Max et Monique Nemni sont les auteurs d’une biographie magistrale, en deux tomes, de Pierre Elliott Trudeau, l’ancien premier ministre du Canada, décédé en l’an 2000. Quoi que disent à son sujet ses détracteurs, Pierre Trudeau a marqué de ses idées l’évolution récente du Canada, autant sur le plan des mœurs – il légalisa le divorce, décriminalisera l’avortement et l’homosexualité – que sur le plan des affaires étrangères. Trudeau établira, en effet, des relations diplomatiques avec la Chine communiste en 1970, et, en 1976, il fera à Cuba une des premières visites officielles d’un chef d'État occidental, défiant ainsi la politique américaine qui imposa un embargo sur l’île.
Les deux tomes Trudeau. Fils du Québec, père du Canada (Éditions de l’Homme, 2006 et 2011) s’attachent aux années formatrices de Trudeau et s’arrêtent en 1965, année de son élection en tant que député. L’ouvrage des Nemni constitue un véritable document d’enquête : fouillé, passionnant, il dévoile des aspects méconnus de Trudeau et réfute, en plus, plusieurs poncifs à son sujet; il se lit comme un polar. Les Nemni ont bien voulu répondre à nos questions.
Entrevue réalisée par Victor Teboul pour Tolerance.ca Inc.
Victor Teboul : - Max et Monique Nemni, vous publiez le deuxième tome de votre biographie de Pierre Elliott Trudeau, «Trudeau. Fils du Québec, père du Canada» (éditions de l’Homme, 2011), dans lequel, comme dans le premier tome, vous vous efforcez de corriger plusieurs perceptions erronées concernant l’ancien premier ministre du Canada, décédé en 2000. Parmi celles-ci vous soutenez, quoi qu’en disent ses détracteurs indépendantistes, qu’il s’est toujours identifié comme Québécois francophone. Quelle est la cause de cette méconnaissance de Trudeau ?
Monique et Max Nemni : Voici une question aussi intéressante que complexe. Effectivement, comment se fait-il que Trudeau qui a lutté avec acharnement pour faire progresser le français, pour faire une place aux francophones dans le gouvernement fédéral, et qui, dans cette lutte, a été soutenu surtout par l’électorat québécois, soit encore aujourd’hui mal connu, et qu’on ait même l’impression qu’on veut effacer sa mémoire ?
On sait bien que si les Libéraux, sous Trudeau, ont remporté 4 élections sur 5, c’est grâce, essentiellement, à l’appui massif des Québécois, qui voyaient en Trudeau un farouche défenseur du français – valeur qui leur tient à cœur –, et qui a mis en place une politique de bilinguisme visant à protéger le français partout au Canada. La résistance au bilinguisme a été féroce au Canada dit « anglais », et surtout dans l’Ouest Canadien. Or c’est au Québec qu’on semble le plus vouloir l’oublier. Comment expliquer ce paradoxe ?
Eh bien, il faut commencer par faire une distinction entre le peuple québécois et l’intelligentsia québécoise (médias, monde universitaire et collégial, etc.). Les Québécois n’ont pas oublié Trudeau et lui ont constamment manifesté leur attachement, même longtemps après qu’il ait quitté la vie politique. Rappelons la grande émotion qui a saisi tout le pays, y compris le Québec, lorsque Trudeau est mort, en 2000. Rappelons que tous les sondages d’opinion révèlent que les Québécois sont très attachés à la Charte des droits et libertés, que nous devons à Trudeau. Or l’intelligentsia ne cesse de répéter, à tort, que la Charte canadienne dessert les Québécois.
Ce qui nous amène à parler de l’intelligentsia. Il faut savoir qu’en gros, celle-ci est divisée en deux parties : une partie importante, mais minoritaire, se dit « souverainiste », l’autre, majoritaire, se dit « fédéraliste ». Mais, tant dans une partie que dans l’autre, rares sont les membres de l’intelligentsia qui récusent le nationalisme identitaire. Et c’est justement là que se trouve la réponse à l’énigme. Alors que, comme nous le montrons dans notre tome 1, Trudeau croyait lui aussi tellement, dans sa jeunesse, à cette idéologie qu’il a été très actif au sein d’un mouvement politique visant la création d’une « Laurentie » indépendante, autoritaire et corporatiste – c’est à dire néo-fasciste. Mais, comme nous le montrons dans notre tome 2, ses études à Harvard, à Sciences Po et à la London School of Economics, ainsi que ses voyages autour du monde l’ont convaincu des dangers de tous les aspects de cette idéologie. Il s’en est alors totalement dégagé et a fortement souligné dans ses écrits des années 1950 et 1960, le frein que ces modes de pensée imposent à la société québécoise.
Trudeau a écrit que « le nationalisme pourrit tout ». Serait-il un « antinationaliste » à tout crin? Pas du tout. Il importe de bien comprendre quelle forme de nationalisme Trudeau rejetait avec passion. Jusqu’à la fin de sa vie, il n’avait aucun mal à accepter qu’on ait un sentiment d’appartenance à une collectivité culturelle ou ethnique. Au contraire. C’est ce qui se dégage clairement de la première ligne de son fameux article, « La nouvelle trahison des clercs » : « Ce n’est pas l’idée de nation qui est rétrograde, c’est l’idée que la nation doive nécessairement être souveraine. » En d’autres termes, Trudeau rejette l’utilisation du sentiment d’appartenance à des fins politiques.
L’intelligentsia québécoise répand l'idée que Trudeau « a honte de ses ancêtres », qu’il méprise le « peuple » québécois
Dans les années 1950, Trudeau dénonce également ce qu’il appelle le « nationalisme en tant que discipline intellectuelle ». Dans le premier chapitre du collectif sur La grève de l’amiante, (publié en 1956 sous sa direction), il attribue à ce nationalisme l’incapacité de l’élite québécoise de comprendre les problèmes réels que confrontaient les Québécois. C’est ainsi, par exemple, que tout au long de la première moitié du vingtième siècle, alors que le Québec était une province hautement industrialisée, l’élite préconisait, comme solutions aux maux de l’époque, l’agriculturalisme, le corporatisme et le « retour à la terre ».
Nous tentons de montrer dans notre livre que c’est à partir de ce moment que Trudeau rame à contre-courant. Et c’est à partir de ce moment que l’intelligentsia québécoise, se sentant directement visée, répand l’idée que Trudeau « a honte de ses ancêtres », qu’il méprise le « peuple » québécois. C’est alors que l’élite use, et abuse, de cette image, entièrement fabriquée, à des fins politiques, et qu’un gouffre se creuse entre les positions de l’élite et le sentiment du peuple.
Le rapatriement de la Constitution en 1982 en fournit un excellent exemple. Alors que le peuple accueille très favorablement l’enchâssement dans cette constitution d’une Charte des droits et libertés et du « bilinguisme officiel », les politiciens québécois, soutenus par l’intelligentsia, présentent cet indiscutable acquis comme un répréhensible « coup de force » de Trudeau contre le Québec.
Trudeau et les idéologies de droite au Québec
Victor Teboul : Vous soulignez la prédominance des idéologies de droite dans le Québec des années 1930 – 1940 et vous indiquez que Trudeau lui-même en subira l’influence au point de sympathiser avec le corporatisme et d’adopter même parfois des attitudes antisémites. Pourtant, il existe à la même époque au Québec des journaux avant-gardistes qui s’inscrivent à contre-courant de la pensée dominante, comme Le Jour, que vous évoquez, mais aussi des périodiques comme La Relève, d’inspiration personnaliste, mouvement qui influencera la pensée de Trudeau. Comment expliquez-vous qu’un esprit aussi brillant et aussi intellectuellement curieux que celui du jeune Trudeau ne se soit pas intéressé à ces courants de pensée novateurs ?
Monique et Max Nemni : Effectivement, le Québec n’était pas alors, et n’est toujours pas, une société monolithique. Nous pourrions d’ailleurs ajouter aux noms des individus et courants « avant-gardistes » que vous présentez celui du gouvernement d’Adélard Godbout qui a notamment fait avancer la cause des femmes et qui a été le premier à nationaliser un segment important de la production hydroélectrique du Québec. N’oublions pas non plus le fondateur de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, le père Georges-Henri Lévesque qui, avec les membres de sa faculté, a joué un rôle important dans l’avènement de ce qu’on appelle la « Révolution tranquille ». Beaucoup d’autres noms viennent à l’esprit : Jean-Charles Harvey, et tant d’autres… D’où la pertinence de votre question : Comment expliquer « qu’un esprit aussi brillant que celui de Trudeau ne se soit pas intéressé à ces courants de pensée novateurs? »
Pour y répondre, il faut dire un mot sur la culture et le système d’éducation qui régnaient alors au Québec. Trudeau a fait toute sa scolarité dans l’institution la plus prestigieuse du Québec : le collège jésuite Jean de Brébeuf qui était voué à la formation de l’élite québécoise. Au Québec, plus qu’ailleurs, tant les jésuites que le Haut Clergé défendaient les perspectives les plus conservatrices de l’Église. La doctrine sociale de l’Église, les enseignements du pape et par extension les enseignements des dignitaires de l’Église et des maîtres jésuites et, plus généralement le principe d’obéissance à l’autorité, étaient présentés aux élèves comme des absolus. Parmi ces valeurs une place prédominante était accordée à la vie en milieu rural, à une économie de type « corporatiste » et à un système politique autocratique et, mieux encore, théocratique. Par contre, il fallait, disait-on, se méfier de l’industrie, du commerce, de la démocratie, du libéralisme et du « modernisme », c’est-à-dire de la culture, de la science moderne et du progrès technologique. Alors qu’un ordre social dirigé par un chef autoritaire et catholique – tels, par exemple, l’Italie de Mussolini ou le Portugal de Salazar – étaient perçus comme de très bons régimes.
Excellent élève, désireux d’être un « vrai » catholique, Trudeau prend très au sérieux les enseignements de ses maîtres. Chouchouté par l’élite qui voit en lui le futur chef, Trudeau ne se rend pas compte qu’on l’expose à une pensée monolithique. Pour utiliser l’allégorie de Platon, il ne sait pas qu’il vit dans une caverne. Il a fallu qu’il quitte le Québec pour qu’il en prenne conscience.
Victor Teboul : Quelles sont les circonstances qui, d’après vous, éclairent la distance prise par Trudeau vis-à-vis des idéologies dominantes au Québec et plus particulièrement vis-à-vis du nationalisme québécois ?
Monique et Max Nemni : La distance que prend Trudeau vis-à-vis des idéologies dominantes au Québec des années 1940 et 1950 s’explique par des facteurs externes et internes.
En ce qui concerne les facteurs externes, il est évident que dès qu’il quitte le Québec pour poursuivre ses études à l’étranger, Trudeau est plongé dans un nouvel univers culturel, social et politique. C’est ce qui l’amène à remettre en question les valeurs qu’il a acquises au Québec. À Harvard, dans ses cours de science politique, on insiste sur les valeurs démocratiques et on lui enseigne les vertus d’un système politique fondé sur l’état de droit. Dans un premier temps, ces nouvelles idées l’agressent et il s’accroche désespérément à ses vieilles valeurs : il défend de son mieux le système corporatiste que ses maîtres, au collège Brébeuf, lui ont appris à aimer. Mais, graduellement, il se rend compte qu’un régime démocratique repose sur deux valeurs réellement chrétiennes : la liberté des citoyens et le respect de la personne.
Trudeau poursuit sa formation à Sciences Po et à la London School of Economics. À Paris, il découvre le personnalisme de Berdiaev. (Il avait déjà été initié aux idées de Maritain à Harvard.) C’est-à-dire une philosophie axée sur la liberté individuelle et le respect de la personne humaine. Une philosophie qui, aux yeux de Trudeau, cadre bien mieux avec les valeurs chrétiennes que celle qu’on préconisait au Québec.
En Grande-Bretagne, il découvre les bienfaits de l’État providence. À la London School of Economics, sous la direction de Harold Laski, son professeur préféré, qui s’avère être juif et marxiste, il apprend à apprécier les aspects positifs du socialisme. Il se rend compte que l’égalité des chances est un élément essentiel à l’épanouissement de la personne. La liberté individuelle toute seule est insuffisante. Il trouve donc, en Grande-Bretagne, un système social qui, une fois de plus, cadre mieux avec sa conception des valeurs chrétiennes que le corporatisme et l’autoritarisme qu’on favorisait au Québec.
Mais son apprentissage n’est pas encore terminé. Il veut parcourir la planète pour voir comment les peuples s’organisent et, systématiquement, il recueille des enseignements qu’il évalue presque toujours à l’aulne de son monde à lui. Dans son carnet de notes, on trouve souvent des phrases du type : « Est-ce applicable au Québec? » Ses voyages lui permettent à la fois d’acquérir du recul vis-à-vis de son propre monde et d’apprendre à l’apprécier davantage.
Lorsqu’il revient au Québec, en 1949, pour s’engager dans la lutte contre les « Citadelles d’orthodoxie » qui empêchent l’émancipation des Québécois, il ne se sent pas encore tout à fait prêt à agir politiquement. Il éprouve le besoin de mieux connaître les nombreuses facettes des milieux québécois et canadien en se rapprochant des ouvriers, des syndicats, des médias, et même celui de l’administration publique fédérale.
Avec tout ce bagage accumulé depuis son départ de Montréal, comment Trudeau pouvait-il ne pas prendre ses distances vis-à-vis d’un certain nombre de valeurs qu’on lui avait inculquées?
Voilà pour les facteurs externes. Mais le portrait serait incomplet si on ne tenait pas compte de la personnalité de Trudeau. Toute sa vie, Trudeau a cherché la vérité. C’est ce qui lui a permis de changer complètement de perspective. Profondément catholique, il a conservé deux valeurs enseignées par les jésuites : la primauté de la personne et la recherche de la vérité. Au début, il considérait ces valeurs comme typiquement chrétiennes, mais au contact de personnes comme le professeur Harold Laski, un marxiste juif, il se rendra compte que ces valeurs, sont universelles, et peuvent constituer les fondements d’une démocratie libérale. Comme ces deux valeurs ne souffrent, selon lui, aucun compromis, il considère que tout système qui met la collectivité avant la personne – comme c’est le cas pour le nationalisme de type « Le Québec aux Québécois » – est antichrétien. Et c’est sa quête de vérité qui l’a fait s’élever contre ses anciens maîtres, les accusant de ne pas appliquer ce qu’ils prêchent.
Victor Teboul : Vous avez fréquenté Trudeau au cours des dernières années de sa vie. Quelle a été sa réaction lors du référendum de 1995 alors que 60% de francophones ont voté en faveur de la souveraineté et que le Non l’a remporté avec une faible majorité ?
Monique et Max Nemni : Cette question nous éloigne beaucoup des années que nous avons examinées dans nos deux tomes. Sans nous y attarder, nous savons que Trudeau était très inquiet, qu’il a été profondément chagriné qu’on ne l’ait pas invité à participer au débat référendaire. Après le référendum, lorsque nous étions directeurs de Cité libre, il nous a constamment, et publiquement, donné son appui dans notre lutte contre le nationalisme et pour les valeurs d’une démocratie libérale.
Victor Teboul : Vous avez étudié les courants de pensée des élites québécoises qui correspondent à différentes époques de la vie de Pierre Trudeau. Quels changements percevez-vous dans les mentalités du Québec aujourd’hui ?
Monique et Max Nemni : Cette question nous éloigne, elle aussi, des années que nous avons étudiées, mais on peut affirmer, sans risque d’erreur, que le Québec d’aujourd’hui est tout autre que le Québec des années quarante et cinquante.
Depuis ce que l’on a appelé la Révolution « tranquille », la société québécoise à été fondamentalement transformée. Le pouvoir de l’Église sur la société civile a fondu comme neige au soleil. Les leviers de l’économie ne sont plus entre les mains des anglo-québécois. Le pouvoir politique n’est plus contrôlé d’une façon quasi-autoritaire par une seule personne. Enfin, les perspectives séparatistes, qu’on appelle pudiquement « souverainistes », ont trouvé une voie démocratique pour se manifester sur l’arène politique. Tout cela constitue des changements considérables dans les institutions et dans les idéologies du Québec d’aujourd’hui.
Victor Teboul : Aborder la biographie intellectuelle de Pierre Elliott Trudeau nécessite une connaissance encyclopédique des idées et des courants de pensée québécois, ce que votre biographie démontre avec une maestria inégalée. Lorsqu’on examine l’origine et les orientations idéologiques des historiens du Québec, on a toutefois l’impression que les études sur l’histoire du Québec ont été surtout produites par des historiens nationalistes et, sauf exception, comme celle de Robert Rumilly, par des Québécois de souche. Quel accueil réserve-t-on dans les milieux francophones à des auteurs qui ne sont pas d’origine canadienne-française et qui affichent ouvertement leur sympathie à l’égard de Pierre Trudeau et du fédéralisme canadien ?
Monique et Max Nemni : Une fois de plus, nous ne pouvons donner que des impressions. Disons que l’accueil à notre tome 2 a été radicalement différent en français, au Québec, et en anglais, tant au Québec que dans le reste du Canada. Au Québec, en français, le silence des intellectuels est assourdissant. En anglais, notre livre a suscité de très nombreux commentaires, pour la plupart très favorables. Nous avons l’impression que cela est dû au sujet, Trudeau, et aux auteurs, non nationalistes.
Victor Teboul : Votre biographie s’arrête en 1965 au moment où Pierre Trudeau est élu député, alors qu’il quittera son poste de premier ministre en 1984, poste qu’il occupera pendant quinze ans. Comptez-vous aborder dans un dernier tome la vie politique de Pierre Elliott Trudeau ?
Monique et Max Nemni : Question très pertinente et qu’on nous a maintes fois posée. Nous ne pouvons pas y répondre tout de suite. Nous attendons que les choses se tassent. Nous nous donnons un an de répit avant de prendre une décision.
En terminant, nous voulons vous remercier de nous avoir accordé cette entrevue que nous avons beaucoup appréciée.
-------------------------------
Max Nemni a été vice-doyen de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval et professeur de philosophie politique à la même institution. Monique Nemni a été professeur de linguistique, notamment à l’Université du Québec à Montréal.
Max et Monique Nemni, Pierre Elliott Trudeau, «Trudeau. Fils du Québec, père du Canada». (Éditions de l’Homme, 2006 et 2011) Tomes 1 et 2.
Aucune reproduction de cet article n’est autorisée sans la permission écrite de Tolerance.ca Inc.
26 janvier 2012