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Gérald Bronner et « Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? »

par
Professeur, Faculté de droit, Université Laval, Québec, membre de Tolerance.ca®

Le livre de Gérald Bronner « Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? » (1) nous a plu. Pourquoi ? Parce que le thème du livre est saisissant et les propos de Bronner intéressants. L’ascension de classe, le passage « transclasse » (2), le fait de passer de la classe du bas vers la classe du haut, mérite une réflexion. C’est souvent un exploit ! Une réussite individuelle, un phénomène que Gérald Bronner examine en autohistoire, en expert de la sociologie cognitive (3). Avec maestria, il décrit son propre itinéraire, les expériences qu’il a faites, les pensées qui l’accompagnent, et cela nous fait réfléchir. Dans l’objectif de voir plus clair, examinons ses propos, autant quant à son passage « transclasse » que sur ce qu’il pense de ce phénomène en tant que sociologue.

Un livre sur le passage transclasse

Le sous-titre annonce les couleurs : « Pourquoi devient-on qui l’on est ? » Rationnellement, la réponse se trouve en réfléchissant sur ce qu’on « est » présentement. Et, Gérald Bronner est aujourd’hui un professeur des universités, il enseigne la sociologie cognitive à la Sorbonne. Il est auteur d’une vingtaine de livres universitaires, il est un acteur apprécié dans le milieu intellectuel français et récemment il se fait remarquer par le rapport, commandé par l’Élysée, sur les « Lumières à l’ère du numérique » (4). La réputation d’excellence de Gérald Bronner est amplement méritée par des livres comme « La démocratie des crédules » (5) et « Apocalypses cognitives » (6), deux livres épatants et intelligents, des musts qu’il faut avoir lus. Gérald Bronner est actuellement quelqu’un sur le sommet, où très proche de la cime, et la prochaine étape sera peut-être le Collège de France.

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Et d’où vient-il ? Quelles sont ses « origines » ? Le livre « Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? » nous le révèle. Il vient « d’en bas », d’une famille pauvre, avec une mère gagnant sa vie comme ménagère (« femme de ménage »), une mère ayant connu des épisodes de chômage, une famille habitant un HLM (7), dans une banlieue « sensible » à Nancy, dans une « zone » (sic !) gangrenée par la délinquance, le trafique, et par la résignation et le désespoir. Il a su s’extirper. Il aurait pu rester. L’ascension sociale, Bronner préfère la notion de « nomadisme social », lui a permis de s’arracher de son milieu d’origine et de faire une carrière universitaire remarquable.

Le livre de Gérald Bronner est en somme la réflexion sur ce qu’il « était » jadis et ce qu’il « est » aujourd’hui. Il raconte cela sans orgueil, sans arrogance, sans prétendre être différent ou supérieur à quiconque. De la même façon qu'il exprime la satisfaction avec ce qu’il « est » aujourd’hui, ce qu’il a accompli, sans pour autant s’autoattribuer des qualités, des dons, de « génie » ou similaires. Il est conscient d’avoir fait une ascension transclasse et l’apprécie parce que ce passage lui a permis de réaliser, tout en insistant avec vigueur que cela ne l'a pas rendu supérieur, différent, exceptionnel, extraordinaire, ou autre. Le passage transclasse a uniquement enrichi son expérience personnelle quant aux différents milieux et contextes qu’il a fréquentés, des expériences très utiles pour un sociologue. Bref, Gérald Bronner refuse de voir son passage transclasse comme une réalisation, un accomplissement, comme « le rêve qui se réalise » pour quelques individus exceptionnels, pour quelques élus, quelques génies. Il insiste fermement que le passage transclasse ne correspond pas à des a priori, à des concepts ou des théories préétablies. Il se réalise (ou ne se réalise pas) toujours individuellement par des parcours qui ne répondent pas à une mythologie des origines et à une idéologie d’une méritée au pays de cocagne. Quand le passage transclasse est mis en concept sociologique (et « idéologique »), cela ne doit jamais obscurcir le fait que c’est un passage individuel qui se joue sur le terrain « existentiel », un terrain avec des pièges de nature humaine et sociétale, des pièges qu’étudie la sociologie cognitive, la spécialité de Gérald Bronner.

La transclasse

Le point départ réflexif de Gérald Bronner était, nous l’avons dit, ce qu’il « est ». En contemplant son parcours personnel en aval, il observe :

« Longtemps, je n’ai pas su de quel milieu je venais. Pendant ma prime enfance, même, j’ai pensé que j’étais d’une catégorie sociale un peu au-dessus de la moyenne. […] Moi, donc, je pensais que je venais d’un milieu social aisé. Il m’a fallu des années pour effeuiller, couche après couche, ce mythe. […] À un moment, j’ai compris : ma famille et moi, nous étions pauvres. Mais cette révélation n’a pu me venir qu’après des années d’un parcours scolaire qui me faisait me détacher de la cohorte initiale à laquelle j’appartenais. […] Ce type de prise de conscience tardive – le fait d’être pauvre – est monnaie courante chez ceux qui ont traversé les mondes sociaux. […] Plus tard, mais vraiment plus tard, le problème des ascendances s’est posé lorsque j’ai découvert, par exemple, le terme de « transclasse ». Devenu professeur des universités, je devais bien me résoudre à recoller les morceaux d’un puzzle pas si compliqué : « C’est entendu, je suis une transclasse. » (8)

Mot magique en fait ! Transclasse ! Dans un monde où le mot « classe » est culturellement interdit, trop suspect de servir de relais au marxisme et, pire, de relancer en catimini la notion de « lutte de classe », le mot transclasse brille distinctement. Le mot trans, c’est aujourd’hui le mot fétiche qu’aime notre oligarchie et le mot classe a de toute évidence été rendue inoffensif, stérile, si l’on se fie au livre de Chantal Jaquet, « Les transclasses ou la non-reproduction » (9). En tant que factualité, le passage d’un individu d’une classe à une autre, par l’ascenseur social que représente l’école et l’université, demeure aujourd’hui largement bloqué ou ne fonctionne pas adéquatement. Un passage transclasse ne se réalise pas facilement et encore moins avec la certitude quant à sa réussite. Se constate aisément sur le niveau individuel, que des vecteurs culturels, politiques, économiques, sociales, familiales et psychologiques, concourent à la copie sociale, à la reproduction « sur place ».

Bronner a pourtant raison (entièrement) d’insister sur les faits sociologiques. À savoir que l’école, le lycée, le Cégep, l’Université, de même que le lieu familial et le lieu culturel, servent en tant que vecteurs pour une ascension transclasse (et également pour la reproduction au status quo, de même qu’à la descente transclasse). Avec raison, il fait remarquer que ce sont des vecteurs culturellement ambigus (surtout en ce qui concerne l’école) tant que l’acquisition des diplômes, tant promue par la gauche historique comme politique d’égalité de préférence au service des jeunes gens issus de la classe ouvrière ou salariée, peut rapidement se révéler illusoire. Le système d’enseignement, surtout l’université de masse, est aujourd’hui devenu un phénomène culturel, une « étape dans la vie », une « station d’attente », avant de trouver du travail. Et comme phénomène culturel, l’enseignement supérieur produit à profusion des « diplômés » qui n’ont rien ou peu à avoir avec le marché du travail, à la reproduction socio-économique réelle. Et la reproduction socio-économique réelle se rapporte aux mouvements de fractures sociales et économiques profondes, similaires aux mouvements tectoniques, qui bougent et restructurent le marché du travail hors de toute idéologie égalitariste.

D’être capable et de l’être à sa façon

Gérald Bronner reconnaît être un enfant issu de l’université de masse, d’un système d’accès à l’enseignement égal à tous et de l’idée d’une société ouverte au talent. Il a fait le chemin, l’ascension socioculturelle, et il a gagné son statut de transclasse. Sans nostalgie, sans haine, sans ressentiment !

Gérald Bronner ne donne jamais d’explication « causaliste » de son ascension transclasse. Il estime qu’il n’existe pas de « causalité » déterministe (fataliste) qui travaille derrière le dos des individus et qui les pousse dans une direction ou dans une autre. La réalité sociale n’est pas un objet de causalité scientifique, systémique, théorique, à priori. En ce qui concerne Bronner, tout se résume à affirmer que « j’étais prêt », qu’il était « précoce », qu’il était doué pour la langue :

            « À ce titre, entre tous les points narratifs originels notables, le sentiment d’être singulier me paraît déterminant. Lorsque je repense à mes années de petite enfance – je sais bien qu’il s’agit en partie d’une reconstruction mémorielle – ce qui me marque, c’est le sentiment intime, qui m’est venu par la fréquentation des autres, d’être différent. Un sentiment un peu honteux qui m’inspirait l’idée que je n’étais pas de la même espèce que mes congénères. […] En ce qui me concerne, il s’est très tôt exprimé […] l’impression, que je n’étais pas chez moi. Si je n’ai jamais imaginé que mes parents n’étaient pas les miens et que j’avais été enlevé de mon milieu naturel, j’avais cependant clairement l’impression d’être exilé, de n’avoir pas rejoint mon milieu de destination. […]. Ce sentiment de différence a ancré l’idée que je n’appartenais pas vraiment au monde dans lequel j’étais née. Plutôt que de m’imaginer précocement un destin de transclasse, je pensais à un autre monde au sens littéral du terme : j’aspire à vivre dans un monde fantastique […] » (10)

Autrement dit, c’est l’apprentissage d’une capabilité (au sens aristotélicien), la formation étape par étape d’un « je » capable socialement, d’un « je » qui acquiert la confiance en lui-même, qui « se détache » mentalement de son milieu, qui accroît sa « base informationnelle », qui fait des jugements rationnels sur les autres (et son milieu), qui acquiert un sens de responsabilité en ce qui le concerne, qui apprécie et valorise la liberté. En somme, des vecteurs de capabilité qui permettent et rendent le voyage transclasse possible pour Bronner. Il faut être capable de réaliser un passage transclasse, capable de faire de vous-même un levier, capable de faire de vous un « je » qui peux « passer ». Et la société, dans toute sa complexité, est un terrain de jeu social où il faut être capable de saisir les opportunités, de surmonter les obstacles, sans jamais se décourager !

Beaucoup d’individus n’auront jamais les capacités pour faire le passage transclasse. Ils ne seront jamais capables ! S’ajoute qu’ils peuvent tricher, tricher avec « la société », et c’est là où la criminalité devient la voie royale pour obtenir les signes de la réussite sociale.

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Le contre-Bourdieu

Une chose se démarque dans le livre de Gérald Bronner, la critique de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron et leur livre célèbre sur « La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement » (11). Il ne critique pas la thèse centrale de ce livre, à savoir que toute ascension sociale véritable se nourrit d’un capital culturel préacquis et a l’avantage des individus issus des familles d’en haut. Ce qu’il critique c’est que le livre n’a pas été construit sur une méthodologie solide. Autrement dit, le livre est pensé à partir d’un a priori théorique qui ne peut que confirmer les idées même de cette a priori :

            « Souvent, Bourdieu se débat avec les risques conceptuels – qu’il comprend très bien – d’une théorie de la domination adossée à des formes d’intentionnalité. […] Cette intentionnalité trop voyante, il l’a souvent dissimulée par l’usage de l’expression « tout se passe comme si » : une façon de concéder que le modèle explicatif que l’on utilise est insatisfaisant, mais qu’il faut accepter tout de même les conclusions auxquelles il permet d’aboutir. » (12)

Le défaut avec l’analyse de Bourdieu et de Passeron c’est que cela débouche sur « une sociologie totale », une sociologie qui s’explique à partir des concepts, une sociologie où tout s’explique par un a priori théorique, par un code et une codification théorique ! Dit autrement, où tout s’explique par l’imposition d’une image fonctionnaliste et où l’expression « si tout se passe comme si » règne idéologiquement et théoriquement sur ce qui peut être dit. Le résultat, c’est la construction d’une image théorique (et idéologique) très séduisante qui explique que ce sont inévitablement les profiteurs qui profitent du système et tant pis pour le malheur des autres. La leçon élitiste que prônent Bourdieu et Passeron, c’est qu’il faut lutter, s’opposer, se battre, le Système, la Machine, le Capitalisme, la Conspiration, le Dispositif, et d’autres abstractions similaires.

Si Bronner a raison, nous l’estimons, Bourdieu et Passeron n’arrivent jamais à expliquer comment des jeunes issues d'un milieu culturellement défavorisé réussissent à l'école et peuvent se forger un avenir transclasse. L'exemple des transclasses contredit pourtant clairement une sociologie trop simpliste, trop déterminé par l’a priori théorique. En effet, il se perd que l’école et l’enseignement supérieurs concernent des individus ! Se perd la concrétude, le réalisme qui doit caractériser toute analyse sociologique. Quand règne l’abstraction Système (ou Théorie) se perd la concrétude, la réalité, qui se joue sur le niveau de l’élève, de l’étudiant, de la fluidité sociale et culturelle et la complexité, la dureté, etc., qui la caractérise. C’est en conséquence contre le fatalisme, le déterminisme, les discours conformistes (orchestré idéologiquement), qu’il faut se dresser. À Bronner de souligner que « La reproduction des inégalités est une plie pour les sociétés démocratique », de même, plus poétiquement, qu’une « promesse de l’aube [que représente l’école, lycée, cégeps, université] qui n’a pas été tenue est une charge destructrice d’une bombe sociale à retardement » (13).

Contre le discours doloriste

Bronner s’oppose fermement au discours doloriste des gagnants, de l’aristocratie nouvelle, des transclasses qui à partir du Nouveau-Versailles se souviennent en horreur de la vie en bas (14).

Le discours doloriste transclasse que critique Bronner, c’est la lamentation qu’utilise des individus transclasses pour se faire valoir, pour se vanter, pour souligner d’être unique, d’être exceptionnel. Un tel discours raconte leurs passages transclasses comme douloureux, pénible, ardu et héroïque. Il le raconte comme ayant ouvert des blessures tant psychologique, qu’existentiel et sociale, au-delà de tout ce qu’un être ordinaire a pu vivre. Victimes de leurs naissances, tous savent aujourd’hui que le capital culturel s’acquiert par le fait d’être la victime (« la vertu supérieure des opprimés » (15)). C’est être unique, génial, authentique, identitaire, qu’une telle personne revendique retrouver la place que « la nature » lui avait destinée à occuper.

Le dolorisme de la transclasse insiste en effet sur la souffrance victimaire. C’est l’antienne de l’idéologie contemporaine voulant que celui qui a souffert et qui a su surmonter ses souffrances mérite plus que quiconque les lauriers, que la souffrance justifie une position « en haut ». C’est aussi l’attitude de faire de soi un superhéros ! Un superhéros qui à partir de rien, contre toutes les attentes, contre les obstacles énormes, a pu par tant de souffrance se hisser jusqu’au sommet désiré.

Être transclasse est aujourd’hui enviable dans un milieu élitaire, universitaire, bourgeois, artistique. Cela fera de celui qui a réussi un lutteur, un prodige, self-made woman (man), quelqu’un qui a su surmonter tous les obstacles qu’obstruait le chemin, qui a su se distinguer, qui a su devenir ce qu’il est devenu grâce à son intelligence, ses talents et son mérite. L’image recherchée est celle de l’individu exceptionnel, celui qui se crée lui-même à partir de rien, celui n’ayant que l’intelligence à son côté, celui qui avec la force qui lui est propre a su se forger contre vents et marées. Ce n’est, hélas, rien d’autre que le narcissique qui se vante. Bronner estime qu’il s’agit d’une fraude intellectuelle (et morale), d’un mythogenèse.

            « C’est sans doute le point qui m’a le plus déconcerté dans mon enquête et qui fut la motivation initiale à la mener. Pourquoi ces récits doloristes m’ont-ils autant irrité ? Pourquoi ne pas accepter cette figure du héros social contemporain qui est victorieux, mais continue à souffrir ? (..) Je crois tout simplement que c’est un certain sens de la dignité que j’ai appris dans ma famille, et que j’ai vu mille fois dans les milieux populaires, qui me retient. » (16)

La nouvelle classe transclasse

Après avoir rejeté le discours doloriste, s’ajoute la critique de Bronner du parvenu élitaire transclasse, celui qui lorsque arrivé au sommet dénigre son milieu de naissance et de socialisation, et qui prend la posture d’une moralité supérieure (identique aux différentes sectes du « politiquement et moralement correct »). C’est avec agacement que Bronner critique la fausseté d’une moralité supérieure justifiée, en toute illégitimité, sur le stigmate d’être « mal née ». Ce sont les propos du philosophe Didier Eribon, le romancier Éduard Louis (17) et la nobélisée Annie Ernaux, qui entre ici en jeu (18).

Didier Eribon, dans Retour à Reims (19), un récit autobiographique de son passage transclasse (et transgay), confesse que :

« [...] moi qui ai tant éprouvé la honte sociale, la honte du milieu d’où je venais quand, une fois installé à Paris, j’ai connu des gens qui venaient de milieux sociaux si différents du mien, à qui souvent je mentais plus ou moins sur mes origines de classe, ou devant lesquels je me sentais profondément gêné d’avouer ces origines [...] » (20)

« [...] une gêne difficile à cerner et à décrire s’emparait de moi devant des façons de parler et des manières d’être si différentes de celles des milieux dans lesquels j’évoluais désormais, devant des préoccupations si éloignées des miennes [...] » (21)

« J’ai reconnu très précisément ce que j’ai vécu à ce moment-là en lisant les livres qu’Annie Ernaux a consacrés à ses parents et à la « distance de classe » qui la séparait d’eux. Elle y évoque à merveille ce malaise que l’on ressent lorsqu’on revient chez ses parents après avoir quitté non seulement le domicile familial, mais aussi la famille et le monde auxquels, malgré tout, on continue à appartenir [...] » (22)

Pareils en ce qui concerne la romancière à la mode Annie Ernaux, lauréate du prix Nobel de la littérature en 2022 qui dans son livre de 1997, intitulé La Honte, écrit que la honte est « devenue un mode de vie pour moi. À la limite, je ne la percevais même plus, elle était dans le corps même » (23). Pourquoi ? Par l’effet transclasse selon Annie Ernaux : 

            « La honte n’est que répétition et accumulation. Tout de notre existence est devenu signe de honte. La pissotière dans la cour, la chambre commune – où, selon une habitude répandue dans notre milieu et due au manque d’espace, je dormais avec mes parents –, les gifles et les gros mots de ma mère, les clients ivres et les familles qui achetaient à crédit. À elle seule, la connaissance précise que j’avais des degrés de l’ivresse et des fins de mois au corned-beef marquait mon appartenance à une classe vis-à-vis de laquelle l’école privée ne manifestait qu’ignorance et dédain. Il était normal d’avoir honte, comme d’une conséquence inscrite dans le métier de mes parents, leurs difficultés d’argent, leur passé d’ouvriers, notre façon d’être. [...] J’ai toujours eu envie d’écrire des livres dont il me soit ensuite impossible de parler, qui rendent le regard d’autrui insoutenable. Mais quelle honte pourrait m’apporter l’écriture d’un livre qui soit à la hauteur de ce que j’ai éprouvé dans ma douzième année. » (24)

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Quel misérabilisme ! Que de misère ! Que de tristesse ! La vie ne peut-elle être que ça ? De la misère et de la honte ? Le soleil ne brille-t-il jamais ? La joie n’a-t-elle aucune place ? La vie n’est-elle que de la noirceur et du désespoir ? Et tout cela se réfère-t-il au fait d’être transclasse ? Ou plus logiquement ne s’agit-il pas du fait d’être issu d’une famille dysfonctionnelle et émotionnellement instable ? Et avec cette factualité du passé, le faire ronronner roman après roman sur le mode de psychologisme narcissique ?

Didier Eribon, Annie Ernaux et Éduard Louis s’insèrent aujourd’hui dans le mainstream littéraire et intellectuel, c’est trois romanciers qui exploitent le filon de la « honte » pour mieux psychologiser leurs existences ! Les trois se situent dans une perspective où la société a disparu, où la psychologie (et le psychologisme narcissique) remplace la société, ce qui a tout pour agacer un sociologue comme Gérald Bronner.

En revanche, ça marche, ça plaît, littérairement. La popularité de la littérature narcissique, c’est qu’il faut écrire sa vie et tout raconter selon la mode psychologique ! L’autoconfession (voir l’appel au voyeurisme) de la honte séduit, séduit fortement les lecteurs contemporains, c’est le nec plus ultra du jour. La focalisation littéraire sur « moi et ma honte » rejoint tout simplement des lecteurs avides de telles révélations. C’est la recette de l’heure pour promouvoir la marchandise littéraire qui se vend. C’est surtout un vecteur fin du fin qui prouve que tu es quelqu’un, que tu as réussi et que tu mérites la célébrité tant désirée. Se constate que ce genre se vend de la même façon qu'un nouveau romantisme (supposément), radical, très progressif, très individualiste, sans pour autant l’être. Il s’agit que d'y croire, fortement.

Que dire à la fin ?

Le livre de Gérald Bronner nous a fortement plu. Bien écrit, c’est un livre sincère et honnête. Il a vu juste et ses observations, ses analyses, sont pertinentes. Il se peut pourtant que tant de lecteurs trouvent son livre trop cognitif et sociologique.

En dernier lieu, s’il y a bien quelqu’un qui a fait le passage transclasse, c’est Albert Camus, qui de la pauvreté d’Alger a su se distinguer en littérature, journalisme, théâtre et en philosophie, pour être lauréats du prix Nobel de la littérature (1957). Dans la lettre fameuse, émouvant, qu’a écrits Albert Camus à son ancien maître d’école Louis Germain, peu après avoir reçu le Prix Nobel de Littérature, il confesse: « On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur, mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse, de toutes mes forces. Albert Camus ». (25)

Chapeau! Quelle classe! Quel respect ! Combien d’élèves, étudiants, ne doivent pas leurs saluts sociaux, le passage transclasse, à leurs instituteurs ?

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NOTES

1. Gérald Bronner, Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est?, Paris, Éditions Autrement, collection Les grands mots, 2023.

2. Le mot « transclasse » est la traduction du mot anglais « class-passing ». Observons que la philosophe Chantal Jaquet revendique (étrangement) d’être à l’origine de cette notion; idem, Les transclasses ou la non-reproduction, Paris, Presses universitaires de France, 2014, page 13 : « Il paraît ainsi plus judicieux de parler de transclasse pour désigner l’individu qui opère le passage d’une classe à l’autre, en forgeant ce néologisme sur le modèle du mot transsexuel. Le préfixe « trans », ici, ne marque pas le dépassement ou l’élévation, mais le mouvement de transition, de passage de l’autre côté. »

3. Voir, Raymond Boudon, La théorie générale de la rationalité, base de la sociologie cognitive. La sociologie cognitive, Paris, Orphys/Maison des Sciences de l’Homme, coll. Cogniprisme, 2010.

4. Gérald Bronner (dir.), Lumières à l’ère du numérique, Paris, Presses universitaires de France, 2022.

5. Gérald Bronner, La démocratie des crédules, Paris, Presses universitaires de France, 2013.

6. Gérald Bronner, Apocalypses cognitives, Paris, Presses universitaires de France, 2021.

7. HLM, c’est « une habitation à loyer modéré ». En France, c’est un système de logement « sociaux » géré par un organisme d'habitations, public ou privé, qui bénéficie d'un financement public partiel.

 8. Gérald Bronner, Les origines, op. cit., p 9, 10, 11 et 12.

9. Chantal Jaquet, Les transclasses ou la non-reproduction, Paris, Presses universitaires de France, 2014. Cf. Chantal Jaquet & Gérard Bras (dir.), La Fabrique des transclasses, Paris, Presses universitaires de France, 2018; Chantal Jacquet (entretien avec Jean-Marie Durand), Juste en passante, Paris, Presses universitaires de France, 2021. Cf. le dossier « Transclasse » publiée dans Philosophie Magazine (Paris) no 168, avril 2023 (avec un dialogue « Ça passe ou ça classe » – complètement raté - entre Chantal Jaquet et Gérald Bronner, p 60 - 64).

10. Gérald Bronner, Les origines, op. cit., p 121, 122, 127 & 128,

11. Pierre Bourdieu & Jean-Claude Passeron. La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris, Éditions de Minuit, collection Le Sens commun.), 1970. Observons que le livre clef de l’empire « bourdevine » c’est Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d'Agir, 2004, fait également part de son passage transclasse; cf. Gérald Bronner, Les Origines, op. cit., p 42. Pour l’analyse de « tout se passe comme si » de Bourdieu, voir Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009, p 35.

12. Gérald Bronner, Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est?, op. cit., p 78 - 79.

13. Gérald Bronner, Les origines, op. cit., p 95.

14. Gérald Bronner, Les origines, op. cit., p 31 – 63.

 15.Bertrand Russell, The Superior Virtue of the Oppressed, in The Nation (New York), 1937, vol. 144, p 731-732. Republier dans, idem, Unpopular Essays, London, Allen & Unwin, 1950.

16. Gérald Bronner, Les origines, op. cit., p 185, 186.

17. Éduard Louis (nom de plume : Eddy Bellegueule) est l'auteur du roman d’autofiction : « En finir avec Eddy Bellegueule », Paris, Seuil, 2014. Cf. le critique de lui, Gérald Bronner, Les Origines, op. cit., p 44 – 47, p 125 - 127.

18. Gérald Bronner, Les origines, op. cit., p 43 – 47.

19. Didier Eribon, Retour à Reims, Paris, Fayard, 2009. Livre de poche : Paris, Flammarion, coll. Champs, 2018.

20. Didier Eribon, Retour à Reims, op. cit., p 21.

21. Didier Eribon, Retour à Reims, op. cit., p 27.

22. Didier Eribon, Retour à Reims, op. cit., p 28.

23. Annie Ernaux, La Honte, Paris, Gallimard, coll. nrf, 1997, p 131.

24. Annie Ernaux, La Honte, op. cit., 58 – 60.

25. Albert Camus, lettre à Louis Germain, le 19 novembre 1957. Louis Germain répond à cette lettre le 30 avril 1959. Notons que Camus dédicace ses « Discours de Suède » (1957), Paris, Gallimard, collection NRF, 1958, « à Monsieur Louis Germain ». Cf. Albert Camus et Louis Germain. Cher monsieur Germain : lettres et extraits, Paris, Gallimard, coll. Folio 3 euros, 2022 (ce livre est une réponse de l’Édition Gallimard au meurtre islamofasciste abominable de l’enseignant Samuel Paty en 2020).

1 mars 2024



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Bjarne Melkevik, docteur ès droit de Paris II, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval (Québec), est un auteur prolifique dans le domaine de la philosophie du droit, de l’épistémologie et de méthodologie juridique. Ses plus récentes publications incluent... (Lire la suite)

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