Nous adorons les essais de Jean-Claude Michéa. Parmi les philosophes politiques en France, Michéa se classe dans la tête du peloton, car il est original, novateur et un défendeur authentique de la pensée socialiste libertaire. Les livres de Jean-Claude Michéa sont poignants et intelligents, bien pensés et toujours d’actualité. C’est un plaisir de les lire, car ils décrivent le zeitgeist (l’esprit de notre temps) avec fougue et engagement. Michéa pense par lui-même, il pense de façon critique, et il refuse de se soumettre à l’idéologie néo-libérale de la « gauche-bourgeoise » (la gauche-de-la-droite), auquel il conteste d’ailleurs la légitimité (et le sens) de s’étiqueter de « gauche » quand toutes leurs idées se comprennent mieux comme néolibéralisme dans le domaine culturel.
Jean-Claude Michéa développe une critique de la gauche-bourgeoise, qu’il explique en maestro dans son plus récent essai Extension du domaine du capital. Notes sur le néolibéralisme culturel et les infortunes de la gauche (1). Un livre saisissant qui nous a profondément plut; il convient d’expliquer pourquoi.
L’avantage d’avoir eu des parents communistes
Il faut présenter l’auteur ! Tout le monde n’a pas eu la même chance que Jean-Claude Michéa. Il a vraiment eu de la chance, il a eu des parents communistes. Il est né (en 1950) dans une famille communiste parisienne, de parents employés par le Parti communiste français (PCF). Il a été élevé en tant que communiste, apprenant le russe et voyageant dans les pays de l’Europe de l’Est.
C’est uniquement en 1976 qu’il commence à se détourner du PCF en rejetant le regard par « en-haut » (par l’idéologie du Parti, au-dessus des gens ordinaires, au-dessus de la « populace ») au profit du regard par « en-bas ». La lecture de Guy Debord et de son livre sur La société de spectacle (1967), suivi des lectures de George Orwell, de Christopher Lasch, d'Ivan Illich, et des autres auteurs dans la même veine, le sépare du Parti communiste français. Il a quitté subséquemment le PCF pour s’engager dans un retour vers les « trésors cachés du socialisme », avec l’objectif de revitaliser, de réveiller la gauche pour le mettre au service des gens ordinaires, à la vie en solidarité, à un mode de vie coopératif et d'entraide. Michéa a écrit seize livres où il martèle que le succès pour la gauche passe par un retour à une gauche authentique, une gauche par en bas, une gauche qui défend les classes populaires. Ce qui l'a amené à relire et à s’inspirer de George Orwell (2), de prendre au sérieux l’exigence d’un « common decency » (i.e. la décence ordinaire ou la décence commune) (3) et s’engager en faveur d’une « société décente ».
Jean-Claude Michéa a été professeur de philosophie au lycée Joffre à Montpellier de 1972 à 2010. Après avoir pris sa retraite de l’enseignement public, il a acheté (en 2016) une petite ferme dans les Landes (dans le Bas-Armagnac) pour vivre, dans une région déshéritée, la vie des gens d'en bas. Le livre que nous analysons commence là, dans la description :
« Quand j’ai choisi, il y a maintenant un peu plus de quatre ans, de m’installer dans un petit village des Landes – à 10 kilomètres du premier commerce et à 20 kilomètres du premier feu rouge, comme j’ai l’habitude de le décrire pour ceux de mes amis citadins qui croient encore que la « France périphérique » n’est qu’un mythe inventé par Christophe Guilluy (4)– c’est avant tout parce que le style de vie moutonnier, hors-sol et humainement appauvri des grandes métropoles modernes (dans mon cas, celui de Montpellier) avait fini par me devenir insupportable, tant sur le plan physique que sur le plan intellectuel. » (5).
Une autre façon d’affirmer qu’il ne souhaite pas être rangé dans la catégorie des néoruraux, mais qu’il suit l’exemple de George Orwell qui se trouvait également mieux hors de la ville et qui, à la fin de sa vie, écrivait « 1984 » (Mille neuf cent quatre-vingt-quatre) dans une ferme qu’il avait louée sur l’Île de Jura (dans l'archipel des Hébrides intérieures en Écosse).(6)
Le capitalisme est révolutionnaire
Le point de départ de Jean-Claude Michéa pour l’analyse du néolibéralisme de la gauche-bourgeoise (l’idéologie des dominants dominés) et le zeitgeist idéologique qu’il a créé, s’appuie sur la thèse que le système capitaliste est révolutionnaire, pas uniquement dans sa dynamique économique, mais autant sur le niveau culturel, civilisateur et sociétaire. Michéa explique sa critique :
« Parmi les différents contresens qui rendent pratiquement impossible toute compréhension critique du capitalisme développé – et donc du type de monde vers lequel l’humanité moderne s’achemine à grands pas –, les deux plus meurtriers sont sans aucun doute ceux qui invitent à y voir un système dont l’esprit serait fondamentalement « conservateur » (certains vont même jusqu’à dire « réactionnaire ») et dont le champ d’action serait limité au seul domaine de l’économie. Une telle représentation du capitalisme est doublement erronée. D’une part, parce que ce mode de production et d’échange reposant par définition, depuis maintenant près de trois siècles, sur la nécessité de mettre continuellement en valeur le capital déjà accumulé (ce qu’en langage libéral on appelle l’impératif de « croissance »), il lui faut donc sans cesse – comme le rappelait Engels en 1892 – « s’accroître et se développer, faute de quoi il serait condamné à périr » (7). Et ensuite, parce qu’il s’agit là d’un système qui n’est pas seulement contraint – sous l’effet de chaque nouvelle crise que sa fuite en avant engendre inéluctablement – de changer constamment de forme en libérant, l’une après l’autre, toutes les potentialités dont sa logique était porteuse depuis l’origine (en d’autres termes, un système qui se rapproche toujours plus de sa forme « chimiquement pure » en devenant ce qu’il est). » (8)
Pour comprendre la thèse que Le Capital est révolutionnaire, aussitôt faut-il se rapporter à ce qu’ont affirmé Karl Marx et Friedrich Engels dans le Manifeste du parti communiste (1848) (9). Et là, l’affirmation de Jean-Claude Michéa se trouve confirmée. Comme Karl Marx et Friedrich Engels l’affirment :
« La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelle distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.
Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations.
Par l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. Au grand désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont supplantées par de nouvelles industries, dont l'adoption devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, industries qui n'emploient plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions les plus lointaines, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du globe. À la place des anciens besoins, satisfaits par les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. À la place de l'ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit. Les œuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle. » (10)
Mots clairs, instructifs et suffisants. Le Capital n’est pas, pour Marx et Engels, un fait économique pur et net. Il est également un phénomène social, sociétaire, et une dynamique de changement, de modification, de métamorphose, sociétaire, intellectuels, moral, qui œuvre dans les sociétés, dans les cultures, dans la vie des gens. Le Capital est révolutionnaire et une force révolutionnaire qui modifie de nouveau toute la société à son image (mais pas entièrement, pas causalement) de fond en comble, de haut en bas. C’est une force autant économique que sociale et culturelle, des changements révolutionnaires au profit de l’individualisme du consommateur, de la jouissance immédiate, de l’enfermement identitaire, d’une vie et d’une culture narcissique, d’un changement de nos consciences et de notre façon de penser critique (11).
D’où le problème, pense Jean-Claude Michéa, qui représente le néolibéralisme culturel de la gauche-bourgeoise (la fraction dominant des dominés), et de leur volonté de se poser en avant-garde culturelle de cette « extension du domaine du capital ». Michéa insiste que la croyance bête voulant que l’histoire ne soit qu’une histoire de progrès, que « tout ce qui bouge représente du progrès » (ou que tout ce qui bouge soit rouge), n’est que de l’illusion ayant l’effet d’anesthésier la gauche-bourgeoise, de l’empêcher de se questionner, de penser de façon critique, et surtout d’analyser si cela sert vraiment, adéquatement, correctement, les gens ordinaires. Ce que conteste fortement Jean-Claude Michéa, qui ne voit qu’une position idéologique qui se légitime par l’idéologie affirmant que « nous sommes le parti de progrès », sans être capable de contester, de façon critique, la thèse de progrès, sans comprendre que le progrès ne se commande pas, ne s’obtient pas par l’idéologie qui la dénote. Le monde ne danse pas, fort heureusement, ni à l’idéologie ni à la théorie.
Jean-Claude Michéa constate que le Capital teint les relations culturelles, teint les relations civilisatrices, teint les rets culturels, teint les mots du joug idéologique néolibéral. Le Capital, le capitalisme, c’est un phénomène social total, un phénomène qui colore les différents éléments de la société et également les idéologies (autant de gauche que de droite), qui, loin d’être pur, neutre et objectif, sont surtout des éléments sociaux.
Le capitalisme culturel, la gauche culturelle
Le Capital, pour Jean-Claude Michéa, a une emprise (non déterminé, non causal) sur les consciences, sur les comportements sociaux, sur les idéologies en général et surtout sur les idéologies de la gauche-bourgeoise qui (en refusant toute analyse matérialiste) se laisse séduire et qui adopte les idées en vogue, les idées (soi-disant) « progressistes », libératrices, avant-gardistes, identitaires, intersectionnelles, decolonial, trans, etc. Bref, une gauche-bourgeoise de plus en plus uniformisée et faite d’individus esseulés et contrôlés jusque dans leurs relations les plus privées, qui ne critiquent plus, ne pensent plus, n’acceptent que bêtement un individualisme néo-libéral comme le nec plus ultra auquel il convient de se soumettre. Une position que Jean-Claude Michéa réfute vigoureusement :
« Il [Le Capital] est également conduit – de façon tout aussi inexorable et sous l’aiguillon de cette même logique d’illimitation – à devoir progressivement noyer « dans les eaux glacées du calcul égoïste » (selon l’expression célèbre de Marx) toutes les autres sphères de l’existence humaine, y compris, comme on le voit aujourd’hui, celles qui relevaient jusqu’ici de l’intime et de la vie privée (un « progrès » évidemment encore inimaginable à l’époque de Proudhon, de Marx ou de Bakounine). C’est donc d’abord pour rendre compte de cette extension continuelle du domaine du capital qui définit la triste et froide vérité de notre époque (et dont, comme on le verra, le néolibéralisme culturel de la nouvelle gauche américanisée – ce qu’on appelle aussi le « wokisme » – constitue, de nos jours, l’un des aspects majeurs) que j’ai proposé de décrire cette forme intégralement développée du capitalisme – en empruntant le concept à Marcel Mauss – comme un fait social total. Si l’on veut bien admettre, par ailleurs, que ce système historique singulier – dont l’ombre s’étend à présent sur toute la planète – a lui-même atteint le stade où il lui est devenu impossible de continuer à « s’accroître et se développer » sans mettre simultanément en péril, et de façon irréversible, dans toutes les conditions de possibilité anthropologique et écologique d’une société « libre, égalitaire et décente » (George Orwell), on comprendra alors mieux pour quelles raisons les prochaines étapes de sa fuite en avant continuelle (ce que ses partisans préfèrent célébrer, pour leur part, sous le nom de « Progrès ») n’ont, en réalité, que très peu de chances de déboucher sur un quelconque avenir radieux. Elles risquent bien plutôt de donner raison à Walter Benjamin, lorsqu’il écrivait, dans son essai sur Charles Baudelaire, que « la catastrophe, c’est lorsque les choses suivent leur cours ». À nous d’en tirer la leçon. » (12)
La gauche-bourgeoise, son caïeu universitaire surtout, a perdu le peuple, a perdu tout lien (même empathie) avec les classes en bas. Comme Jean-Claude Michéa le constate, l’idéologie de « jouissance sans entraves », « l'imagination au pouvoir », « il est interdit d'interdire », et tous les slogans individualistes de la même veine ne font qu’exalter le néolibéralisme, à savoir l’insistance sur l’individu seul – la robinsonnade que critiquait Marx (13) – et sur le narcissisme antisocial. L’individu dans l’idéologie de la gauche-bourgeoise n’est plus une zoon politikon (un individu vivant avec les autres), au contraire, l’individu se trouve être un homo economicus culturel (un individu qui se réalise seul, qui dirige son comportement selon ce qui lui sert et rien d’autre.).(14) D’où une division idéologique de travail, à la droite de faire avancer l’économie (et monopoliser le pouvoir que cela donne) et à la gauche-bourgeoise de faire avancer les causes culturelles, changer les « mœurs », changer les mentalités (et jouir du pouvoir que cela donne, le plaisir de « s’emparer à leur tour du fouet » et régenter la vie des autres, devenir calife culturel à la place du calife économique) (15). Droite bourgeoise et gauche-bourgeoise, main dans la main, peuvent ainsi déclarer close la lutte des gens d'en bas, la lutte des classes, n’étant plus qu’une feuille que l’histoire a tournée, une fois de plus, au détriment de ceux d'en-bas.
L’opposition entre la gauche historique (et prolétarienne) qui clamait que « l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » (16) et le néolibéralisme qui insiste sur la « loi de l’intérêt égoïste », a de ce fait été arbitre par la gauche-bourgeoise en faveur du dernier, à savoir que l'égoïsme de chacun conduit par la satisfaction de son intérêt (et aujourd’hui son identité, sa reconnaissance, sa libération, son émancipation, etc.), doit toujours prévaloir. La différence, c’est que l’intérêt individuel qu’était par le libéralisme économique circonscrit à l’économie, se trouve chez la gauche bourgeoise déplacée vers le domaine culturel et a vocation d’une révolution culturaliste en faveur du « je le veux », les nouvelles mœurs de l’individu également nouveau. En d’autres mots, l’idéologie néo-libérale insistant sur la marchandisation du monde se double par la gauche bourgeoise comme un marché culturel où chacun fabrique, de façon narcissique, ses propres marchandises culturelles.
Un néolibéralisme de la gauche bourgeoise
Michéa diagnostique l’existence d’aujourd’hui d’un néolibéralisme gauche-bourgeoise d’un nouveau type. Un néolibéralisme de « gauche-bourgeoise » qui tourne Adam Smith sens dessus dessous. Adam Smith enseignait que : « Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu'ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ». (17) Une devise qui devient chez la gauche-bourgeoise, le slogan de jouir sans entrave, d’un égoïsme qui se moque des limites traditionnelles qui s’imposaient sur l’individualisme, sur le narcissisme, car si les propos d’Adam Smith font effectivement du sens (concernant l’allocation des ressources), s’oublie vite et opportunément qu'il (et les économistes classiques) prenait pour acquit, la moralité des gens, les coutumes de civilités et de bienséance, les enseignements religieux, les traditions sociales, etc.
Aujourd’hui, le néolibéralisme de la gauche-bourgeoise clame, souligne Michéa, « mon corps, mon choix, mon droit » et une priorité à l'action narcissique des individus, comme si vivre était une marchandise pareille aux autres marchandises, comme si « vivre dans la société » c’était de jouir d’un marché culturel de marchandises, à consommer à volonté. Un marché culturel où le mot « société » n’a plus aucun sens véritable et où la formule néo-libérale de Margaret Thatcher : « La société n'existe pas » (18) a enfin trouvé par (et chez) la gauche-bourgeoise sa plus ferme expression idéologique.
La gauche-bourgeoise comme avant-gardisme culturel
Pour comprendre Jean-Claude Michéa, il faut se situer dans la pensée culturelle et idéologique en France contemporaine (quoique celle-ci a fidèlement copié ce qui se passait dans les universités de l’élite aux États-Unis dans un jeu d’aller-retour) et où il faut surtout comprendre comment la gauche-bourgeoise (de France et des É.-U.) se débarrasse du peuple, se distancie des gens ordinaires, vilipende le peuple en bas.
Retenons que le grand tournant dans « la gauche » - l’abandon de la thèse « peuple » - qui se produit depuis environ 1890 et en étapes idéologiques jusqu’à nos jours, tourne en fait au vinaigre après la Deuxième Guerre mondiale. La perversion politique (et idéologique) qu’à représenter (et que derechef ne le représente que dans les limbes) le léninisme, le stalinisme, le trotskisme, le maoïsme, le guévarisme, et pareils, provoque un éloignement du « peuple de gauche » à l’égard d’une telle gauche (sic!) jugée anti-peuple. Le refus populaire net et absolu du « peuple de gauche » à l’égard de la sphère universitaire et intellectuelle, de la radicalité et de la transgression, n’a eu que comme réponse que le peuple était de trop. Et surtout, l’idéalisation qu’en formatant le néolibéralisme comme étant radical, transgressif et progressiste dans le domaine culturel, la gauche-bourgeoise n’avait nul besoin du peuple, surtout pas d'un peuple qu’on pouvait stigmatiser et traiter de tous les mots d’oiseaux. À partir de 1985, la révolution culturelle doit se réaliser contre le peuple.
Issue du structuralisme, poststructuralisme, postmoderne, déconstructivisme, post-humanisme, socioconstructivisme, culture-constructivisme, etc., le néolibéralisme culturel de la gauche-bourgeoise, ont été symbolisés en France par un retour vers la pensée conservatrice et réactionnaire. Ainsi, Jacques Derrida a actualisé Martin Heidegger, tandis que Michel Foucault a actualisé Friedrich Nietzche. La pensée réactionnaire, compromis avec la pensée nazi et fasciste, a ainsi eu une deuxième jouvence comme étant (si vous le croyez) de gauche. S’ajoute bien sûr les noms de François Lyotard, Louis Althusser, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Jacques Lacan, Jacques Rancière, René Girard, Giorgio Agamben, etc., qui à partir d’une radicalisation culturelle ont réussi à convaincre que leurs théories étaient (vraiment !) de « gauche ». Ce qui est vrai (sic!) si vous le croyez (sans pensée) !
Si la France a été l’incubateur de cette forme de pensée, les universités états-uniennes de l’élite ont été les accélérateurs, avec les résultats qui ont été engendrés dès 1985 à aujourd'hui, tout feu toute flamme, l’idéologie néolibérale de gauche-de-droite. Bien sûr dans et avec des variations, des sensibilités, des luttes intestines à l’infini où chacun se considère plus radical, progressiste, diversitaire, identitaire, intersectionnaliste, et ainsi de suite, que tous les autres. Cela nous a donné le cirque indigeste pseudo-gauche que nous observons aux quotidiennes et dont les journaux Le Monde et Libération sont, en France, les porte-parole. Quant à Jean-Claude Michéa, cela ne lui n’a pas plu. Pour lui, la gauche des chaires universitaires, la « gauche » élitaire, la « gauche » épistocratique nous mène directement dans le mur. Cela n’a rien à avoir avec la gauche véritable.
La société existe
Contre l’adage « La société n'existe pas » repris par la gauche-bourgeoise, Jean-Claude Michéa insiste sur le fait que la société existe, qu’elle existe par des échanges, des contacts, des actions, etc. Des actes qui nécessitent plus qu’une personne, qui nécessitent deux, trois, quatre personnes, qui nécessitent un nombre infini de personnes, et surtout, des actes qui ne font sens qu’en étant encastrés dans des interactions sociales, dans les rencontres et les interactions, dans la décence ordinaire, dans la nécessité (prudent) de coopérer et d’avoir confiance en l’autre. Oui, les individus poursuivent leurs intérêts (ils ne sont pas stupides !), mais leurs intérêts, matériels ou immatériels, s’enchevêtrant, excèdent le seul cadre de l’intérêt égoïste pour que se construisent des liens sociaux. De ce fait, la société se compose, se décompose et se recompose à l’infini, sans qu’il existe une division stratifiée entre matérialité, socialité et superstructure.
Jean-Claude Michéa mobilise l’anthropologue Marcel Mauss pour appuyer cette conception de la société. Chez Marcel Mauss, la notion de « fait social total » apparaît dès les premières pages de l’« Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques .» (19) Pour Marcel, les phénomènes sociaux totaux se définiront comme ceux où s’expriment :
« à la fois et d’un coup toutes sortes d’institutions : religieuses, juridiques et morales – et celles-ci politiques et familiales en même temps ; économiques – et celles-ci supposent des formes particulières de la production et de la consommation, ou plutôt de la prestation et de la distribution ; sans compter les phénomènes esthétiques auxquels aboutissent ces faits et les phénomènes morphologiques que manifestent ces institutions ». (20)
Marcel Mauss, emphase de ce fait, l’importance des échanges interindividuels dans les sociétés primitives, mais pas uniquement, car cela s’applique également aux sociétés modernes (21). À suivre Mauss, une société se comprend en examinant les systèmes de prestations et contre-prestations où circulent des biens (matériels et immatériels), objets et personnes. Le moteur de ces phénomènes réside dans la réciprocité, une réciprocité qu’engagent les individus l’un avec l’autre, qu’engagent les contractants socialement face à toute la communauté. La réciprocité engage donc plus que des individus, car l’engagement en réciprocité fait apparaître, socialement, ce qui intéresse Jean-Claude Michéa, le cadre que constituent les individus, le cadre qu’expliquent et ordonnent les actes de réciprocité, le cadre qu’encadrent les rencontres possibles entre les individus. Ce qui explique finalement la conception de société de Michéa sous modes d’interactions à l’infini, des réciprocités sociales anarchiques.
La société du spectacle comme la société de la gauche-bourgeoise
L’insistance de Jean-Claude Michéa en faveur d’une compréhension de la société comprise par en-bas, comprise par les interactions sociales, lui permet de critiquer ardemment la gauche-bourgeoise comme perdue idéologiquement dans la société du spectacle (culturel). Le refus de société, le refus de la lutte de classe, le refus de « ceux d’en-bas, chemin la gauche-bourgeoise vers les leurres de la société de spectacle, vers la société du spectacle néolibéral de la gauche-bourgeoise, où Jean-Claude Michéa fait intervenir la théorie du philosophe situationniste Guy Debord.
Pour Guy Debord, la société du spectacle :
« ... se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d’unification. En tant que partie de la société, il est expressément le secteur qui concentre tout regard et toute conscience. Du fait même que ce secteur est séparé, il est le lieu du regard abusé et de la fausse conscience ; et l’unification qu’il accomplit n’est rien d’autre qu’un langage officiel de la séparation généralisée. Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. Le spectacle ne peut être compris comme l’abus d’un monde de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images. Il est bien plutôt une Weltanschauung devenue effective, matériellement traduite. C’est une vision du monde qui s’est objectivée. Le spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n’est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le cœur de l’irréalisme de la société réelle. Sous toutes ses formes particuliers, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constituent le modèle présent de la vie socialement dominante. Il est l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant. Le spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu’occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne. » (22)
Ce qui veut dire que Jean-Claude Michéa classe la gauche-bourgeoise néolibérale, dans toutes ses variations, comme un élément de la société du spectacle. La thèse de Guy Debord (comme celle de Jean-Claude Michéa), c’est que l’avancement contemporain du capitalisme se répercute sur la vie de tous les jours, que son emprise sur le monde passe « à travers » la marchandise.
L’analyse qu’instaure Jean-Claude Michéa concernant le concept de « société totale » est donc une stratégie où la question est : quelle société vouliez-vous ? Une société de décence ordinaire ou une société du spectacle ? C’est également une question concernant le sens, concernant l’utilisation de l’étiquette « gauche ». Une critique qui contredit la légitimité de la gauche-bourgeoise de se comprendre en tant que « gauche » aujourd’hui. Comment devons-nous alors comprendre la revendication (issue d’une autodésignation) d’être de « gauche » ? S’agit-il de suivre la mode et se revendiquer radical, progressiste, intersectionnaliste, décolonial(iste), woke, chic radical, à partir d’une position élitaire, intellectuelle, universitaire, ou s’agit-il d’autre chose ? Pour Jean-Claude Michéa, la gauche c’est cette autre chose et les positions idéologiques de la gauche-bourgeoise ne sont que des culs-de-sac pour des nulles.
Clore sur les trésors cachés du socialisme
Jean-Claude Michéa n’annonce jamais une nouvelle recette quant à comment penser, quoi faire, comment s’engager et pourquoi. La seule vraie indication qu’il fait c’est que cela doit se faire avec les autres, se faire en commun. Et pourtant, selon lui, tout cela doit se faire en reprenant et en repensant, pour notre temps, les « trésors oubliés du socialisme ».
Il faut, selon Jean-Claude Michéa, reprendre, renouveler, réactualiser, redévelopper, la tradition historique de la gauche et dans ce dessin nous avons besoin des trésors perdus du socialisme. Il rompt de ce fait là radicalement avec la néo-gauche réactionnaire et néolibérale. Michéa c’est le contraire de la sottise d’un Michel Foucault qui affirme que « l'importante tradition du socialisme est à remettre fondamentalement en question, car tout ce que cette tradition socialiste a produit dans l'histoire est à condamner. » (23) Ou qui avec les mots dédaigneux contre Marx affirmant que « Le marxisme est dans la pensée du XIXe siècle comme un poison dans l’eau. C’est-à-dire que partout ailleurs, il cesse de respirer. » (24) Au lieu d’un Marx étouffant et désuet, Jean-Claude Michéa suggère qu’il faut profiter des « sources perdues du socialisme » pour mettre la boussole en marche, en ordre.
NOTES
1. Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital. Notes sur le néolibéralisme culturel et les infortunes de la gauche, Paris, Albin Michel, 2023. Le titre c’est une référence ironique au roman fameux de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Paris, Éditions Maurice Nadeau, 1994. Se retrouve aussi un coup d’œil à Alain Caillé, Extensions du domaine du don. Demander-donner-recevoir-rendre, Arles, Actes Sud, 2019.
Pour connaître la pensée de Jean-Claude Michéa, voir : Labelle, Gilles; Martin, Éric; Vibert, Stéphane, Les racines de la liberté. Réflexions à partir de l'anarchisme tory, Québec, Éditions Nota bene, 2014. Emmanuel et Mathias Roux, Michéa l'inactuel, une critique de la civilisation libérale, Latresne (Bordeaux), Le Bord de l'eau, 2017. Kévin Boucaud-Victoire, Mystère Michéa. Portrait d’un anarchiste conservateur, Paris, Éditions de l’Escargot, 2019.
2. Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, Castelnau-le-Lez, Climats, 1995; réédition 2020 suivie d’une postface, « Orwell, la gauche et la double pensée ». Idem, Orwell éducateur, Castelnau-le-Lez, Climats, 2003.
3. Bruce Begout, De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Paris, Allia, 2008, 2017.
4. Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014. Cf. idem, Les dépossédés. L'instinct de survie des classes populaires, Paris, Flammarion, 2022.
5. Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital, op. cit., p. 17 -18, cf.. p 49-52 & p 55-62.
6. George Woodcock, Orwell à sa guise, Montréal, Lux éditeur, 2020, p. 48-55. Jean-Pierre Martin, L'autre vie d'Orwell, Paris, Gallimard, 2013.
7. Friedrich Engels, « Préface à l’édition allemande de 1892 », dans, idem, La situation de la classe laborieuse en Angleterre. D’après les observations de l’auteur et des sources authentiques (1845), Paris, Éditions Sociales, 1960, p 245.
8. Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital, op. cit., p 9 & 10.
9. Notons que le terme « parti » utilisé par Marx ne fait pas référence ni à un parti politique ni à une idéologie spécifique. Marx utilise le terme « parti » dans le sens d’un parti pris, une position commune que pouvait ressembler, unir, à l'époque l'ensemble des courants partisans existants du communisme. Cf. Maximilian Rubel, Remarques sur le concept de parti prolétarien chez Marx, dans Revue française de sociologie (Paris), 1961, t II, no 3, p 166 – 176.
10. Karl Marx, Le manifeste du parti communiste (1848), dans, idem, Œuvres Tome 1. Économie, sous la direction de Maximilian Rubel, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1961, p 164. Maximilian Rubel atteste que « La rédaction définitive du Manifeste communiste fut exclusivement l’œuvre de Marx qui s’est inspirée (..) des "Principes du communisme" qu’Engels lui avait sans doute remis lors de leur séjour à Londres »; voir Maximilian Rubel, La pensée maîtresse du Manifeste communiste, dans La Revue socialiste (Paris), N°17-18, janvier/février 1948 (Numéro spécial : Centenaire de 1848).
11. Dans un esprit non Michéa, voir également Gilles Lipovetsky, L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, coll. folio, essais no 121, 1989, 2012, p 183. « Comment soutenir dans ces conditions que l’hédonisme est la contradiction du capitalisme quand il est clair qu’il est une condition même de son fonctionnement et de son expansion? Point de relance, point de croissance possible sur le long et moyen terme sans une forte demande de consommation. Comment retenir l’idée d’une culture antinomienne lorsque la consommation se révèle précisément l’instrument souple d’intégration des individus au social, le moyen de neutraliser la lutte des classes et d’abolir la perspective révolutionnaire. »
12. Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital, op. cit, p 10 & 11, cf. 15.
13. Karl Marx, Le Capital [1867], dans, idem, Œuvres Tome 1 Économie, traduction Maximilian Rubel, Paris, Gallimard, coll. Pléiade, 1961, p 610 - 611 (Livre 1): "Puisque l'économie politique aime les robinsonnades, visitons d'abord Robinson dans son île. Modeste, comme il l'est naturellement, il n'en a pas moins divers besoins à satisfaire, et il lui faut exécuter des travaux utiles de genre différent, fabriquer des meubles, par exemple, se faire des outils, apprivoiser des animaux, pêcher, chasser, etc. [...] Son inventaire contient le détail des objets utiles qu'il possède, des différents modes de travail exigés par leur production, et enfin du temps de travail que lui coûtent en moyenne des quantités déterminées de ces divers produits. Tous les rapports entre Robinson et les choses qui forment la richesse qu'il s'est créée lui-même sont [...] simples et transparents. »
14. Cf. Gary Becker, Les mécanismes du marché, Paris, Bréal, 2006.
15. Jean-Claude Michéa, Extension du domaine du capital, op. cit., p 70. Michéa cite George Orwell, « James Burnham et l’ère des organisateurs » (1946), dans George Orwell, Essais, articles, lettres Volume IV (1945-1950), Paris, Éditions Ivrea & Éditions de l’encyclopédie des nuisances, 2001, p.
16. La devise politique de l’Association internationale des travailleurs (AIT); aussi connu comme la Première Internationale.
17. Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Paris, 1991, Garnier-Flammarion, vol. 1, p. 82. Ou, idem, La richesse des nations (abrégé), Paris, Le Monde – Flammarion, coll. Les livres qui ont changé le monde no 3, 2009, p 29-30.
18. Margaret Thatcher, entretien dans le magazine britannique « Woman's Own », le 31 octobre 1987 : « Mais la société, c’est qui ? Ça n’existe pas ! Il y a des hommes et des femmes, il y a des familles, et aucun gouvernement ne peut faire quoi que ce soit, si ce n’est à travers les gens. Mais les gens s’occupent d’eux-mêmes avant tout. » Margaret Thatcher (1925-2013), Première ministre, 4 mai 1979 – 28 novembre 1990, du Royaume-Uni.
19. Marcel Mauss, «Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » (1925), dans L'Année sociologique, seconde série, 1923-1924, tome I (1925), p 30-186. Republier dans, idem, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, 1968, collection: Bibliothèque de sociologie contemporaine. Également en livre, Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Grand textes », 2007.
20. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, 1950. p. 47.
21. Voir la revue MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), Paris, qui depuis 1981 promouvoir, avec des nuances, une telle conception sociale anthropologique. Voir également Alain Caillé, Extensions du domaine du don. Demander-donner-recevoir-rendre, op. cit. 2019,
22. Guy Debord, « La société du spectacle » (1967 ), Paris, Gallimard, 1992, 3e édition, p. 10 et 11 (Thèses : 3 - 7). Cf, idem, « Commentaires sur la société du spectacle » (1992 ), Paris, Éditions Gérard Lebovici, Paris, 1988 ; Gallimard, Paris, 1992.
23. Michel Foucault, « La Torture, c'est la raison », dans, idem, Dits et écrits, Tome III (1976-1979), texte n°215, Paris, Gallimard, coll. Quarto, p 390 – 398.
24. Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, p 274.
30 juillet 2024