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« Il y a une fissure en toute chose. C’est ainsi qu’entre la lumière » - Leonard Cohen

par
Professeur, Faculté de droit, Université Laval, Québec, membre de Tolerance.ca®

Nous voulons penser avec Leonard Cohen, penser ce à quoi ses poèmes nous font penser, penser ce que ses poèmes nous inspirent à penser, ce vers quoi ses poèmes nous déplacent intellectuellement.

Quand Leonard Cohen chante qu’il « y a une fissure [crack – ouverture] en toute chose, c'est ainsi qu'entre la lumière » (1). Nous voulons nous fier à sa parole pour aller plus loin qu’une appréciation seule de son poème, pour appuyer qu’un poème s’apprécie pile et face (et vice-versa). Nous voulons penser le pile et face de trois de ses poèmes, montrer que pour toute chose dans la vie rien n'est jamais absolu (soit tout noir, soit tout blanc), montrer qu’un poème de Cohen peut en dissimuler un autre, tout différent, qui l’accompagne.

Nous nous inspirons de ses poèmes pour les mettre en perspective culturellement et anthropologiquement, loin de toute analyse « scientifique » (sic!). En procédant de la sorte, les poèmes de Leonard Cohen s’enrichissent, à notre jugement, en intérêt, en beauté, en portée poétique et culturelle.

Trois poèmes de Leonard Cohen se prêtent bien à une telle approche : Alléluia, Suzanne, et Jeanne d’Arc.

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Apprezzare con amore

Nous aimons les poèmes de Leonard Cohen (1934-2016). Commençons par l’expliquer, très brièvement.

Pour nous, Leonard Cohen est avant tout un poète, un poète qui s’est ensuite fait chanteur (2). Nous aimons certainement l’écouter, il nous arrive même de chanter (en cachette) quelques strophes de ses poèmes, mais il demeure le poète. Et il faut distinguer le poète du chanteur (sans jamais porter ombre au chanteur), car l’esprit de la poésie se distingue de l’esprit de la mélodicité. Tous les deux se réunissent certes dans l’émotion, dans l’enchantement. Il n’en va pas moins que les deux se séparent, se distinguent, quand entre en jeu la muse Ératô (3), fille de Mnémosyne (mémoire) et Zeus (sagesse), patronne de la poésie lyrique et érotique du poème. C’est elle seule qui donne (ou ne donne pas) la force poétique (et lyrique) lors de l’écriture d’un poème. Une force poétique que nous découvrons lors de sa lecture.

Les trois poèmes sélectionnés, Alléluia, Suzanne et Jeanne d’Arc, ce sont des poèmes avec la force poétique propre à des poèmes bien faits, à des poèmes réussis. Par la contribution d’Ératô, ce sont les mots qui donnent de l’esprit au poème, un esprit au poème propre à faire pousser des ailes aux mots, à enchanter les mots, à les rendre beaux. Par le travail des muses et à Ératô en particulier, se produit la beauté, l’harmonie, la merveille, le rêve, que font voler les mots vers l’Olympe ou vers l’Éternité. Celui qui cherche des preuves, qu’il relise l’antique Homère (L’Illiade et l’Odyssée), qu’il découvre que la poésie s’inspire chez le divin, qu’elle soit elle-même en communication avec le divin. Pour le philosophe Platon, la poésie c’était la voix sacrée des muses, la médiatrice entre les divinités et les poètes, le chuchotement dans les oreilles du poète pour que l’esprit se fasse poème. La poésie de Leonard Cohen, pour nous, c’est cela, de l’âme par les mots, des mots par l’âme.

Les poèmes de Leonard Cohen sont beaux, tristes, noirs, joyeux, religieux, dépressifs, érotiques, etc., et s’imprègnent souvent d’un parfum de « no future », d’un parfum de la « beauté de la tristesse ». Cela fait partie de l’originalité, du « génie », de Cohen, avec des poèmes qui tournent autour (et en rond) de l’amour impossible ou fou, de la vie sans issue et dépressive, de la religion et de son impossibilité, de la solitude et du désespoir, de la sensualité et de la sexualité. Les poèmes de Leonard Cohen sont pareils à un continent qu’il faut arpenter pour le connaître, pour faire découvrir sa topographie.

  1. Alléluia – et l’histoire d’Urie

C’est incontestablement la plus fameuse des chansons de Leonard Cohen. Cela se confirme par le nombre d’artistes qui ont repris et rechanté à leur façon « Alléluia ». C’est surtout une chanson magique et belle. Son titre « Alléluia » signifie en Hébreu « Gloire au Seigneur » et c’est de cela qu’il s’agit, c’est un hymne psalmodié, une prière profane, une oraison pour la gloire de Dieu. En même temps, c’est un hymne pour la sensualité, pour la sexualité, pour l’amour fou, pour se laisser aller et se perdre et se dissoudre dans l’existence érotique. C’est peut-être cette fusion entre le religieux et l’érotisme qui fait de ce poème quelque chose d’unique, d’envoûtant.

 « Alléluia » fait référence à l’histoire du roi David et de Bethsabée, en l’embellissant,  telle que narre la Bible (4) :

« On m’a parlé d’un accord secret // que David jouait pour plaire au Seigneur, // mais tu n’aimes pas la musique, n’est-ce pas? // La voici : le quatrième, le cinquième // Le mineur descend, le majeur monte; // Le roi dérouté composait Alléluia!

Ta foi était solide mais il te fallait des preuves. // Tu l’as vue se baigner sur la terrasse; // sa beauté et le clair de lune t’ont vaincu. // Elle t’a attaché à une chaise de la cuisine // elle a brisé ton trône, elle t’a coupé les cheveux (5), // et de tes lèvres elle a tiré l’Alléluia!

Tu dis qu’elle a pris le Nom en vain ; // je ne connais même pas le nom. // Mais si je le connais, c’est quoi pour toi? // Il y a un éclat de lumière dans chaque mot; // peu importe ce que tu as entendu, // le sacré ou la voix brisée d’un Alléluia!

J’ai fait de mon mieux; c’était bien peu. // Je ne pouvais sentir, alors j’ai appris à toucher, // J’ai dit la vérité, je ne suis pas venu te tromper. // Et même si tout s’est mal passé, // je me tiendrai devant le Seigneur des Chansons // avec sur mes lièvres un simple Alléluia! »  (6)

C’est beau! Super beau! Chanter,  avec un chœur, l’Alléluia se répète six fois, avec une tonalité de haut vers le bas, ce qu’ont un effet mélodieux saisissant. Indubitablement un poème religieux, indubitablement aussi un poème érotique, le résultat nous plaît, c’est une réussite.

C’était le côté pile! Tournant la pièce pour voir le côté face! L’histoire de Bethsabée et David est ici présentée comme une histoire d’amour, ce à quoi il nous est agréable de penser. Derrière cette histoire « d’amour » (sic) se dissimule toutefois une histoire plus sombre, plus tragique, où se cachent deux crimes; Bethsabée a été violée et Urie (son époux) a été tué. Nous le trouvons dans la Bible, résumé, en trois actes :

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Acte 1 : « Un soir, David se leva de sa couche; et, comme il se promenait sur le toit de la maison royale, il aperçut de là une femme qui se baignait, et qui était très belle de figure. David fit demander qui était cette femme, et on lui dit : N’est-ce pas Bath-Schéba [Bethsabée], fille d’Éliam, femme d’Urie, le Héthien (7)? David envoya des gens pour la chercher. Elle vint vers lui, et il coucha avec elle. Après s’être purifiée de sa souillure, elle retourna dans sa maison. Cette femme devint enceinte, et elle fit dire à David : Je suis enceinte. »

Acte 2 : « David écrivit une lettre à Joab, et l’envoya par la main d’Urie. Il écrivit dans cette lettre : Placez Urie au plus fort du combat, et retirez-vous de lui, afin qu’il soit frappé et qu’il meure. Joab, en assiégeant la ville, plaça Urie à l’endroit qu’il savait défendu par de vaillants soldats. Les hommes de la ville firent une sortie et se battirent contre Joab; plusieurs tombèrent parmi le peuple, parmi les serviteurs de David, et Urie, le Héthien, fut aussi tué. »

Acte 3 : « La femme d’Urie apprit que son mari était mort, et elle pleura son mari. Quand le deuil fut passé, David l’envoya chercher et la recueillit dans sa maison. Elle devint sa femme, et lui enfanta un fils. Ce que David avait fait déplut à l’Éternel. » (8)

Pourquoi personne n’a-t-il pas voulu faire un poème pour Urie (Uri)? N’est-il pas le héros de l’histoire ? Celui qui a été trahi doublement, par le roi David et par Bethsabée, son épouse?

Héros? Oui, car Urie a été fidèle, fidèle à son épouse, fidèle à son serment d’officier de l’armée, fidèle à son roi et à l’ordre que lui avait été assigné à un poste de combat afin qu'il soit tué. En tant qu’officier, il avait certainement assez d’expérience pour savoir que le mettre sur le flanc sans support était l’exposer à une mort certaine. Il est allé les yeux ouverts, il n’a pas pour autant fait un sacrifice, il a lucidement assumé son destin, compris que c’était mieux être tué honorablement que de recevoir, dans la noirceur de la nuit, un couteau dans le dos par une main corrompue. Il est allé parce qu’il savait qu’il ne pouvait rien faire contre le violeur de son épouse, celui qui a souillé son lit nuptial, parce qu’il savait que l’honneur se paie par l’honneur.

À l’histoire d’Urie s’ajoute l’histoire de Nathan le prophète et la condamnation de David pour ses actes, pour l’affront qu’il a fait à l’Éternel. C’est la magnifique parabole du riche homme qui vole « la brebis » au pauvre (9). Et le roi David, hypocrite, ne comprend pas en écoutant Nathan que la parabole parle de lui.

Mais un poème pour Urie? Cela n’aurait rien donné de sensuel, rien de sexuel, rien pour allumer un feu pour le corps et pour l’âme. Un poème pour Urie serait la description de la triste réalité, la réalité où les grands de ce monde se moquent des petits de ce monde, où ils prennent pour eux ce qui compte pour les petits, où ils s’emparent des richesses et s’assurent que les petits de ce monde restent petits. D’où la question : ne serions-nous pas tous des Urie? Jadis et aujourd’hui?

  1. Suzanne – où le destin chrétien d’un poème

Nous l’avons indiqué, la religion est omniprésente dans les poèmes de Leonard Cohen. Avant tout, la religion hébraïque (juive), mais également de façon indirecte et dissimulée le christianisme. « Suzanne », c’est une chanson en hommage à une femme idolâtrée qui a croisé son chemin, le destin de ce poème est pourtant plus complexe. Les premières strophes de ce poème mystique illuminé introduisent la femme vénérée et adorée :

« Suzanne t’emmène // chez elle près de la rivière // tu entends passer les bateaux // tu peux rester toute la nuit près d’elle // Et tu sais qu’elle est à moitié folle // mais c’est pourquoi tu veux être là // et elle t’offre du thé et des oranges // qui viennent tout droit de Chine // Et quand tu voudrais lui dire // que tu n’as pas d’amour à lui donner, // elle te met sur sa longueur d’ondes // et laisse la rivière répondre // que tu as toujours été son amant (….) »

Touché! C’est mystique. C’est le désir inassouvi, impossible. Un désir de l’âme, de l’amant qui retrouve mystiquement l’amante dans une illumination, un désir qui ne peut produire que de l’ambiguïté et de l’imprécision. De ce fait, c’est un amant en mots et en images, une poétisation des images érotiques que se produisent chez un spectateur. S’exprime en somme un regard érotique qui ne trouve qu’à voir lui-même, comme l’affirment les derniers mots du poème où tout se résume à laisser « la rivière répondre que tu as toujours été son amant ». Suzanne c’est un fantasme, un fantasme qui se fait poème.

Mais également religieux, c’est le côté pile de ce poème. La deuxième partie se révèle tout à fait différente et c’est là que commence l’étonnant destin chrétien de « Suzanne ». C’est devenu la chanson favorite préférée des jeunes, surtout chez les protestants et en moindre mesure, chez les catholiques, pour les rencontres informelles autour du feu de camp, pour le néo-gospel, pour le chanter entre amis, pour les « come together », les réunions pour se fait connaître.

Ils n’ont pas tort (et cela aurait certainement plu à Leonard Cohen qui était juif)! Le poème insiste sur le message apostolique du christianisme, chaque mot ici renvoie aux Évangiles où le Christ est bien dépeint en marin spirituel. Le poème réactive la parabole de Jésus « marchant sur l’eau ». Là où l’Évangile selon Matthieu donne : « Jésus alla vers eux, marchant sur la mer. Quand les disciples le virent marcher sur la mer, ils furent troublés, et dirent: C'est un fantôme! Et, dans leur frayeur, ils poussèrent des cris. » (11), l’Évangile selon Leonard Cohen donne :

« Et Jésus était marin // quand il a marché sur les eaux // Il resta longtemps à guetter // de sa tour de bois solitaire // et quand il a été certain // que seuls les noyés le voyaient // il a dit tous les hommes seront marins // jusqu’à ce que la mer les libère, // mais lui-même était brisé // bien avant que le ciel s’ouvre // abandonné, presque humain // il a coulé sous votre sagesse comme une pierre

Et tu veux voyager avec lui // tu veux voyager les yeux fermés // et tu penses que tu pourras te fier à lui // car il a touché ton corps parfait // avec son esprit. » ( 12)

Vivat! Ovation! Applaudissement! Un nouvel évangile a été écrit! « Suzanne », c’est un «Hosanna »! Et « hosanna » veut dire « soyez le bienvenu », là où Suzanne (tant que « tu veux voyager avec elle »), se duplique chez Cohen, dans une bienvenue de « voyager avec lui » (avec le Christ), en d’autres mots l’accueillir. Une exclamation de joie donc, qui pointe vers le jour des Rameaux, que célèbre l'entrée de Jésus à Jérusalem, où il est devenu une tradition d’agiter des branches de palmier en chantant en chœur Hosanna pour symboliser celui qu’on accueille. Ce qui peut maintenant se faire en chantant « Suzanne ».

Ajoutons à tout cela une « pile + »! En fait, la Bible chrétienne (comme le Tanakh juif) était à l’origine chantée à la maison, aux champs, chantée collectivement et chantée lors d’une rencontre religieuse. La Bible était chantée comme un poème, un poème qui a été détruit et déformé quand les textes sacrés sont tombés dans les mains des prêtres, des savants, des théologiens, des biblistes. Ce qui a eu l’effet que nous ne lisons pas, nous ne chantons pas la Bible comme nous devrions le faire, comme une présence (13).

Tout cela nous chemine vers la reprise poétique qu’a effectuée le poète Henri Meschonnic qui a voulu repoétiser, en traduisant à nouveau, la Bible (13). Il a voulu montrer que les psaumes sont bel et bien des poèmes. Et cela donne de poésie.:  

« 1. Gloire à Yah bonheur à l’homme qui a peur de Dieu // Dans ses commandements son désir infiniment

2. Un brave sur terre sera sa descendance // Le tour des hommes droits sera béni

3. Biens et richesse dans sa maison // Et sa justice est à jamais

4. Levée dans l’ombre la lumière pour les hommes droits // Il est pitié et tendresse et juste

5. C’est bon pour l’homme qui a pitié et prête // Mène ses affaires dans le jugement

6. Non jamais ne fait un faux pas // En mémoire à jamais sera le juste

7. D’une mauvaise nouvelle n’a pas peur // Son cœur est ferme confiant en Adonaï. » (14)

Bravo! Bien fait! Pourtant, hélas, ce n’est guère convaincant! Si nous pouvons applaudir le traducteur-poète qui pense le rythme, le souffle, les temporalités, l’autre côté de la médaille, c’est qu’il a été trahi par sa fidélité à « l’origine », fidélité au texte originel, fidélité à l’interdiction voulant que nulle traduction ne doive excéder ou altérer le texte d’origine. Sa réhabilitation poétique de la Bible, la volonté de retourner à « l’origine », souffre (selon notre goût poétique) par ce « retour », cette « origine », où il manque de « vibrations » et de « sens religieux ». Avec comme conséquence que les mots, autant poétiques qu’ils le sont, se retrouvent comme « décor », comme représentation d’un texte que « la religion » a engloutie.

Ce n’est pas le cas chez Cohen, chez lui le figuré et le symbolique ont fusionné, tandis que le sens religieux ne fait que se référer à un autre texte, à renvoyer à une libre reprise de l’Évangile. Mais soyons justes, Leonard Cohen ne traduit pas, il invente du nouveau, son « Suzanne », c’est de la nouveauté et c’est une nouveauté qui séduit, qui fait vibrer l’Évangile.

  1. Jeanne d'Arc - de l’Orléans aux Abattoirs de Chicago

C’est notre poème préféré de Leonard Cohen. Impossible de révéler pourquoi, nous ne le savons pas, c’est simplement ainsi. C’est peut-être parce que nous l’avons écouté en chanson la première fois et que les mots de ce poème ont de ce fait pris une place spéciale dans la tête, dans notre mémoire. Quoiqu’il en soit, le poème sur Jeanne d’Arc, la pucelle d’Orléans (1412-1431), est captivant, ensorcelant. Bien sûr que cela fait référence aux faits historiques, au destin tragique qu’a subie l’historique Jeanne d’Arc, morte sur le bûcher, mais de sorte que les mots et le sens entrent dans un faux-fuyant, une dérobade toute érotique.

« Les flammes ont suivi Jeanne d'Arc // qui chevauchait dans la nuit, // aucune lune pour faire luire son armure, // aucun homme pour la conduire dans l’obscurité // Elle dit : « Je suis fatiguée de la guerre, // je veux retrouver mon ancien travail : // une robe de mariée ou quelque chose de blanc // pour porter sur mon appétit grandissant. » //

Et subitement la question : qui parle? Jeanne d’Arc oui, mais c’est le bûcher, les flammes qui parlent avec elle, qui la prend dressée en « robe de mariée », qui la consume « en blanc » pour que les cendres s’agitent assouvies au-dessus du pilori. Et la voix des flammes est tendre, amoureuse, ce sont des flammes qui désirent, qui veulent posséder, qui ne se satisfont que par tout.

« Je suis heureux de t’entendre parler ainsi // je t’ai regardée voyager chaque jour, // Et quelque chose en moi désirait la victoire // comme une héroïne froide et très seule. » // « Est qui es-tu? » demanda-t-elle durement // à celui qui parlait derrière la fumée // « Et bien, je suis le feu, répondit-il, // j’aime ta solitude et j’aime ta fierté. » //

« Alors feu, fais que ton corps soit froid // car je vais te donner le mien à étreindre. » // Et disant cela elle entra dans le feu // pour être sa seule et unique fiancée. // Et au plus profond de son cœur ardent // il prit la poussière de Jeanne d’Arc // et au-dessus des invités de la noce // il lança les cendres de sa robe de mariée. // » (15)

Le poème est érotique! C’est un poème de désir, de la folie du désir. Le feu, les flammes, c’est pour s’unir corps-à-corps! Le feu, se consume, ça brûle! Le feu ne donne que plus de feu! C’est un moment d’extase, un moment qui prend et qui ne laisse que des cendres. Ecce homo! L’amour, c’est la tragédie humaine et l’adage de Jeanne d’Arc « Qui m’aime me suive » (16), des mots que Jeanne d’Arc aurait prononcés avant la prise d’Orléans, annonce que la suite sera inéluctablement le bûcher; à savoir le feu, les flammes et les cendres. En tant qu’humains, nous sommes destinés à suivre le même chemin que Jeanne d’Arc, qu’il vaut mieux attendre après l’amour le feu, pour pouvoir l’apprécier en entier.

En pensée, cela nous déplace vers Berthold Brecht, vers une autre Sainte Jeanne, vers « Sainte Jeanne des abattoirs » (17) et vers un monde de pauvreté et misère à Chicago (18). Nous retrouvons, littéralement, le Chicago au début du 19e siècle et le monde des 100 000 ouvriers travaillant durement dans les abattoirs et les usines de conserves.

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Dans la pièce de théâtre « Sainte Jeanne des abattoirs », Berthold Brecht décrit les conditions de travail scandaleuses, une exploitation ouvrière avilissante, une vie ouvrière de dénuement et de pauvreté. Il y campe la sainte (naïve) Jeanne Dark qui souhaite changer la mentalité des barons de conserve, éveiller leur conscience morale, pour qu’ils se rendent compte de la misère autour d’eux. Résultat? Nada. Uniquement Jeanne Dark, de même que les ouvriers qui lui accordent confiance, se fait la complice involontaire des barons à la collaboration de classes. Tout le monde qui a lu un brin de Berthold Brecht sait où cela l’amène! En trois phrases qui closent la pièce, Berthold Brecht nous instruit :

D’abord, c’est autocritique : « J’ai parlé sur toutes les places, // Il y avait des rêves par milliers // J’ai fait tort aux persécutés, // Et n’ai servi que les persécuteurs. »

Ensuite, c’est la prise de conscience : « Mais ceux qui sont en bas sont maintenant en bas // Pour que restent en haut ceux qui y sont déjà. // De ceux d’en haut la bassesse est sans bornes. // Mais rien ne changerait s’ils devenaient meilleurs, // Car leur système est ainsi fait : // Il n’est qu’exploitation et que désordre : // Système bestial // Contraire à la raison. »

Enfin, c’est la lutte de classe : « De même ceux qui vous diront que vous pouvez moralement vous élever // En gardant vos pieds plantés dans la boue, eux aussi. // il faut sur le pavé cogner leur crâne. // Nul recours que la force, où la force fait loi. // L’homme est le seul recours, là où vivent des hommes. » (19) (Et ainsi meurt sainte Jeanne Dark, consommée par le feu de la pneumonie, mise au pilori par les barons de la conserve. Elle n’a rien obtenu, elle n’a pas eu de victoire, uniquement une leçon a été apprise : Celui qui pactise avec le diable perdra son âme. Ce qui nous apprendra, selon Berthold Brecht, que la lutte de classe c’est la seule solution.)

C’est beau! Lyrique! Épique! Imaginé! Mentalement, nous pouvons réciter les mots si poétiques de Brecht, même les chanter en dodécaphonisme caractérisé par sa forme de théâtre. Cela donne un rythme, une mélodicité, qui entre directement à l’intérieur de la tête.

Hélas, cela se révèle rapidement dur et martial, à mille lieues de douceur et de mélodicité que nous associons avec les poèmes d’un Leonard Cohen. Il ne convient pourtant pas de comparer une Jeanne d’Arc avec l’autre Jeanne Dark, Berthold Brecht et Leonard Cohen se respectent chacun à leur façon!

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Mots de la fin

Comme dit au début, nous aimons, adorons, les poèmes de Leonard Cohen. Nous les lisons avec plaisir, ils nous font rêver et enchanter, ils nous procurent de la beauté et de l’émotion.

Le monde de la poésie, c’est un monde « con amore »! Il s’apprécie pareil. C’est un monde où un poème est aimé (ou détesté), un monde où il n’y a pas de science, où le mot même évoquant une étude « scientifique des poèmes » se révèle rapidement vide de sens, terriblement vide. C’est un monde où tu aimes ou tu n’aimes pas, avec toutes les nuances que les appréciations apportent entre les deux. En ce qui concerne Leonard Cohen, c’est la beauté, même quand elle est ambiguë, même quand elle est déchirante, qui nous séduit.

Notes :

1.  Leonard Cohen, « Hymne » dans, idem, Musique d’ailleurs. Anthologie de poèmes et de chansons. Tome 2, traduction de Jean Guiloineau, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, collection 10/18, 1994, page 317.

2.  Voir Malcolm Reid, Deep café. Une jeunesse avec la poésie de Leonard Cohen, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010. Le poème « Cherry Orchards » - « Cerisaies » - de Leonard Cohen explique le titre.

3.  Jacques Desautels, Dieux et mythes de la Grèce ancienne, Québec, Presses de l’Université Laval, 1988, pages 53, 135, 156. Les muses sont neuf : Clio, Euterpe, Thalie, Melpomène, Terpsichore, Ératô, Polymnie, Uranie, Calliope.

4.  La Sainte Bible, Le livre des Rois, Deuxième livre de Samuel, 11 (Traduction Segond 1910)

5.  Leonard Cohen renvoie ici à Dalila, la séductrice, l’ensorceleuse, la femme qui a fait tomber Samson; cf. : Livre des Juges 16 : 23 - 30

6.  Leonard Cohen, « Alléluia » (traduction Jean Guiloineau), dans, idem, Musique d’ailleurs. Anthologie de poèmes et de chansons. Tome 1, op. cit., p. 269.

7.  Un « héthien » se nomme aussi  « Hittite ».                            

8.  La Sainte Bible (Le livre des Rois), 2 Samuel 11 (Traduction Segond 1910)

9.  La Sainte Bible, 2 Samuel 12:1-7.

10.  Évangile selon Matthieu, 14. 26

11.  Leonard Cohen « Suzanne » (traduction Jean Guiloineau), dans, idem, Musique d’ailleurs. Anthologie de poèmes et de chansons. Tome 1, op. cit., pages 181 & 182.

12.  Michael Edwards, Bible et poésie, Paris, Éditons de Fallois, 2016. Cf. Paul Claudel, Le Poète et la Bible, Paris, Gallimard, 1998.

13.  Henri Meschonnic, Les Cinq Rouleaux (Le chant des chants, Ruth, Comme ou Les Lamentations, Paroles du Sage16, Esther), Gallimard, 1970; Gloires, traduction des Psaumes, Desclée de Brouwer, 2001; Au commencement, traduction de la Genèse, Desclée de Brouwer, 2002; Les Noms, traduction de l’Exode, Desclée de Brouwer, 2003; Et il a appelé, traduction du Lévitique, Desclée de Brouwer, 2003; Dans le désert, traduction du livre des Nombres, Desclée de Brouwer, 2008.

14.  Henri Meschonnic, Gloires, op. cit. , 295.

15. Leonard Cohen « Jeanne d’Arc » (traduction Jean Guiloineau), dans, idem, Musique d’ailleurs. Anthologie de poèmes et de chansons. Tome 1, op. cit., pages  275 & 277.

16.  Selon la tradition, les mots de Jeanne d’Arc furent : «Au nom de Dieu, j'irai, et qui m'aime me suivra ! ». Il s’agit peut-être d’une pseudo-épigraphie. L’origine de l’adage est attribuée au Philippe VI (« le Catholique »), 1328 - 1350.

17.  Berthold Brecht, Sainte Jeanne des abattoirs (1929 - 1931), dans, idem. Théâtre complet. Volume 2, Montreuil, L’Arche, 1974, p 239 – 351,

18.  Voir Upton Sinclair, The Jungle (1905) (traduit en français, La Jungle, 1905), La Jungle, Paris, Le livre de Poche, coll. Biblo Roman, 2012. Le roman fut traduit et publié en langue allemande en 1906 : Der Sumpf. Roman aus Chicagos Schlachthäusern, Hannover, Verlag Adolf Sponholtz, 1906 (repris Berlin, Malik Verlag, 1928 (sous le titre écourté), Der Sumpf. Il est fort probable, certain?, que Berthold Brecht a lu ce livre et qu’il s’inspire. En fait, Berthold Brecht prend souvent un autre œuvre "comme base" pour écrire ses pièces de théâtre.

19.  Berthold Brecht, Sainte Jeanne des abattoirs, op. cit., p 341, p 342 – 343, p 344.

7 septembre 2023

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par Bjarne Melkevik

Bjarne Melkevik, docteur ès droit de Paris II, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval (Québec), est un auteur prolifique dans le domaine de la philosophie du droit, de l’épistémologie et de méthodologie juridique. Ses plus récentes publications incluent... (Lire la suite)

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