, je crois même qu'on ne sait pas son nom.
— Vraiment ? Et vous vous rappelez le nom d'Érostrate ? Vous voyez qu'il n'avait pas fait un si mauvais calcul. »[v].
S’écrit un existentialisme bidon, un anti-existentialisme (en faux, face à Kierkegaard, face à Dostoïevski) où la volonté de faire du mal à l’autrui rejoint et s’accroît par la volonté d’être « différent », d’être « radical ». C’est la quête de la reconnaissance (sans mérite) chez autrui, le moment où l’individu revendique d’être unique à l’égard d’une plèbe sans importance. Le nouvel Érostrate de Sartre doit tuer pour être.
Tuer, assassiner, pour être
Dans la nouvelle de Jean-Paul Sartre, le nouvel Érostrate tue, il assassine. L'enfer, c'est les autres et pour être, le nouvel Érostrate doit tuer. Il commence par faire la comptabilité et parce que son revolver a six balles, il décide d’assassiner cinq personnes et de s’achever avec la sixième balle. Il se purifie d’abord pendant trois jours, ne mange rien et ne dort pas non plus, pour ensuite, tel qu’un « individu né de nouveau », émerger dans la rue afin de tuer. En tuant en premier un homme obèse avec trois balles dans l'estomac, en tirant deux balles ensuite, par hasard, dans une foule en panique, pour enfin se trouver dans l’indécision devant son propre suicide, il ne sait plus quoi faire, car il vit dans le futur pour échapper au poids du présent.
L’Érostrate de Jean-Paul Sartre, c’est un sartrien prêt à devenir exterminateur, à s’affirmer comme tueur, selon la formule célèbre qu’il annonce (influencé par Érostrate?) dans sa Préface à Frantz Fanon : « Car, en ce premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé. »[vi]. C’est un nouveau commandement laïc et républicain : « Tu devrais tuer! ». Une apologie gratuite en faveur de la violence absolue, l’idée (fausse) que la colère doit être apaisée par (et dans) le sang, que le sang versé par l’autre fera de « toi » quelqu’un de purifié, « nouveau » et « libéré ». C’est l’idée du sang réparateur, rejuvénilisant, renouvelant, qu’en faisant tabla rasa du passé, qui engendrera (supposément) l’individu nouveau, l’individu de l’advenir, l’individu pur. C’est ainsi que Sartre met en scène son Érostrate:
« Pour moi, qui, jusqu'alors, n'avais jamais entendu parler d'Érostrate, son histoire m'encouragea. Il y avait plus de deux mille ans qu'il était mort et son acte brillait encore, comme un diamant noir. Je commençais à croire que mon destin serait court et tragique. Cela me fit peur tout d'abord et puis je m'y habituai. Si on prend ça d'une certaine façon, c’est atroce, mais, d'un autre côté, ça donne à l’instant qui passe une force et une beauté considérables. Quand je descendais dans la rue, je sentais en mon corps une puissance étrange. J'avais sur moi mon revolver, cette chose qui éclate et qui fait du bruit. Mais ce n'était plus de lui que je tirais mon assurance, c'était de moi : j'étais un être de l'espèce des revolvers, des pétards et des bombes. Moi aussi, un jour, au terme de ma sombre vie, j'exploserais et j'illuminerais le monde d'une flamme violente et brève comme un éclair de magnésium. »[vii]
Pour situer l’Érostrate de Sartre, il importe de se rappeler qu’il avait adoré, glorifié, magnifié, en son temps, les « faits-divers » et surtout les récits de l’anormalité, de délinquance, de déviance, de folie, particulièrement s’ils s’entrelaçaient de sociopathologie et « d’étrangeté psychologique ». Sartre campe en fait son Érostrate dans le « fait-divers » de l’époque, d’abord en évoquant l’exploit de l’aviateur Charles Lindbergh qui en 1927 avait réussi en solitaire à traverser l'Atlantique sans escale pour, en triomphe, être accueilli à l’aéroport de Bourget par une foule immense. Mais surtout, et là sied de toute évidence la sympathie de Sartre, en évoquant l’affaire judiciaire des sœurs Papin – Christine et Léa - qui le 2 février 1933 au Mans (France) ont tué, d’une sauvagerie inouïe, leur patronne et sa fille. L’assassinat de deux femmes par deux autres femmes, où ces dernières arrachent les yeux de leurs victimes avec les doigts, pour ensuite, avec un couteau et un marteau, les « taillader » et « marteler » jusqu’à la mort, de même s’acharner pareillement sur leurs dépouilles, avait fasciné les intellectocrates de l’époque[viii]. L’affaire avait fait énormément de bruit et elle séduit également, par effet érostratien, les esprits aujourd’hui[ix]. Sartre, dans sa nouvelle, insiste sur le fait que son Érostrate souhaite à son tour recevoir l’attention, « la reconnaissance », qu’ont obtenue les sœurs Papin[x].
L’Érostrate de Sartre, c’est surtout un imitateur, quelqu’un qui a fait sienne la formule éprouvée en vue de récolter la renommée. C’est quelqu’un qui s’estime différent, qui se croit « éveillé » (woke), progressiste, qui sait qu’il est au-dessus de la triste plèbe, qui sait qu’il est celui qui fera la différence, celui qui changera les choses, celui qui bousculera les certitudes et les inerties, celui dont on se remémorera par la suite le nom.
Les petits Érostrates et les grands Érostrates
Il y a pourtant de petits Érostrates et il y a de « grands » (sic!) Érostrates. Il convient de distinguer les deux. La différence, c’est que les petits Érostrate nous ennuient (et nous fâchent à répétition), là où les « grands » Érostrates nous effraient, nous font peur, nous « terrorisent »!
Pour caractériser d’abord les petits Érostrates, insistons qu’ils se révèlent rapidement comme une nocivité, une nuisance, une peste, des trolls, étant insupportables dans leurs méchancetés, agressivités et hostilités. Nous les trouvons sur la Toile, où ils répandent des théories complotistes, « alternatives », « accélérationnists », « nesciences », bref ils prennent leurs egos loufoques au sérieux. Ils mettent le « feu » pour attirer l’attention, pour provoquer, pour répandre des polissonneries, et surtout « pour épater la bourgeoisie et la bourgeoise ». Ils carburent sur des « likes » et le nombre de « suiveurs », mais arrivent quelques fois à faire du fric par la « popularité électronique ». À pareille occasion, ils permettent, aux voyeurs ordinaires de partager leurs vies, leurs intimités, leurs lubies, le tout pour encaisser l’argent de sponsors. Les petits Érostrates ne se restreignent en rien à la Toile, ils peuvent également exceller dans l’art d’entarter des premiers ministres, de jeter des chaussures sur un président, de montrer son cul poilu à une reine, et d’autres expressions artistiques qu’on apprécie plus ou moins.
Par leurs nuisances, voire leurs adolescences, les petits Érostrate obtiennent immanquablement leurs « quinze minutes de célébrité » dans et par leurs gangs, leurs groupes d’affinité, leurs groupes de ralliement. Ils vivent, par la suite, le reste de leurs jours dans l’ombre de leurs exploits, de leurs audaces, satisfaits d’eux-mêmes, en rappelant, à qui prête l’oreille, les grands moments qui ont fait d’eux un Érostrate contemporain, quelqu’un qui a osé!
Les « grands », les vrais, Érostrates sont dangereux. Mortellement dangereux. Ce sont des êtres dans la veine de l’Érostrate de Jean-Paul Sartre, des êtres qui assassinent, qui se transforment en instrument, en outil, pour terroriser autrui, terroriser tous ceux qui souhaitent vivre en liberté, terroriser l’autre pour qu’il (elle) se nie et se soumette. Pour le vrai Érostrate contemporain, son nom devient son œuvre, son œuvre devient son nom, et dans la même veine : sa cause devient son nom, son nom sa cause! En toute ignominie!
Devant le double attentat au marathon de Boston, en avril 2013, ce qui horrifie, c’est que les deux bombes, plantées par deux terroristes islamofascistes, visaient à maximaliser le nombre de victimes et de blessés. C’étaient deux bombes remplies de petits objets avec l’intention morbide et sadique de déchiqueter tout corps humain dans son rayon d’action. Tout avait été mis en œuvre pour mutiler, couper, blesser, amputer, pour hacher, détruire, morceler, la chair humaine. Et les deux terroristes ont atteint leur but; à la façon d’Érostrate.
Quand la cause est « un nom » (et réciproque : le nom « une cause ») s’ouvre un vertige antihumaniste, une brèche civilisatrice, un abîme antihumain où l’humain se trouve de trop! Soumettre un bâtiment ou une ville à la rage des flammes, planter des bombes, c’est se faire assassin, et assassiner peut, hélas, s’exécuter de mille façons. Pour l’Érostrate contemporain, ce qui compte c’est l’art de la cruauté, de la bestialité et de l’inhumanité, au profit du nom de la cause. D’où l’interrogation, l’érostratisme contemporain se compare-t-il le mieux à un syndrome, pareil à une maladie mentale, une maladie de la « mentalité nouvelle »?
Un syndrome d’Érostrate
L’érostratisme contemporain est-il donc un « syndrome » où fusionnent « le nom » et « la cause »? Un auteur contemporain, le juriste Albert Borowitz, nous propose d’envisager le terrorisme contemporain, compris au sens large, pareil à un « syndrome d’Érostrate ». Il définit ce syndrome en ces mots :
« Syndrome d’Érostrate »:
1. Érostrate et ses disciples partagent un désir de renommée ou de notoriété aussi durable et répandue que possible. Ce désir peut être apaisé par la publicité du nom du criminel, mais souvent, préférant échapper à la détection en conservant l’anonymat, il est satisfait de la célébrité qui découle de son acte. Ces moyens de gratification, alternatifs ou en combinés, donnent de publicité pour le nom ou pour le crime, et reflètent l’impulsion érostratique sous-jacente, c’est-à-dire une volonté de maximiser un sentiment de pouvoir. Le criminel ressent une amélioration du pouvoir sous la forme de l’autoglorification (l’obtention de la reconnaissance du nom) ou de l’autoglorification (la démonstration de la capacité de destruction par l’accomplissement d’un acte exhibé qui vivra dans l’infamie). La violence héroïque peut être perpétrée par une personne agissant seule ou avec d'autres qui partagent, ou non, sa soif de gloire.
2. Le but du crime est de provoquer la panique, la détresse, l’insécurité ou la perte de confiance du public.
3. Une personne, un bien ou une institution célèbre, est souvent choisi comme victime ou cible. Comme l’a observé l’essayiste romain Valerius Maximus[xi] dans ses portraits des candidats à la célébrité négative, un tueur peut espérer, par son attaque, absorber la célébrité de sa proie – pour être connu, par exemple, comme « l’homme qui a assassiné Philippe de Macédoine »[xii]. Le même mécanisme fonctionne chez les incendiaires et chez les destructeurs de monuments bien connus, tels que le temple d’Artémis.
4. Un sentiment de solitude, d’aliénation, de médiocrité et d’échec peut déclencher une envie dirigée contre ceux qui sont perçus comme plus prospères ou prestigieux. L’envie est exacerbée par un esprit ambitieux et compétitif et la conviction que les voies du succès sont injustement bloquées.
5. Le criminel érostratique peut être affligé de compulsions autodestructrices: avouer, narguer ou aider plus ouvertement la police qui le poursuit; et se suicider ou subir la mort soit au cours du crime, soit par exécution. Puisque son but ultime est la gloire, le reste de la vie du criminel devient méprisable en tant que valeur en soi; c’est un pion à échanger contre l’accomplissement de son objectif.
6. La violence érostratique peut acquérir une dimension sacrilège lorsque le criminel frappe un sanctuaire religieux ou une cible laïque qui a une signification emblématique.
7. La soif de célébrité peut se combiner avec d’autres motifs, personnels et/ou idéologiques, pour provoquer un acte criminel. »[xiii]
C’est une énumération complète, une illustration exemplaire en ce qui concerne l’érostratisme contemporain. Et nous sommes d’accord, l’auteur touche à l’essentiel, il confirme que l’esprit érostratien d’aujourd’hui est complexe, compliqué et pluraliste. En rien l’érostratisme contemporain ne se réduit-il à une chose unique, il se révèle clairement comme un syndrome dans le sens même de ce mot, un carrefour où s’entrecroisent les malheurs, les fantasmes et les idiosyncrasies de notre époque.
Et un élément mérite davantage notre attention, un élément de plus en plus présent dans l’érostratisme contemporain (même si cela n’était pas absent non plus chez l’Érostrate historique), à savoir le désir de tuer, démolir, anéantir, la culture, tuer la mémoire, tuer la beauté.
Tuer la culture, tuer la mémoire, tuer la beauté
Pour les vrais Érostrates contemporains, tuer, assassiner, soumettre l’autrui, ne sont pas assez, il faut aussi tuer la mémoire, tuer la mimèsis de l’aventure humaine sur notre planète bleue. Il faut assassiner l’histoire pour que rien ne puisse être prouvé, pour que l’histoire d’un peuple ou d’un lieu soit amputée pour toujours de son sens et de sa signification.
Rappelons les islamistes salafistes brûlant des livres et détruisant les mausolées à Tombouctou (Mali) en 2012 – « Là où l’on brûle les livres, on finit aussi par brûler des hommes ». Rappelons également la destruction, en Afghanistan, des bouddhas de la falaise de Bamiyan (2001), par les talibans fascisants, une autre des merveilles de la civilisation et de l’humanité, réduits en poussière. Évoquons également, les destructions viles, ignobles, abominables, qu’ont fait subir les fascistes islamiques à la ville antique de Palmyre (2015/2016), un autre des foyers culturels importants du monde antique. Des destructions déshonorantes et dépourvues de moralité, des imitations d’Érostrate pour une « cause » sans valeur, sans sens d’humanité, sans avenir pour l’humain.
Dans le poème Érostrate au temple d’Éphèse d’Auguste Barbier[xiv], trois « déesses » se dressent devant lui avant l’acte sur l’escalier du Temple d’Artémis, lui implorant de penser et de reconsidérer ce qu’il s’apprête à accomplir. Ce sont la Pitié, la Beauté et la Mémoire, les trois déesses présentent des arguments qui auraient convaincu tout individu honnête. Privilégiant, pour notre propos, l’argumentaire de la Mémoire, à l’encontre des assassins de culture et de la beauté :
« LA MÉMOIRE
Et moi, je suis la grande Mnémosyne,
Du monarque des dieux l’amoureuse divine,
La mère des neuf sœurs compagnes de Phœbus :
Je suis celle qui porte en sa large poitrine
Les grands forfaits et les grandes vertus.
Insensé que le mal entraîne,
Tu cours à ta perte certaine,
À l’infamie, au déshonneur ;
Et puisque tout l’enfer est au fond de ton cœur,
Voilà de ton âme hautaine
Le reflet rouge et plein d’horreur
Que le temps roulera dans son onde lointaine.
Au bruit sauvage de ton nom,
Les peuples éperdus se voileront la tête,
Comme au sinistre aspect d’une ardente comète,
Au retentissement d’un désastre profond ;
Ton nom sera hurlé sur toutes les ruines ;
Ton nom sera l’écho des pestes, des famines ;
L’épouvante du genre humain ;
Et les cris à la bouche et le fouet à la main,
Les malédictions et leur frère l’outrage,
De peuple en peuple et d’âge en âge,
Te poursuivront sans relâche et sans fin. »
La Mémoire affirme qu’Érostrate fait du mal, qu’au lieu de contribuer à la beauté (et au bien), il se souille dans son contraire, qu’au lieu de construire il défigure, qu’au lieu de contribuer à la beauté du monde il enlaidit, qu’au lieu de s’allier avec ses cosociétaires il les outrage.
Face à la beauté du monde, face à une mimêsis de l’aventure humaine, Érostrate est un malfaiteur. En assassinant la beauté, il assassine également la capacité des individus à se libérer de tous les jougs, à cultiver en toute liberté leur volonté, leur autonomie, leur égalité. Une humanité à genoux, une humanité estropiée, risque fort d’aimer ses chaînes en fer. Or, la négation de l’humain, c’est la négation de toute liberté.
La damnatio memoriae
Nous l’avons mentionné, quand Érostrate fut condamné, un élément du jugement portait sur la damnation de la mémoire du condamné par l'interdiction de mentionner son nom. Dans l’antiquité romaine, c’est l’institution civile de la abolitio nominis (« suppression du nom ») où la damnatio memoriae (« damnation de la mémoire »). C’est un jugement par lequel se décide que le démérite d’une personne (ou un groupe de personnes) est si immensément grave que ce « démérite » risque de se transmuter, dans des esprits endoctrinés ou fanatisés, en célébration du « mérite mal-mérité » (ce qui se produit en effet trop souvent). Une situation déplorable qu’il convient d’éviter. D’où l’existence aujourd’hui de politiques par lesquelles nous refusons à nos nouveaux Érostrates d’abuser et de tromper par leurs méfaits.
C’est une politique saine, lucide et appropriée. Il est immoral de profiter de son crime! Bien sûr, cela pose problème, la plupart des « Son of Sam Law» (c.-à-d. les lois interdisant aux criminels de profiter, par rémunération, de leurs crimes en vendant leurs histoires à des éditeurs, à Hollywood, etc.) ont de ce fait été jugés non constitutionnels aux États-Unis. Mais ce qui peut être légal est souvent loin et régulièrement le contraire de ce qui est moral. Les vices privés ne font pas la vertu publique! L’égoïsme, le narcissisme et surtout l’érostratisme, détruisent les liens sociaux, dressent les uns contre les autres, appauvrissent la société, et atrophient, mutilent l’amputé, l’horizon humain.
Il convient si possible, en toute circonstance, de privilégier la sérénité! Mieux qu’une interdiction à l’encontre des « malfaiteurs de l’humanité », il vaut mieux mettre en avant les « bienfaiteurs », célébrer ceux qui nous ont aidés à avancer en médecine, en science, en technologie, et pareils. Au lieu de fêter la violence, fêtons la paix et le bien-être; au lieu d’interdire et d’envoyer la police, optons pour l’usage public de la raison, pour un climat de dialogue que n’a aucune autre limite que la raison elle-même. Cela sera un petit pas pour l’Homme, mais un grand pas pour l’humanité!

[i] Voir, Alain Nadaud, La Mémoire d’Érostrate, Paris, Seuil, 1992 ; Fernando Pessoa, Érostrate, Paris, La Différence, 2010 ; Aïssa Lacheb, « Erostrate for ever », pour le meilleur et surtout le pire, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2021.
[ii] David Goldman, Our Genes, our Choices, cite par Michael Connelly, Séquences mortelles, Paris, Calmann-Levy, 2021, page 7.
[iii] Mots de Georges Orwell, voir Bruce Bégaut, De la décence ordinaire : court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Paris, Allia, 2008 (2017).
[iv] Sartre, Jean-Paul, « Érostrate », dans, idem, Le Mur, Paris, Gallimard, 1939, p 262 – 278.
[v] Sartre, Jean-Paul, « Érostrate », op. cit., page 269. Notons que les noms des architectes du Temple d'Artémis à Éphèse sont connus : ce sont Théodore de Samos, Chersiphron et Métagénès. Les travaux de l’ingénierie de finition ont ensuite été réalisés par les architectes Démétrios et Péonios.
[vi] Sartre, Jean-Paul, « Préface » (1961), dans Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 29.
[vii] Sartre, Jean-Paul, « Érostrate », op. cit., pages 269 et 270.
[viii] L’affaire avait fasciné les milieux surréalistes de l’époque, qui y voyait la confirmation de leurs thèses concernant l’existence d’un savoir archaïque, pulsionnel, corporel, « stomacale », monstrueux, sous-jacent (et supérieur) aux pelures de civilisation et de rationalité. Un jeune inconnu, Jacques Lacan, avait publié dans leur organe Minotaure, l’article : « Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin », Paris, Minotaure, nos 3-4, 1933, p. 25-28.
[ix] Témoigne de ce fait les films (et documentaires) multiples qu’ont été réaliser sur l’affaire. Mentionnons uniquement, Claude Chabrole (régisseur), « La Cérémonie », 1995, qui scénarise l’affaire sur le modelé, de toute évidence faux, de la « lutte de classes ».
[x] Sartre, Jean-Paul, « Érostrate », op. cit., pages 272 et 273.
[xi] Valère Maxime (Valerius Maximus), Facta et dicta memorabilia (Les Faits et dits mémorables). Il a vécu au Ier siècle apr. J.-C. (sous le règne de l’empereur Tibère). Voir: Valère Maxime, Faits et dits mémorables, éd. et trad. fr. Robert Combès, Paris, Les Belles Lettres (Collection des universités de France), Tome 1 (1995) et Tome 2 (1997).
[xii] Philippe II de Macédoine (382 – 336 av. J.-C.) est assassiné en 336 avant J.-C. à Égée (ou Aigai; aujourd’hui Vergina en Grèce) par le capitaine de ses gardes du corps, Pausanias d'Orestis.
[xiii] Albert Borowitz, Terrorism for Self-Glorification. The Herostratos Syndrome, Kent (OH) et London, The Kent State University Press, p xi – xii. Notre traduction.
[xiv] Auguste Barbier, « Érostrate au temple d’Éphèse », Paris, Revue des Deux Mondes, tome 21, 1840 (p. 285-292), page 289 – 290 (pour citation).
7 août 2022