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Ce que la faim enseigne à l’humain : Lire le « Narayama » de Shichirō Fukazawa

par
Professeur, Faculté de droit, Université Laval, Québec, membre de Tolerance.ca®

La lecture nous avait fortement impressionnés, personne ne ferme le livre de Shichirō Fukazawa, « Étude à propos des chansons de Narayama » (1) - également connue comme « Narayama » ou « La Ballade de Narayama » -, sans faire de réflexions sur l’humain, les coutumes et l’angoisse devant la faim. Le livre de Shichirō Fukazawa est en effet hautement émotionnel, il peut même se révéler une épreuve psychologique pour le lecteur sensible. C’est surtout une réussite littéraire, un livre magnifique et unique, un chef-d’œuvre. Nous voulons l’analyser quant à cette réputation littéraire en insistant et en réfléchissant sur son sens culturel et à sa portée anthropologique. 

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Notre analyse du livre est accompagnée par un autre chef-d’œuvre, cinématographique celui-là. Il s’agit du film japonais « La Ballade de Narayama » (2), de Shōhei Imamura, de 1983. Le film met en images le livre de Fukazawa, il scénarise la vie tragique et déchirante vécue par de pauvres gens d’un petit village perdu sans nom au Japon dans les années 1860. Ce film, fidèle au livre, jette cinématographiquement au visage du spectateur la menace et l’angoisse de la faim et de sa réalité (3). Il dévoile de façon crue la vie de misère et sans pitié que vivent les pauvres en bas de l’échelle sociale. Une vie de précarité et de cruauté, de tragédie et de bassesse, d’angoisse et de superstition, où l’objectif de la vie se résume à survivre, à ajouter un jour de plus, à obtenir une année de vie de plus. D’où la difficulté d’être humain, de rester « humain », de faire face à la souffrance et la pauvreté, de faire face à un dénouement qui couve malgré cela l’espoir et l’espérance d’une vie meilleure où l’on mange à son appétit. Autant dans le livre que dans le film, l’humanité des gens s’accompagne toutefois avec l’inhumanité envers leurs semblables; une fois c’est l’humanité qui gagne, une autre fois c’est l’inhumanité qui encaisse.

Avant de commencer notre analyse, introduisons quelques informations quant à l’auteur, le livre, les coutumes et le kabuki. En ce qui concerne l’auteur, Shichirō Fukazawa (1914-1987), c’est « l’écrivain terrible » du Japon. Encensé au début avec des honneurs et des prix, il a aussitôt été vilipendé comme l’homme le plus méprisable qu'il fut. En ce qui concerne le livre, insistons sur le fait que ce soit une histoire inventée, qu’il n’existe aucun texte traditionnel qui se rapporte à ce que narre l’auteur. Le titre du livre « Étude à propos des chansons » se prête à l’interprétation qu’il existerait une « ballade de Narayama », ce qui n’est nullement le cas.  L’auteur imagine à des fins précises un village romanesque insolite, un village fictif. Il le fait en se servant de références coutumières existantes. En ce qui concerne la façon d’écrire et de raconter, Fukazawa le fait suivant la tradition japonaise « kabuki », à savoir pareil à une performance théâtrale romancée qui insiste sur les gestes, sur ce qui est indiqué, sur ce qui est uniquement signalé par un nombre clef de personnages. Le résultat, ce sont des voix littéraires écourtées, codées, symbolisées, des chants et des indications coutumières; c’est littéralement la « conscience » du village qui parle.

Mettons les décors

Toute l’histoire du livre se retrouve dans le décor, dans la présentation. Il y a, dans le livre de Fukazawa, la nature, la montagne, le village et les gens. Le livre débute en décrivant la nature :

« Aux montagnes succèdent les montagnes. Où qu’on aille, ce ne sont rien que montagnes. Au milieu de toutes ces montagnes du Shinshû [i.e. Province montagneuse du centre du Japon]. (.) sur ce sol montagneux, il n’y a pas de terrains plats, la nourriture quotidienne se composait de millet – awa ou hie -, de maïs et d’autres cultures, dont on récoltait davantage. » (4)

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Cela nous déplace vers le nord du Japon, vers les montagnes et vers un climat rigoureux et inhospitalier. Là, la nature est maîtresse et elle règne avec ses caprices. C’est un endroit rude où l’humain lutte désespérément contre la nature pour survivre, pour additionner encore un jour à sa vie, pour pouvoir manger et surtout pour pouvoir affronter la disette pendant l’hiver et le début du printemps.

La montagne Narayama, littéralement « la montagne aux chênes », trône à l’horizon. C’est une référence à la vie autant qu’aux coutumes, aux mœurs et aux pèlerinages vers la mort. À la façon bouddhiste, une divinité y habite : « À Narayama, un dieu habitait. Ceux qui étaient allés à Narayama, tous, avaient vu le dieu. C’est pourquoi il n’y avait personne qui eut des doutes ». (5) Comment douter en effet, si tous l’avaient vu ? À la façon bouddhiste, la montagne c’est un lieu sacré, le « refuge des humains » pendant le chaos cosmique sans début sans fin, qu’a placé les choses là où elles se trouvent. Le nom japonais Narayama est également homonyme avec le mot sanskrit « Narayana » (6), vénéré dans le bouddhisme et où la divinité Narayana se révèle être Bouddha lui-même.

Le village sans nom de notre histoire se trouve sur une petite montagne. De l'autre côté de cette montagne se situe un village également sans nom. Ce qui donne deux villages que chacun désigne comme le « village de l'autre côté ». N’ayant pas de nom propre, l’auteur Fukazawa situe le village comme hors temps et hors lieu (atopique), comme un lieu englouti dans ses traditions, ses coutumes, ses narratives, enchaîné à la rudesse de la vie et à la peur de la disette. Dans ce village, il y a 22 maisons et un grand vieil arbre, le kaya no ki. Chaque maison porte un nom : « Le tronc d'arbre », « La maison au sou », « Le pin carbonisé », « La maison qu’y pleut », « La maison d’vant l’étang », « Maison au sel », etc. Une description assez bucolique, à premier abord romantique, un lieu où nous aurions cru trouver des gens heureux, ce qui est loin de la réalité. La réalité est différente, plus tragique, cruelle, se caractérisant avec la peur de la faim « imprimés dans les nerfs de chacun ». (7)

Il y a des gens. Dans chacune des 22 maisons vit une grande famille, avec au moins 3 générations sous un même toit. Dans chaque maison, trop de gens vivent et il n'y a pas assez de nourriture pour tout le monde. La terre montagneuse est capricieuse et donne des récoltes maigres pour un travail dur, pénible et long. Le village vit dans la pauvreté et fait face à la menace constante de disette, de manquer de nourriture, de mourir affamé. Les deux personnages centraux du livre de Fukazawa, sont O Rin, une vielle femme de 69 ans et Mata-yan, un aîné de « La Maison au sou ».

La recherche d’une bru et de l’infanticide

Le livre débute avec O Rin, avec les soucis qu’elle se fait pour son fils unique, Tappei, veuf depuis 1 an et sans nouvelle épouse. Qui l’aiderait, l’appuierait, l’encouragerait, une fois qu’elle serait morte ? Elle est inquiète, et d’autant plus qu’il n’y a aucune femme disponible dans son village. Son fils de 46 ans, veuf, avec trois enfants, risque de mourir sans compagne.

Pourtant, ce jour-là « Le courrier était venu pour annoncer qu’il avait une femme tombée veuve [dans l’autre « village en face »] et il était rentré après qu’on eut fixé jusqu’au jour où elle viendrait comme bru. (…) On ne pourrait néanmoins dire qu’O Rin avait pris cette décision toute seule : disons plutôt que les choses s’étaient trouvées décides du seul fait qu’elle avait entendu les paroles du courrier. » (8) Fukazawa nous indique que c’est la réalité qui décide, et la réalité c’est que la vie est une lutte pour survivre, pour tenir la famine à la porte. Les deux, homme et femme, sont mieux lotis ensemble en unissant leurs forces (et en atténuant leurs faiblesses). Ils ont plus de chance de survivre à deux.

Dans le village, il n’y a pas de mariages et de célébrations d’une union, il a uniquement une compréhension mutuelle chez la femme et chez l’homme qu’il vaut mieux être deux pour affronter la famine, la disette. Fukazawa le confirme : « Dans quelques familles que ce fût, les questions de mariage se réglaient simplement. Les gens qui se plaisaient se choisissaient après avoir discuté entre eux librement et n’y avaient aucun évènement spécial du genre d’une cérémonie de mariage : l’intéressé se contentait d’aller habiter dans la maison en question, et c’était tout. (…) L’intéressée, tandis qu’elle était en visite à la maison en question, s’y installait complètement, et elle finissait, sans qu’on pût dire depuis quand, pour devenir une personne de la famille. » (9)

La mise en ménage c’est une affaire factuelle. Cela débute par « un appel » fait par l’homme ou par la femme (ou par la famille), ou l’on peut utiliser un intermédiaire (« le courrier » ici occupe ce rôle), et celui ou celle que cela intéresse se présente. Si celui ou celle qui se présente plaît ou répond aux besoins, l’affaire est conclue. Le mariage n’a rien à voir avec le sexe ou la procréation, mais avec la survie. La procréation se révèle toutefois un atout appréciable dans la survie générationnelle (ce qui n’avait ici aucune importance pour Tappei qui avait trois enfants avec son épouse décédée).

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C’était historiquement (et anthropologiquement) pareil en Europe (avant que la contractualisation prenne le dessus). Anthropologiquement, une femme s’installait dans une maison et l’homme l’acceptait (ou demandait qu’elle s’en aille). Le couple, homme et femme, était la constitution d’une unité de lutte pour la survie, une union qui ne se définissait pas sur le sexe. Fukazawa nous rappelle qu’au fond de toutes histoires et de coutumes, c’est l’humain, la vie, qui joue le premier rôle.

Après l’accueil de la veuve comme bru, une deuxième bouche à nourrir s’ajoute. Le fils aîné de Tappei, Kesakichi (16 ans), souhaite aussi accueillir une femme, Matsu-yan. Un jour, elle s’assit devant la maison et lors du dîner elle entra. Et voilà une nouvelle bouche à nourrir. Vraisemblablement mise à la porte de sa maison d’origine afin de se débarrasser de cette bouche. Cela se révèle catastrophique pour la maison d’accueil, car elle est déjà enceinte et qu’il y aura bientôt un bébé à nourrir en plus. Un bébé de trop !

Que fait-on avec un bébé de trop ? Dans « La Maison à la souche », tous se mettent d’accord de le tuer, d’effectuer un infanticide dès sa naissance.

« Quand le souriceau naîtra, moi, j’irai le jeter dans un ravin (...) Hein ? On a dit que c’est moi qui irai le jeter. » (10)

Et une fois jeté dans un ravin éloigné qui pensera à lui, à elle, au bébé ?

Tuer un bébé vivant, cela s’appelle selon l’éthique ultra-utilitariste contemporaine, « l’avortement postnatal » (11) ou néonaticide, là où le langage ordinaire parle d’infanticide. Pourquoi utiliser le mot « avortement » au lieu du mot « infanticide » ? Parce que « tuer un nouveau-né devrait être acceptable dans tous les cas dans lesquels l'avortement est autorisé » (12). L'avortement doit-il servir à ça ? Mais jusqu’à quel âge ? Deux ans ? Quatre ans ? Le suspense doit-il durer aussi longtemps que cela plaît à la femme ou à l’homme (où cela se résoudra-t-il, évoquant Sigmund Freud et « le mythe de la horde originaire », par l’enfant qui supprime, « avorte », ses parents) ? (13)

La culpabilité collective et le meurtre en masse

C’est une histoire à faire dresser les cheveux sur la tête. Une histoire d’une horreur inqualifiable ! C’est de la cruauté, de l’épouvante qui choque toute personne normalement constituée. Fukazawa introduit l’histoire indirectement et codifie à la façon kabuto déjà mentionnée. (14)

De quoi s’agit-il ? D’un vol ! De la capture d’un voleur, un homme habitant « La Maison où il pleut », un voleur qui a volé de la nourriture dans une autre maison, qui de ce fait prive les autres villageois de la nourriture, qui la leur arrache de la bouche et les condamne à la faim. Le vol de nourriture c’est une menace, un danger, pour tout le village et pour la survie des villageois, car, répétons-le, il y a trop de monde et pas assez de nourriture.

Résumons ! Premier épisode, la mobilisation de tout le village. Deuxième épisode, la détention de tous les membres de « La maison où il pleut » - trois générations, 12 personnes. Troisième épisode, inspection collective par les villageois de « La maison où il pleut ». Quatrième épisode, c'est la découverte de beaucoup de nourriture venant autant des vols dans les champs que dans les maisons. Cinquième épisode, que faire ? Sixième épisode, les villageois s’excitent mutuellement. Septième épisode, les villageois arrivent à la conclusion qu’il faut se débarrasser de la famille de « La maison où il pleut ». Se débarrasser du voleur et des autres membres de la famille (les bébés, les jeunes et les aînés) qui ont certainement mangé de la nourriture volée. Ils sont tous condamnables, collectivement jugés par association. Le consensus c’est de tuer et d'éliminer toute la famille, la « Maison », en les enterrant vivants. Un verdict sanguinaire, mais à leurs yeux juste et inévitable.

À la façon kabuto cela se narre par Fukazawa, par la pensée, par la voix hors champ, prédisant ce qui doit se passer. Ce qui doit se passer se réalisera réellement, dans l'obscurité de la nuit, toute la famille est chassée avec bâtons, feu et cris, en direction d’une fosse profonde. Une fois la famille tombée dans la fosse, les villageoises la remplissent avec de la terre et enterrent la famille vivante. Quand le soleil se lève le matin, il n’y a plus de fosse profonde et les membres de « La maison où il pleut » ont disparu, n’existent plus. Enterrés vivants, on n’en parlera plus jamais.

Dans l'épisode final, c'est le silence et le non-dit. Fukazawa le narra ainsi : « Ce fut le lendemain que parvient à la connaissance des habitants du village la nouvelle que toute la famille de la Maison qu’y pleut avait disparu de l’endroit.  – Désormais, on parlera plus de la Maison qu’y pleut. Tel fut l’accord qu’on fit dans le village et personne ne souffla mot. » (15)

Peut-on parler de ce qui n’a jamais existé ? De ce qui n’a jamais été fait ? Un peu de respect, s’il vous plaît ! Et ainsi se clôt l’histoire !

Là où le roman de Fukazawa est discret, le film sur le roman de Shōhei Imamura est direct, il nous colle des images sur le drame, la tragédie. Et là où les mots peuvent nous choquer, les images peuvent nous traîner psychiquement vers l’abîme, vers l’identification et vers « un soi » existentiel qui, figurativement, se fait enterrer avec la famille. Le plus révoltant et déchirant concerne les enfants, les enfants que nous sommes culturellement inclinés à protéger. Dans le film, c’est l’horreur. Se voient leurs désarrois, leurs peurs, leurs luttes en vain pour vivre. Les enfants étaient innocents. Les onze personnes qui n’avaient rien volé étaient innocentes. Uniquement le voleur l’était et pouvait, selon nos standards, faire l’objet d’une peine juste et proportionnée. Mais toute condamnation par association et « collectif » n’est-elle pas, selon nos standards, injuste ?

« Ubasute » ou la coutume du géronticide

Pour beaucoup de lecteurs du roman de Fukazawa, son livre se résume à la coutume de « Ubasute » (« abandonner un parent »), la coutume ancestrale japonaise de géronticide (16) (sans pour autant que cela soit une exclusivité japonaise). Se raconte l’histoire d’O Rin et de Mata-yan. L’une fait le pèlerinage (sic !) à la montagne Narayama volontairement et avec enthousiasme, l’autre est amené contre sa volonté avec force et violence.

Fukazawa introduit « Ubasute », le géronticide, comme coutume régionale, puisque c’est un thème délicat. C’est une tradition historique japonaise (que nous retrouvons en Chine de l’Est, et ailleurs).  Par Fukazawa, le géronticide est présenté, à la façon kabuto, comme une coutume non écrite dans le village selon laquelle une vie humaine ne peut durer que soixante-dix ans. Une fois cet âge atteint, il faut faire place et laisser la nourriture aux jeunes générations. O Rin a soixante-neuf ans et la « Maison à la souche » accueille deux bouches à nourrir en plus (comme on le sait maintenant, la troisième bouche sera tuée). O Rin est attristée, car elle est en bonne santé (ce que témoigne une belle bouche ayant toutes ses dents). Pour elle, il faut qu’elle s’efface, qu’elle laisse sa place à la nouvelle épouse de son fils (pour que son existence ne menace en rien la survie de la Maison). Dans son esprit, il faut qu’elle fasse le pèlerinage final afin qu’elle rejoigne ses ancêtres sur la divine montagne Narayama. Pour signaler qu’elle est prête, elle casse ses dents et elle harasse son fils pour qu’il la porte sur la montagne, comme l’exige la coutume.

Elle réussira, même si son fils aîné Tappei témoigne de réticence ! La veille du départ, elle convoque les villageois ayant déjà porté un parent (ou un enfant malade, un individu handicapé) à la montagne. Lors d'une cérémonie, les règles et la route à suivre jusqu'à Narayama sont transmises. La nuit suivante, O Rin et son fils s’engagent sur la route pour la montagne. C'est un long voyage à pied. Des ravins dangereux doivent être passés et des longes sentiers étroits sont à escalader. O Rin et Tappei prennent pourtant le long chemin, jusqu'au bout. Une fois arrivés au sommet, ils doivent trouver leur propre chemin à travers la forêt de chênes. Ils découvrent que le sommet de Narayama est une nécropole à ciel ouvert, une nécropole où ils se frayent le chemin parmi des corps en décomposition (mangés par des oiseaux) et des squelettes anciens. À un moment, O Rin sélectionne un lieu pour s’asseoir et pour mourir. Son fils est hésitant, car la neige arrive et le névé est le signe de bonne chance, l'accueil du voyageur, envoyé par la divinité bouddhiste de Narayama. En dépit de la coutume, il retourne pour réconforter sa mère, même l’inciter à revenir au village. En vain ! Car O Rin est consolée avec la mort qui arrive, par le froid, par la faim, et semble être dans un état d'illumination bouddhique.

L’histoire de Mata-yan est différente. Elle a un préalable ! Le jour avant le départ d’O Rin pour la montagne, Mata-yan avait réussi, avec ses dents, à se libérer du ligotage qui le tenait prisonnier. Découvert devant la maison d’O Rin, il sera âprement sermonné pour le peu de respect qu’il témoigne aux coutumes. La vérité, c’est que sa famille veut se débarrasser de lui. La peur face à la faim les a rendus cruels et anxieux. C'est ligoté et contre sa volonté, qu’il est amené à la montagne au Narayama.

Cela sera une marche vers une mort cruelle et horrifique. Mata-yan résiste avec chaque fibre de son corps. Pour les cas obstinés, comme Mata-yan, une version abrégée du passage à Narayama est autorisée. Une coutume secondaire qui avait également été chuchotée à voix basse à Tappei : « Si vous ne voulez pas aller jusqu'au sommet, vous pouvez aussi revenir seul aux Sept Vallées. » (17) En clair, si trop fatigué ou si nécessaire, il est permis de jeter le parent dans un ravin à la mi-hauteur. C'est le moyen le plus simple et rapide d'en finir. C’est ce que Tappei observe quand il descend de la montagne. Il vit Mata-yan et son fils se batailler au bord d’un précipice et vit le fils faire basculer son père dans le vide pour qu'il s'écrase sur les roches en bas. Ce qui donne plus de nourriture pour les oiseux.

Comme dans le cas de l’éradication de « La Maison où il pleut », la vie après continue.  Une page a été tournée, la coutume a été respectée et tout est en ordre et en harmonie, comme il se doit.

Pourtant la question se pose : la coutume (et toutes les coutumes) peut-elle devenir dogmatique, devenir cruelle et contre-productive, une camisole pour le développement et pour la liberté ? D’où une autre question : que faire de celui qui résiste et qui s’oppose à la coutume ? Mérite-t-il d’être précipité dans le vide ?

L’abîme de la non-morale

Respect ! Le roman de Fukazawa est magnifique. C’est le livre qu’il faut lire. Mais quelle est la morale ? Existe-t-il une morale dans ce livre ? Clairement, il n’y a ni morale ni éthique. Pas du tout. Il décrit des choses, il dissèque, ne moralise jamais et ne propose rien. C’est un roman qui nous expose seulement « l’humain », qui démontre ce que l’humain peut être pour l’humain, ce que l’humain fait à l’humain. Fukazawa est clairement un anthropologue avisé, il observe et décrit l’humain loin de toute image a priori inventée par la « culture », la « civilisation », la « société bien ordonnée », il n’a que l’affaire qu’avec les humains en chair et en os, l’affaire avec difficile l’apprentissage d’être humain avec les humains.

Notre culture judéo-chrétienne veut pourtant de la morale ! Elle ne fonctionne que par et dans la morale ! Elle a soif de morale et d’éthique ! Nous exigeons que toute histoire finisse bien et par l’annonce de la morale à retenir (comme chez La Fontaine). Pareils à des héroïnomanes esclaves de leur poudre blanche, nous sommes dépendants de l’idée du progrès moral, d’une prise de conscience éthique, d’un saut vers l’avenir où il est confirmé que la vertu a gagné. Le roman de Fukazawa ne nous donne rien de cela !

Nous, nous avons besoin de notre morale pour affirmer que lorsque nous conduisons nos parents (la personne handicapée, le déficient, etc.) à la divine « maison pour les aînés », pour la maison de repos ou de « relais », nous ne ferons pas le pèlerinage à la montagne Narayama. Nous avons besoin de notre tranquillité morale et éthique quand nous assassinons, annulons, virtuellement celui qui ne respecte pas « ce qu’il convient de penser » (pour rien ajouter s’il, elle, tente de penser par lui-même). Nous avons besoin de toute notre force morale (et éthique) pour (avec un visage « bouddhique ») louer le bienfait de l’infanticide et de l’avortement postnatal, « l’avortement » après la naissance.

Heureusement, nous sommes mieux équipés que les pauvres villageois que décrit le roman de Fukazawa. Nous avons trouvé la solution : « il faut changer les mots », « il faut rectifier les mots », il faut au préalable imposer le nouveau sens autorisé des mots, les mots qu’ils sont interdit d’utiliser, autant que les mots dont l’usage sont accordés. À ce moment, nous n’avons pas besoin de lire « Narayama » de Shichirō Fukazawa.

Morale et éthique, ou simplement esthétique

D’où la question (où il n’y a pas de réponse) : « Existe-t-il un progrès moral » ?

Beaucoup de gens contesteraient que l’humanité ait connu quelque chose qui mérite d’être appelé un progrès moral. Nous pouvons facilement nous mettre d’accord sur un progrès scientifique et technique, car nous vivons et profitons de tels progrès. Pour la morale et l’éthique, c’est difficile de déterminer dans quelle mesure il s’agit d’un progrès qui est réellement moral et éthique.

Ou peut-être que toute la question se résume dans une « esthétique » (comme le suggère notre propension pour rectifier l’utilisation du langage), où notre aversion, notre répugnance et notre répulsion esthétique, se substituent à l’interrogation morale, à l’éthique ? Une esthétique où la prison à vie vaut mieux que la guillotine ! Où le son du mot « service sexuel » se consomme mieux que le mot « prostitution ». Peut-on vraiment affirmer que la morale et l’éthique ont été sauvées et améliorées par le sentiment, l’émotion, le plaisir et la sensibilité esthétique ?

Il ne faut pourtant pas aller trop loin, notre analyse voulait uniquement examiner le livre « Narayama » de Fukazawa.

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 Notes :

1.     Shichirō Fukazawa, Étude à propos des chansons de Narayama (1957),  Paris, Gallimard, 1959 (livre de poche, Folio, 1980, 1983).

2.     Shōhei Imamura, La Ballade de Narayama,  Japan, 1983. Le film a gagné la Palme d'or au Festival de Cannes (France) en 1983. Le film est commercialisé en formats DVD et Blu-Ray.

3.     Compare avec le roman de Knut Hamsun, La Faim (1890), Paris, Presses universitaires de France, 1994.

4.     Shichirō Fukazawa, Étude à propos des chansons de Narayama, p 19, p 29 et p 30.

5.     Shichirō Fukazawa, Étude à propos des chansons de Narayama, op. cit., p 28.

6.     Dans le bouddhisme, comme dans les religions indiennes issues du Veda, le mot Narayana est représenté comme une divinité en sommeil yogique sous les eaux célestes, symbolisant le principe de majesté et associé avec « la tranquillité » dans le chaos cosmique; c’est le seigneur de tout, la source d’une existence sans commencement ni fin. Cf. David Leeming, notule “Narayana”, dans idem, Oxford Companion to World Mythology, Oxford, Oxford University Press, 2005, p 278.

7.     Shichirō Fukazawa, Étude à propos des chansons de Narayama, op. cit., p 87.

8.     Shichirō Fukazawa, Étude à propos des chansons de Narayama, op. cit., p 23.

9.   Shichirō Fukazawa, Étude à propos des chansons de Narayama, op. cit. p 23 et 24.

10. Shichirō Fukazawa, Étude à propos des chansons de Narayama, op. cit., p. 100. 

11. Peter Singer, Practical Ethics, 3 edition, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.

12. Alberto Giubilini et Francesca Minerva, "After-birth abortion: why should the baby live?" ("Avortement postnatal, pourquoi l'enfant devrait-il vivre?") dans Journal of Medical Ethics, vol. 39, 2013, pp 261–263  (doi:10.1136/medethics-2011-100411).

13. Sigmund Freud, Totem et Tabou (1912-1913), Paris, Payot, 2001. Cf. Bernard Edelman, L'homme des foules, Paris, Payot, 1981 ; rééd. sous le titre : À quoi obéir ?, Paris, Payot, 2004.                       

14. Shichirō Fukazawa, Étude à propos des chansons de Narayama, op. cit., p. 85 – 105.

15. Shichirō Fukazawa, Étude à propos des chansons de Narayama, op. cit, p 105.

16. Géronticide se dit également l’euthanasie. Les mots senicide et gérontocide sont des anglicismes (utilisé au Québec).     

17. Shichirō Fukazawa, Étude à propos des chansons de Narayama, op. cit., p 139, cf. p 116.

25 août 2023

 

 

 



* Image : Wikipedia


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par Bjarne Melkevik

Bjarne Melkevik, docteur ès droit de Paris II, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval (Québec), est un auteur prolifique dans le domaine de la philosophie du droit, de l’épistémologie et de méthodologie juridique. Ses plus récentes publications incluent... (Lire la suite)

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