La liberté universitaire est aujourd’hui en état de siège. Les ennemis de la liberté universitaire ne sont pas en dehors des athenæums, ils sont à présent sur le campus, à l’intérieur. Ils, les ennemis de la liberté, n’aiment pas la critique d’opinions dissidentes, de recherches solides et objectives, de la science ou encore de la méthodologie scientifique. Les ennemis de la liberté aiment le contraire : l’anti-science, la déconstruction, le constructivisme, l’idéologie, et les discours qui régiment le politiquement et moralement correct. L’affaire Peter Boghossian du 8 septembre 2021 nous informe amplement sur le maccarthysme à l’Université, sur l’intolérance et le harcèlement, sur la débâcle universitaire, sur l’idéologie comme une arme contre la science, l’honnêteté et la liberté universitaire.
Une lettre de démission
L’affaire débute, le 8 septembre 2021, par l’envoi d’une lettre de démission de Peter Boghossian de son poste de professeur adjoint à l’Université d’État de Portland, aux États- Unis. Il quitte, avec regret, son poste de professeur en déplorant la façon dont l’Université abandonne, trahit, la recherche sérieuse. Il critique le climat de suspicion et de délation, et il explique pourquoi il démissionne. La lettre de démission mérite d’être citée in extenso, quelques coupures s’imposent pourtant :
« Mon université a sacrifié des idées pour l’idéologie. Alors aujourd’hui, j’ai démissionné. »
« Chère Prévôt Susan Jeffords. Je vous écris aujourd’hui pour démissionner de mon poste de professeur adjoint de philosophie à l’Université d’État de Portland.
Au cours de la dernière décennie, j’ai eu le privilège d’enseigner à l’université. Mes spécialités sont la pensée critique, l’éthique et la méthode socratique, et j’enseigne des cours comme « Science et pseudoscience » et « La philosophie de l’éducation ». En plus d’analyser les philosophes classiques et les textes traditionnels, j’ai invité un large éventail de conférenciers hors campus à prendre la parole dans mes cours, des terreplatistes aux apologistes chrétiens, en passant par les climatosceptiques et les défenseurs de l’Occupons Wall Street. Je suis fier de mon travail. (…)
Je n’ai jamais cru une seule fois – et je ne le pense pas non plus maintenant – que le but de l’enseignement était de conduire mes élèves à une conclusion particulière. J’ai plutôt cherché à créer les conditions d’une réflexion rigoureuse; pour les aider à acquérir les outils nécessaires pour trouver et développer leurs propres conclusions. C’est pourquoi je suis devenu enseignant et pourquoi j’aime enseigner.
Mais brique par brique, l’université a rendu ce genre d’exploration intellectuelle impossible. Elle a transformé un bastion de libre enquête en une usine de justice sociale dont les seuls apports étaient la race, le sexe et la victimisation et dont les seuls résultats étaient les griefs et la division.
Les étudiants de l’Université d’État de Portland n’apprennent pas à penser. Au contraire, ils sont formés pour imiter la certitude morale des idéologues. Les professeurs et les administrateurs ont renoncé à la mission universitaire de rechercher la vérité et favorisent plutôt l’intolérance à l’égard des croyances et des opinions divergentes. Cela a créé une culture d’adversité où les étudiants craignent maintenant de parler ouvertement et honnêtement.
J’ai observé des signes assez tôt pendant mon séjour à l’Université d’État de Portland de l’illibéralisme qui ont maintenant complètement englouti l’université. J’ai vu des étudiants refuser de s’engager avec des points de vue différents. Les questions des professeurs lors des formations sur la diversité qui remettaient en question les récits approuvés ont été immédiatement rejetées. Ceux qui ont demandé des preuves pour justifier de nouvelles politiques institutionnelles ont été accusés de microagressions. Et les professeurs ont été accusés de sectarisme pour avoir distribué des textes classiques écrits par des philosophes qui se trouvaient être européens et masculins. (……)
Au début de l’année universitaire 2016-2017, un ancien étudiant s’est plaint de moi et l’université a ouvert une enquête en vertu du Titre IX. (Les enquêtes du titre IX font partie de la loi fédérale conçue pour protéger « les personnes contre la discrimination fondée sur le sexe dans les programmes ou activités d’éducation qui reçoivent une aide financière fédérale ».) Mon accusateur, un homme blanc, a fait une série d’accusations sans fondement contre moi, dont les règles de confidentialité de l’université m’interdisent malheureusement de discuter davantage. Ce que je peux partager, c’est que mes étudiants qui ont été interrogés au cours du processus m’ont dit que l’enquêteur du Titre IX leur avait demandé s’ils savaient quelque chose sur le fait que je battais ma femme et mes enfants. Cette accusation horrible est rapidement devenue une rumeur répandue.
Avec les enquêtes du Titre IX, il n’y a pas eu de procédure régulière, donc je n’ai pas eu accès aux accusations particulières, ni la possibilité de confronter mon accusateur, et je n’ai pas eu l’occasion de me défendre. Enfin, les résultats de l’enquête ont été révélés en décembre 2017. Voici les deux dernières phrases du rapport : « Global Diversity & Inclusion estime qu’il n’y a pas suffisamment de preuves que Boghossian a violé la politique de discrimination et de harcèlement interdite à l’Université de l’État de Portland. GDI recommande à Boghossian de recevoir un coaching. »
Non seulement il n’y a eu aucune excuse pour les fausses accusations, mais l’enquêteur m’a également dit qu’à l’avenir je ne serais plus autorisé à exprimer mon opinion sur les « classes protégées » ni à enseigner de telle manière que mon opinion sur les classes protégées puisse être connue - une conclusion bizarre à des accusations absurdes. Les universités peuvent imposer la conformité idéologique simplement par la menace de ces enquêtes.
J’ai fini par être convaincu que les normes régissant la recherche universitaire étaient corrompues et qu’elles étaient responsables des écarts radicaux par rapport au rôle traditionnel des écoles d’arts libéraux et de la civilité de base sur le campus. Il était urgent de démontrer que des articles – aussi absurdes soient-ils – pouvaient être publiés si moralement à la mode. Je croyais alors que si j’exposais les défauts théoriques de ce corpus littéraire, je pourrais aider la communauté universitaire à éviter de construire des édifices sur un terrain pareillement fragile.
De ce fait, j’ai copublié en 2017 un article intentionnellement brouillé et évalué par des pairs qui visait la nouvelle orthodoxie. Son titre : « Le pénis conceptuel en tant que construction sociale ». Cet exemple de pseudo-érudition, qui a été publié dans la revue Cogent Social Sciences, a soutenu que les pénis étaient des produits de l’esprit humain et responsables du changement climatique. Immédiatement après, j'ai révélé l'article comme un canular destiné à faire la lumière sur les failles des systèmes d'évaluation par les pairs et de publication académique.
Peu de temps après, des croix gammées dans la salle de bain avec mon nom en dessous ont commencé à apparaître dans deux salles de bains près du département de philosophie. Ils se présentaient aussi parfois à la porte de mon bureau, dans un cas accompagné de sacs d’excréments. Notre université est restée silencieuse. Quand il a agi, c’était contre moi, pas contre les agresseurs.
Je continuais à croire, peut-être naïvement, que si j’exposais la pensée erronée sur laquelle reposaient les nouvelles valeurs de l’Université d’État de Portland, je pourrais secouer l’université de sa folie. En 2018, j’ai copublié une série d’articles absurdes ou moralement répugnants évalués par des pairs dans des revues axées sur les questions de race et de genre. Dans l'un d'eux, nous avons fait valoir qu'il y avait une épidémie de viols de chiens dans les parcs à chiens et nous avons proposé que nous tenions en laisse les hommes comme nous le faisons pour les chiens. Notre objectif était de montrer que certains types d'« études de recherche » ne sont pas basés sur la recherche de la vérité, mais sur la promotion de griefs sociaux. Cette vision du monde n’est pas scientifique et elle n’est pas rigoureuse.

Certains administrateurs et certains professeurs étaient tellement irrités par les articles qu'ils ont publié un article anonyme dans le journal étudiant, et l’Université d’État de Portland a déposé des accusations formelles contre moi. Leur accusation ? « Inconduite en recherche » basée sur la prémisse absurde que les éditeurs de revues qui ont accepté nos articles intentionnellement provocants étaient des « sujets humains ». J’ai été reconnu coupable de ne pas avoir reçu l’autorisation d’expérimenter sur des sujets humains.
Pendant ce temps, l’intolérance idéologique a continué de croître à l’Université d’État de Portland. En mars 2018, un professeur titulaire a interrompu une discussion publique que je tenais avec l’auteur Christina Hoff Sommers et les biologistes évolutionnistes Bret Weinstein et Heather Heying. En juin 2018, quelqu’un a déclenché l’alarme incendie lors de ma conversation avec le critique culturel populaire Carl Benjamin. En octobre 2018, un activiste a débranché les fils du haut-parleur pour interrompre un panel avec l’ancien ingénieur de Google, James Damore. L’université n’a rien fait pour arrêter ou remédier à ce comportement. Personne n’a été puni ou sanctionné.
Pour moi, les années qui ont suivi ont été marquées par un harcèlement continu. Je trouvais des dépliants sur le campus de moi avec un nez de Pinocchio. J'ai été craché dessus et menacé par des passants alors que je me rendais en classe. J’ai été informé par des étudiants que mes collègues leur disaient d’éviter mes cours. Et, bien sûr, j’ai fait l’objet d’une enquête plus approfondie. (…..)
Il ne s’agit pas que de moi. Il s’agit du genre d’institutions que nous voulons et des valeurs que nous choisissons. Toutes les idées qui ont fait progresser la liberté humaine à toujours, et sans faute, été initialement condamnées. En tant qu’individus, nous semblons souvent incapables de nous souvenir de cette leçon, mais c’est exactement à cela que servent nos institutions : nous rappeler que la liberté de questionner est notre droit fondamental. Les établissements d’enseignement devraient nous rappeler que ce droit est aussi notre devoir.
L’Université d’État de Portland a échoué à remplir ce devoir. Ce faisant, il a manqué non seulement à ses étudiants, mais aussi au public qui le soutient. Bien que je sois reconnaissant d’avoir eu l’occasion d’enseigner à l’Université d’État de Portland pendant plus d’une décennie, il est devenu clair pour moi que cette institution n’est pas un endroit pour les personnes qui ont l’intention de penser librement et d’explorer des idées.
Ce n’est pas le résultat que je voulais. Mais je me sens moralement obligé de faire ce choix. Depuis dix ans, j’enseigne à mes élèves l’importance de vivre selon vos principes. L’un des miens est de défendre notre système d’éducation libérale contre ceux qui cherchent à le détruire. Qui serais-je si je ne le faisais pas? Cordialement, Peter Boghossian » (1)
Idéologie ou vérité
C’est une lettre attristante ! Qui rend furieux ! Bien formulée, écrite avec clarté et limpidité. C’est une lettre instructive, qui nous éclaire quant à une université qui a trahi ses professeurs, trahi ses étudiants, trahi sa vocation d’université sérieuse, trahi l’enseignement et la pédagogie, trahi la science et l’exigence de vérité. Cela nous rend très tristes, car ainsi va le monde. Ainsi s’enterrent la liberté universitaire, la collégialité universitaire et la pédagogie universitaire. C’est l’idée même de l’université qui est trahie.
Insistons sur l’idée d’une université moderne, l’idée affirmait l’exigence de faire « avancer les connaissances », promouvoir la science et la vérité, mobiliser la logique et la rationalité, là où la description que nous apporte Peter Boghossian est tout à faire le contraire. Il nous dépeint une université, littéralement, à l’aboi, à la poubelle. Une université où règne le politiquement et le moralement correct. Où l’exigence de « connaissance » a été remplacée par la pensée à la mode travestit en études universitaires. Où l’exigence de « science » a été troquée par « ce que pense l’estomac » (ou l’émotion). Où l’enseignement et la « recherche » a été honteusement réduit à l’idéologie et à l’endoctrinement. C’est inquiétant et déplorable, comparé à ce qu’une université était censée être.
Tout ce que nous raconte Peter Boghossian est troublant, trois éléments dans la lettre s’apprêtent toutefois à plus de considérations : ses propos sur l’intolérance et le harcèlement sur les campus; ses propos sur « le refus de penser » et sur la mentalité d'imitation et de passivité; et ses propos concernant la censure qui, à présent, est devenue banale sur les campus nord-américains.
Des universités d’intolérance et de harcèlement.
Nous n’avons pas besoin d’universités de l’intolérance et du harcèlement, et pourtant Peter Boghossian nous en a fait découvrir une. Il nous décrit une université où de tels actes sont acceptés, une université qui ferme les yeux sur les agissements immondes d’une facho-minorité d’étudiants (aidés par une facho-minorité de professeurs), une université qui ne respecte pas la liberté universitaire et la liberté d’écouter celui qui ne pense pas comme « nous » (la minorité) ! Il expose un climat de mafia universitaire où tout semble permis pour « protéger », censurer, les yeux et les oreilles des étudiants contre des textes, des raisonnements, n’ayant pas reçu l’agrément du club du moralement et politiquement correct. C’est attristant ! Dangereux !
Peter Boghossian a été l’objet de harcèlement, de la chasse à l’ennemi (le carl-schmittisme), d'actes irrespectueux, de discrimination, « d’annulation » pour faire taire et effacer toute pensée critique et non autorisée. Ce qu’il nous décrit à propos du sac de merde déposé devant la porte de son bureau, l’inscription diffamatoire dans les toilettes, la violence physique et dégradante sur sa personne (le crachat), le procès « d’annulation » par des dépliants malveillants, la diffusion de rumeurs odieuse et fausse, etc., est attristant, affligeant, et révoltera toute personne saine d’esprit.
De victime, il s'est retrouvé accusé, c’était lui le « criminel » ! Les plus horribles et ignobles sont les attaques faites en cachette contre lui par l’utilisation des plaintes sur la base du Titre IX (2). Les intentions du Titre IX sont convenables et non controversées, cette loi interdit toute discrimination sur la base du sexe (biologique) dans les programmes d'éducation financés par l’État fédéral. Le Titre IX est toutefois scandaleusement vague et peut être interprété de façon idéologique comme un remède pour « guérir », soulager et dénouer des « problèmes » (et nullement pour réprimander des actes de discrimination identifiable). Le résultat ? La loi est devenue un moyen pour faire de la propagande, pour recruter des adhérents, pour attirer l’attention, pour augmenter « le pouvoir ». Il s’agit de créer « un problème » et si cela se fait sur le dos d’un professeur qui n’a pas fait l’aplaventrisme nécessaire, tant pis pour lui ou pour elle !
Mettre sur pied, orchestrer, un « problème » ! Rien de plus facile à faire, cela nécessite deux individus et autant de grabuge qu’ils savent faire. Toutes les fachos-minorités, de gauche et de droite, savent comment procéder. Inévitablement, le « problème » est tombé dans les mains des « enquêteurs » professionnels en vue qu’ils le dissolvent, le réarrangent et disciplinent les « éléments du problème » (ce qui exclut d’emblée les calomniateurs). Quand Peter Boghossian se réveille un matin pour se voir étiqueter « problème », il a déjà tout perdu. Il se retrouve dans une situation kafkaïenne, dans une justice kafkaïenne, dans un labyrinthe kafkaïen. Un « problème » ne peut pas se défendre de ne pas être le problème qu’il est ! Le problème ne peut pas dire qu’il n’y a pas de problème ! Le problème ne peut pas être informé en quoi le fait d’être le problème pose un problème ! Se défendre n’a donc aucun sens, clamer son innocence non plus. Quand arrive le temps du verdict, c’est pour « dissoudre » le nom dans le problème ! Franz Kafka a vu juste, il suffit d’être « devant la loi » (3) et le nom de Peter Boghossian était dans le problème. Comme il le raconte, la montagne a accouché d'une souris, il a eu, en somme, le conseil de se trouver un coach (mentor) et d’éviter tout sujet « sensible ». Une décision absurde, ridicule, comme si une université moderne était un lieu où il fallait éviter d’examiner des sujets « sensibles ».
Peter Boghossian n’a pas été défendu par son université. L’université a démissionné de son rôle de gardien de la liberté universitaire. Elle a fait le choix de plaire à la meute qui hurle, qui censure, qui persécute et qui discrimine. La raison est simple (et cela ne concerne pas uniquement Peter Boghossian), les gérants et les administrateurs de l’université ont peur de toute publicité négative. C’est une peur qui les rend, hélas, très vulnérables au chantage par toutes les fachos-minorités qui grouillent dans une université contemporaine.
Le refus de penser, l’abêtissement comme mode de vivre.
Peter Boghossian nous fait découvrir un milieu universitaire récalcitrant à la pensée, un milieu qui refuse toute véritable pensée critique (ce qui ouvre la vanne à l’idéologie « critique » consistant à adhérer à une idéologie qui, en toute fausseté, s’autoétiquette ainsi), qui refuse autant la science; que l’exigence de vérité et de rationalité. C’est le climat idéologique qui règne dans son université (et dans tant d’autres).
Peter Boghossian enseignait la pensée critique. Il observe que cela choque et dérange, supposément, une minorité d’étudiants qui n’accepte pas d’être questionné quant à leurs idiosyncraticies, leurs croyances, leurs a priori, leurs dogmatismes ou leurs idéologies. Pour comprendre comment on est arrivé là, il faut comprendre l’idéologie de « ne me dérange pas », « me cache le sein que je ne veux pas voir » (4), les « safe space » ( i.e. l’abri sûr, bunker, l’espace sécurisé par l’idéologie).
Dans une université « politiquement et moralement correcte », où s’orchestre un interdit culturaliste, l’idéologie veut que l’étudiant(e) doit être protégé contre le/la professeur(e). Les étudiants doivent également être protégés contre les autres étudiants lors des discussions ou lors d’exposé en classe de ceux-ci. L’idéologie prône qu’il faut se protéger contre celui et ce qui dérange vos opinions préconçues, celui et ce qui ne respecte pas le « moralement et politiquement correct », celui et ce qui corrompt les jeunes et les étudiants. Il n’y a là rien de nouveau. Cela nous ramène à Socrate (470/469 - 399 av. J.-C.) qui avait également été accusé de « corrompre les jeunes », de faire de l’Athènes un endroit « non-safe », de critiquer le moralement et le politiquement correct de son époque. Il a été arrêté, il a été jugé et il a accepté de boire le coup de ciguë. C’était la 1re victime du politiquement et moralement correct, comme cela est raconté dans l’Apologie de Socrate de Platon.
« […], pour un homme, le bien, le plus grand c’est de s’entretenir tous les jours de la vertu et de tout ce dont vous m’entendez discuter, lorsque je soumets les autres et moi-même à cet examen, et […] je vais jusqu’à dire qu’une vie à laquelle cet examen ferait défaut ne mériterait pas d’être vécue. » (5)
« Qu’est-ce, en effet, que craindre la mort, citoyens, sinon se prétendre en possession d’un savoir que l’on n’a point ? » (6)
« (…) moi qui effectivement ne sais rien, je ne vais pas m’imaginer que je sais quelque chose. En tout cas, j’ai l’impression d’être plus savant que lui du moins en ceci qui représente peu de chose : je ne m’imagine même pas savoir ce que je ne sais pas. » (7)
Socrate s’opposait et critiquait, comme Peter Boghossian, le politiquement et moralement correct. Son procès fut injuste et non équitable, un procès exécrable. Il se battait contre des « ombres », des rumeurs, des calomnies, parce que lui aussi se retrouvait désigné un jour comme « un problème », un obstacle qu’il fallait « annuler ». Nous oublions, hélas, trop vite et trop opportunément la leçon à tirer de l’Apologie de Socrate, à savoir que le règne du « politiquement et moralement correct », de cette époque ou de la nôtre se résume inéluctablement toujours par la bêtise, par le fanatisme et par des idiosyncrasies de courte vue. Pire, cela ne débouche que sur la méchanceté, comme le constate Socrate :
« Mais attention, citoyens, il est moins difficile d'échapper à la mort qu'à la méchanceté. La méchanceté, en effet, court plus vite que la mort. Aussi maintenant, lent et vieux comme je suis, ai-je été rattrapé par le plus lent des deux maux, tandis que mes accusateurs, qui sont vigoureux et agiles, l'ont été par le plus rapide, la méchanceté. » (8) Socrate a raison, autant nous que Peter Boghossian y souscrirons !
La liberté de publier et de critiquer
Sans la liberté de publication, sans la possibilité de s’adresser à tout le monde, nous serons tous des perdants. Un troisième aspect de la lettre de Peter Boghossian concerne la liberté de publication (la liberté de s’exprimer en tant que professeur). Une liberté qui lui a été niée, bafouée, par l’université et par le mouvement du politiquement et moralement correct.
Dans la lettre de démission, Peter Boghossian raconte comment il a été « incriminé » pour avoir, sans l’autorisation de l’Université, « expérimenté sur des sujets humains ». Expliquons les enjeux de l’incrimination.
Peter Boghossian a écrit des articles « intentionnellement provocants », des canulars pseudoscientifiques, pour montrer que le milieu universitaire se rend complice et encourage la « non-recherche », la « conneriologie » (bullshittology) (9). Il a fait exactement la même chose qu’Alan Sokal qui, en 1996, publiait un article avec un titre à la mode « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique » dans la revue américaine « Social Text » (10). L’intention d’Alan Sokal était de démasquer la conneriologie universitaire, ce qu’il a réussi à démontrer de façon adorable. Plus important, Alan Sokal a réussi à sauver sa peau, car une campagne de dénigrement, diffamations, calomnies, lui est tombée dessus. Il s’est tenu débout, il a défendu des critères de scientificité et de rationalité. Le combat contre la conneriologie universitaire et intellectuelle n’était pourtant pas, et de loin, gagné. Peter Boghossian a eu moins de chance.
Comme Alan Sokal, Peter Boghossian a voulu à son tour critiquer l’anti-science, critiquer les brebis égarées dans leurs brumes littéraires. Il a écrit des pseudo-articles au style poststructuraliste (structuraliste, postmoderne, politiquement correct, woke, etc.), pour se faire publier. Surtout, il a produit un article (magnifique dans son absurdité) intitulé « Le pénis conceptuel en tant que construction sociale » (écrit avec James Lindsay) qu’il a réussi à publier dans une revue « intellectuelle » et soumise à l'évaluation par les pairs. Il a déclaré (la découverte du siècle) que « le pénis » est une construction sociale (ce qui est faux) hautement masculinisée et donc dangereuse ! De façon poststructuraliste (et illogique), il a défendu que c'était « une construction sociale » mystérieuse et insondable qui ne pouvait être comprise que par la déconstruction conceptuelle !
Peter Boghossian avoue, dans sa lettre de démission, qu’il a produit (avec James A. Lindsay et Helen Pluckrose) 20 articles illogiques, irrationnels et farfelus à la façon poststructuraliste (structuraliste, postmoderne, politiquement correct, woke, etc.) (11). Tous des articles sans fondement scientifique et méthodologique produit afin de dénoncer le climat de corruption anti-scientifique qui règne dans les revues soi-disant « scientifique ». Tous des articles écrits pour dénoncer l’imposture intellectuelle, pour se distancer de la non-science et de l’anti-science, et surtout pour illustrer comment le « peer-review » ne fonctionne plus adéquatement; bref, pour prouver qu’une multitude de revues (soi-disant) scientifiques ne fonctionne que comme alibi pour l’idéologie de la rectitude morale et politique.
Les forces réactionnaires, « la réaction », ne sont pas stupides. Ils apprennent, ils s’ajustent et ils contre-attaquent, car en soumettant tous ses articles « critiques » a des revues, Peter Boghossian n’est-il pas en train « d’expérimenter sur des sujets humains » ? L’accusation est splendide (dans son absurdité), car les destinataires, rédacteurs, rédactrices, membres de la rédaction, les évaluateurs, etc., sont indubitablement humains ! C’est une accusation « sophiste », où l’intention de dénoncer la corruption dans le milieu universitaire (et intellectuel) est habilement retournée contre son instigateur par l’affirmation qu'utiliser les rédacteurs, les rédactrices, les membres de la rédaction, les évaluateurs, pour exposer cette corruption est de l'abus (de façon non éthique) envers les êtres humains. Le raisonnement est fallacieux et malhonnête, mais dans le but de rabaisser et incriminer Peter Boghossian, toutes les sophisteries sont permises. Et la sophisterie a gagné, car comme la lettre de démission, il a été jugé (illogiquement) « coupable ».
Critiquer des collègues universitaires pour leurs manques de rigueur, de leurs aberrations (et illogismes), de leurs surinvestissements idéologiques, a toujours été une question problématique et controversée. Le consensus a été « les trois singes » : ne rien voir, ne rien entendre et ne rien dire. Hélas, cela ne résoudra rien, cela empire les abus, avec plus de tricherie, plus de délire autocratique, plus de conneriologie.
Contre le progressisme réactionnaire
Pour les défenseurs de la liberté universitaire, la lettre de démission de Peter Boghossian est déchirante. Le cas montre que cette liberté est écrasée par des bottes en fer, qu’elle est niée et combattue par l’existence des fachos-minorités dans toutes les universités, qu’elle est banalisée et oubliée par des administrateurs, des universités plus intéressées par leurs marques de commerce et leur prestige que par l’idée d’une université moderne et éclairée. Tout cela est lamentable et inquiétant.
La lettre de démission de Peter Boghossian doit surtout nous permettre d’aller au-delà de ce cas précis et mieux comprendre que cela touche de nombreux universitaires et de nombreuses universités (et institutions d’enseignements supérieurs). En ce moment, il est possible de rencontrer des gens qui ont tout perdu - leur emploi, leur honneur, leurs amis, leurs collègues - après n’avoir enfreint aucune loi, aucun règlement. Combien de manuscrits universitaires restent aujourd'hui dans les tiroirs des bureaux - ou non écrits - parce que leurs auteurs craignent la censure ? Combien d’intellectuels sont à présent étouffés par la peur du politiquement et moralement correct ? Une université sans liberté, sans critiques franches et ouvertes, n’est qu’une université intellectuellement morte.
Notes :
1. Peter Boghossian, Letter of resignation. La lettre a été initialement publiée sur le webinaire Substack de Bari Weiss le 8 septembre 2021. Notre traduction.
2. Titre IX est le nom usuel de l'amendement Title IX of the Education Amendments de 1972 aux États-Unis. La loi interdit toute discrimination sur la base du sexe (biologique) dans les programmes d'éducation financés, directement ou indirectement, par l’État fédéral. Toutes les universités qui recevoir, de l’une façon ou de l’autre, de financement de Washington, sont tous soumis aux « contrôles fédéraux » quant au respect de la loi.
3. Franz Kafka, Devant la loi (Vor dem Gesetz), une nouvelle de 1920. Reprise comme chapitre dans le roman « Le Procès » en 1925 : idem, Le procès, Paris, Gallimard, (1re édition, 1936), 1972, coll. Folio no 101.
4. Molière (Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière), Tartuffe, ou l'imposteur (1664), III, 2. « Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées. Et cela fait venir de coupables pensés », dits Tartuffe, dans la pièce de Molière, en tendant un mouchoir à Dorine, dont le décolleté lui paraît une provocation. »
5. Platon, Apologie de Socrate (suivi de Criton), traduction Luc Brisson, Paris, Flammarion, coll. GF-Flammarion, 2017, p 117 (38a).
6. Platon, Apologie de Socrate (suivi de Criton), op. cit., p 105 (29a).
7. Platon, Apologie de Socrate (suivi de Criton), op. cit., p 90 (21d).
8. Platon, Apologie de Socrate (suivi de Criton), op. cit., p 120 (39a, 39b).
9. Harry Frankfurt, The Importance of What We Care About: Philosophical Essays, Cambridge, Cambridge University Press. 1988. Idem, On Bullshit. Princeton (N.J). Princeton University Press. 2005 (traduction française: idem, De l'art de dire des conneries, Paris, Les éditions 10/18, 2006).
10. Alan Sokal, « Transgressing the boundaries: Toward a transformative hermeneutics of quantum gravity”, dans Social Text, 1996, no 46/47, p 217-252. Voir, Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997. C.f. également Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie: De l'abus des belles-lettres de l’analogie, Paris, Raisons d'agir, 1999 (2e édition, 2022).
11. C.f. James A. Lindsay, Peter Boghossian et Helen Pluckrose, « Academic Grievance Studies and the Corruption of Scholarship » - avec la liste complète des fausses études, méthodologie et commentaires des comités de lecture - sur la Toile : areomagazine.com, 2 octobre 2018.
10 novembre 2023