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L’hégésianisme, le bouddhisme philosophique et la vie comme fardeau

par
Professeur, Faculté de droit, Université Laval, Québec, membre de Tolerance.ca®
Hégésias (Ἡγησίας), dit Peisithanatos (Πεισιθάνατος, "Celui qui pousse à la mort")

Nous sommes loin d’avoir fini avec l’étude de la doctrine de Hégésias de Cyrène (290 av. J.-C. – date de mort inconnue).  Notre précédente chronique, « "Celui qui pousse à la mort ", Peisithanatos, et notre ère euthanasique » (1), mérite une suite.  À partir du paradigme que le bonheur c’est d’être mort (ou de ne pas être né), l’hégésianisme se révèle en effet, en apparence, en lien avec la philosophie bouddhiste (de l’origine).  Par la suite, nous examinerons ces liens, ces parallélismes ou concordances, supposées, et nous évaluerons l’hégésianisme dans ses interactions avec, ou simplement dans la lumière, de cette courante philosophique.

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Pourquoi examiner l’hégésianisme ainsi ?  Parce que l’hégésianisme a été associé à une influence, d’une source, venant de Siddhartha Bouddha (563 – 483 a. J.-C.), dite : Goutama / L’éveillé, l’instigateur du bouddhisme (et le lamaïsme, le tantrisme, le zen).  Le professeur de philosophie, Anthony Preus, a écrit dans sa présentation de « Hegesias of Cyrene » dans son livre Historical Dictionary of Ancient Greek Philosophy : « On a émis l'hypothèse qu'il [Hégésias] aurait pu être influencé par des missionnaires bouddhistes à Cyrène et à Alexandrie ».(2)  Une hypothèse hasardeuse!   Problématique!  Mais si c’était le cas, la rupture radicale qu’effectue Hégésias avec l’eudémonisme post-socratique s’explique, dans un tel scénario, par l’influence philosophique du bouddhisme.  Ce qu’il convient d’examiner, en annonçant que nous arriverons à la conclusion opposée.

Hégésianisme et les malheurs d’être née

Pour voir clair, quelques mots s’imposent au préalable pour esquisser, nécessairement succinct, l’enseignement de l’hégésianisme et les thèses défendant que la mort soit préférable et supérieure à la vie.  Cela nous sert par la suite pour introduire une comparaison avec le bouddhisme.

Débutons avec la thèse de Hégésias de Cyrène défendant que la vie soit un fardeau! Pourquoi?   Parce que le bonheur complet ne peut exister, vu que le corps est rempli de trop de sensations, que l'esprit sympathise avec le corps, que l’esprit est troublé quand le corps est troublé, et que la fortune (la réalité) empêche la réalisation des choses que nous chérissions et désirons.  Le vrai bonheur est indifférent face au fait d’être libre ou esclave, d’être noble ou vilain, d’être héros ou lâche, ce que démontre qu’il n’a aucun recours à faire vers le régime conventionnel de la vie.  Au moment quand le corps (de même que l’esprit) ne produit pas plus de plaisir que de douleur, de peine, de désagréments, la mort n'est pas pire que la vie, selon Hégésias.

Examinons ensuite la thèse de Hégésias soutenant que l’avant-être-mort (régulièrement appelé vie) ne peut être supportable que dans le degré qu’il procure une intensité de plaisir (hédonique) que surpasse ou qui prime sur les peines de vivre.  Il faut goûter aux plaisirs corporels maintenant, hic et nunc, et ne jamais attendre qu’au risque de voir les plaisirs ne s’évanouit en rien, en fumée.  La recherche de plaisir, c’est une stratégie pour compenser, pour surmonter les peines que la vie inflige, mais une stratégie qui à un moment se révèle insuffisante, défaillante, pour produire assez de plaisir ou de bonheur capable de tenir les peines, les malheurs, en échec.  D’où la vie pareille à un fardeau auquel il faut, au moment opportun, s’en débarrasser.

Hégésias de Cyrène est un hédoniste et il aurait entièrement adossé le physicalisme de Jeremy Bentham affirmant que : « La nature a placé l’humanité sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir. C’est à eux seuls d’indiquer ce que nous devons faire aussi bien que de déterminer ce que nous ferons » (3).

Les missionnaires bouddhistes dans la culture hellénique antique

Maintenant quelques précisions factuelles sur l’hypothèse, la probabilité, d’une influence du bouddhisme sur la doctrine de Hégésias de Cyrène.  Cette thèse (que nous n’adossons pas) se réfère à l’activité missionnaire bouddhiste dans l’empire lagide (ou ptolémaïque) du 4e jusqu’à 1er centenaire avant J.-C. L’empire lagide (ou ptolémaïque) – avec Alexandrie comme capital – englobait tous les pays de la mer Levantine et l’Égypte et le Soudan contemporains(4).  C’était l’empire et le temps où vivait Hégésias de Cyrène. 

La raison de l’expansion et le prosélytisme bouddhiste trouvent sa raison dans des événements politiques et religieux du subcontinent indien.  Cela est dû à l’avènement de l’empire Maurya (321 à 185 av J.-C.) qui œuvre à l’expansion du bouddhisme à l’intérieur de même qu’à l’extérieur de l’empire. Cela est renforcé par la conversion au bouddhisme de l’empereur Ashoka (ou Aśoka) – 304 av. J.-C. et mort en 232 av. J.-C. - et naissance d’un bouddhisme impérial (5). L’activité missionnaire bouddhiste, s’oriente à partir de l’empire Maurya, vers le Royaume gréco-bactrien (l'Afghanistan, le Tadjikistan, l'Ouzbékistan et le nord-ouest du Pakistan) et vers les Royaumes indo-grecs (l’Afghanistan Sud, le sud Pakistan et nord-ouest de l'Inde) (6), où furent installés des monastères bouddhistes de langue grecque et servant comme des tremplins pour le prosélytisme. 

La présence des missionnaires bouddhistes a été observée dans les pays de la Levantine dès le début de l’ère bouddhiste.  La ferveur missionnaire d’Ashoka renforce cette présence et accentue le prosélytisme. De nombreux artefacts antiques d’origine bouddhiste ont été trouvés en Égypte, en Illyrie, en Lydie, etc., et attestent de leurs présences et de leurs activités religieuses.

Après le rappel des faits, que penser des idées, de la philosophie? Et là nous pouvons, étape par étape, découvrir que si, en apparence, l’hégésianisme et le bouddhisme vont main en main, tout se heurte en fin de compte à ce qui est proprement « spirituel » dans le bouddhisme.

La vie bouddhiste est douleur et souffrance

Examinons maintenant la conception de la vie selon Bouddha (7).  Cela nous permet de confirmer que Bouddha et Hégésias pêchent effectivement, en faux-semblant, dans le même lac.

Pour Bouddha, à l’égal de Hégésias, la vie c’est une succession de douleurs, de souffrance, de peines et en somme un fardeau.  Toute vie est douleur!  La vie humaine ne fait pas d’exception. Se constate que la vie humaine commence en douleur par la naissance et se termine en douleur avec la vieillesse et les défaillances physiques.  La douleur de vivre se confirme, entre naître et disparaître, par la dureté de la vie, le travail pénible et nécessaire, les maladies, les chagrins, les tourments. La vie, selon le bouddhisme, c’est un supplice, une souffrance, une infamie due à la distance entre ce qu’on aime, ses désirs et ce que se produit réellement. Nul être n’échappe au fardeau de la vie,

Ces assertions s’expliquent par la croyance que toute existence, tout ce qui « se vive », relève d’éphémère, d’illusoire, de transitoire. Aucun être humain, défend le bouddhisme, n’a la capacité de distinguer, de différencier, entre ce qui est apparent et ce qui est réel. Toute philosophie ontologique (spécialité grecque) - en général toute affirmation philosophique qui commence par supposer certains points de référence sûre, de postuler (par la science ou la métaphysique) la façon dont l'existence est arrangée - a été vigoureusement réfutée, refusée, rejetée, par Bouddha.  La vie est fugitive, passagère, toujours en changement, éternellement en procès, d’un état à un autre, sans qu’une réalité ferme, un état (ou un étant) solide, soit envisageable ou pourrait être désignée comme « sûr ».  Le monde, la vie, c’est une quintessence éphémère, une danse en feu follet, une fluidité de choses qu’arrivent de façon fugace, fugitive, liquide, momentanée, passagère, précaire, provisoire, temporaire, transitoire (8).  De la sorte, l’éphémère annule toute interrogation, surtout logique et rationnelle, sur le pourquoi et sur la cause de réalité des choses (substances) et insiste sur le caractère aléatoire de la vie et la réalité humaine intersubjective.

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Pour le bouddhisme, le monde, la vie, se retrouve « éternel », en existence hors temps et dans un état d’indétermination où il n’y a pas d’origine et aucune destination assurée non plus.  Tous les changements dans le monde se produisent, chaotiquement, par l’intégration (composition) la recomposition par ce qu’existe déjà, par la désintégration (décomposition) et par la réintégration (recomposition).  Rien (et surtout pas un individu) n’échappe à la loi de l’éternité, le karma, qui modifie toute chose, sans que rien ne change (ou ne s’ajoute, pour que n’existe que ce qu’a toujours existé.  

À ce stade, affirmons que si l’hégésianisme et le bouddhisme soutiennent tous les deux que la vie c’est un fardeau, le « fardeau » bouddhiste s’insère dans un « spiritualisme » là où, comme nous l’avons accrédité, le hégésianisme l’insère dans un hédonisme pessimiste (et négatif).

L’illusion du « moi » selon le bouddhisme

Situons ensuite l’analyse de l’hégésianisme et le bouddhisme sur le niveau de l’individu, le sujet.  Ce que nous constatons par la suite, c’est que si l’individu pour l’hégésianisme est un corps nerveux (neuronal), le « moi » pour le bouddhisme c’est une illusion, une erreur de pensée et de la compréhension.   Insistons sur le bouddhisme.

La thèse affirmant que le « moi » (ou le « je ») est une illusion, c’est une thèse particulière. Longtemps avant que le poststructuralisme (et le postmodernisme) aient popularisé « la mort de l’humain », de l’auteur et de « moi » (9), le Bouddha est arrivé à la même conclusion. Le « moi » (ou le « je ») n’a, selon lui, aucune existence assurée, permanente ou discernable, c’est uniquement une référence inutile pointant vers un état fluctuant, non permanent, changeant, flottant, qui se transmute sans cesse et qui périt à chaque instant. Tout être (de même que la réalité physique et sociale) est de la sorte illusoire, imaginaire, chimérique, car vidé de tout principe personnel ou éternel (et divin).  Pour Bouddha, il n’y a que des existences qui bougent, tournent, pivotent à tout moment et qui n’est jamais pareil à quoique ce soit autre que des « battements », des fluidités, des fluctuants, des contingences. Se référer à une « existence » ou à une « corporalité » n’a donc pas vraiment de sens, là où il convient mieux de plonger son regard (par méditation et par le yoga bouddhiste) sur « l’entité » qui flotte dans le fleuve de l’éternité.  C’est l’objectif poursuivi par le vrai bouddhiste, l’Initié, l’Éclairé.

Pourquoi un bouddhiste aspire-t-il à lutter, effacer, annihiler, le « moi »?  La raison est que l’être corporel – le « non-moi » - souhait, à cause de ses « soifs », c’est-à-dire de ses désirs, faire arrêter la fluidité de toute existence pour profiter, goûter, des voluptés trompeuses, à lui (ou à elle) seule.  Le désir de « profiter de la vie » est illusoire et fallacieux, selon Bouddha, étant donné que cela ne reposant que sur l’ignorance, sur l’incapacité à comprendre que l’existence se résume dans un doleur partagé.  Le bonheur, le plaisir et toute sorte de satisfaction, s’achètent et produit une dette sur le niveau du karma éternel.  Il s’agit d’une illusion néfaste pour l’individu de croire qu’il réussira de se satisfaire lui-même et obtenir une jouissance sans nuire, sans faire de préjudice à l’autrui, sans créer par l’effet papillon un désastre autour ou loin de lui.  Les gens ordinaires, sans une connaissance véritable s’égare d’estimer et de croire, selon Bouddha, de se trouver dans un état heureux, sans se rendre compte que tout « bonheur » fait partie d'une somme totale de douleurs, que leur « bonheur » peut être le malheur pour l’autrui.

Plus nous cherchons à séparer les joies des douleurs inévitables, plus grandes sera la probabilité que nous nuisions, en égoïste, aux autres dans la poursuite de notre propre bonheur.  Selon les prémisses d'un ordre karmique éthique (et éternel) - construit sur le principe de la rétribution - cela causera une faute et une dette morale, qui doivent être remboursée, compensées par plus de peines et par plus de douleurs, plus tard dans la vie ou dans une des existences à venir.  Chaque plaisir se révèle être comme du miel mélangé à du poison où l'effet toxique n'a pas à venir dans le présent, mais plus tard dans l’existence ou dans une des vies ultérieures.  L'homme ordinaire, non éclairé par le bouddhisme, manquera une compréhension plus appropriée et profonde de tout cela et s’enfonce à sa dépense, dans la mare, le brouillard, de l’existence.

La différence entre le bouddhisme et l’hégésianisme se révèle, à ce stade de notre analyse, comme une affaire de chaire, de corporalité.  Pour le bouddhiste, le penchant d’insister sur son existence corporelle doit être combattue autant que possible.  Pour un hégésiasien, cela n’a pas de sens, car sans plaisir, sensualité et bonheur, la vie sera simplement plate.

Le bouddhisme et la transmigration des « êtres »

La croyance dans la transmigration des « êtres » 10), aux cycles de réincarnations, à la justice karmique (le système d’une éthique de rétribution universelle – cosmique - qui rétribue ou punit les individus pour leurs comportements mauvais ou bien), assume la rupture irrémédiable entre le bouddhisme et l’hégésianisme.

Chez Hégésias, tu es mort quand tu es mort, en revanche, il n’y a pas de vrai mort dans le bouddhisme.  On n’est jamais mort, on se retrouve interminablement en métempsycose (métensomatose), en transmigration, en processus de réincarnation, d’un stade à l’autre, cela pour toute l’éternité. C’est un processus de « non mort », soumis à la justice karmique (ou le karma universel, le système d’une éthique de rétribution universelle). Bouddha soutient que tous les êtres vivants (sans privilège humain) transmigrent.  

Le processus de transmigration, le fait de renaître, d’un corps à un autre corps n’assure pourtant en rien que le nouveau corps soit humain, le nouveau corps peut se révéler d’être le corps d’un animal, d’un « dieu », d’un spectre et tant d’autres corps.  Tout se déroule, pour un bouddhiste, en fonction de la présupposition d’une justice rétributive, la justice karmique, où s’évaluent, dans le karma universel, les actes accomplis par (et dans) un corps.  Si le corps ancien a accompli des actes honorables, l’âme renaît sous d’heureux auspices et dans un corps nouveau que confirme « une progression ».  Celui qui en revanche a accompli des actes vils et déshonorables, renaissant dans les conditions infamantes et non heureuses.  Chaque transmigration, chaque réincarnation, renforce et affirme ce principe, et explique, selon le bouddhisme, l’estime et la soumission que nous devons à ceux que nous identifions comme des heureux élus parmi nous.

Chose importante, la transmigration, la réincarnation, devient dans le bouddhisme un principe moral très fort, une affirmation de rétribution (karmique) propre à chaque acte (et omissions) et à chaque être humain.  Celui qui n’accepte pas le fardeau de la vie, de la pénibilité et de la dureté de l’existence humaine, se condamne lui-même par une telle pensée non honorable.  Tout être animé doit accepter la situation où il se trouve, il doit de façon privilégiée se soucier de ce que sera sa prochaine réincarnation et de s’améliorer par des actes honorables.  Ce que donnent amabilité, ouverture, véracité, sincérité, que doit manifester un bouddhiste à l’égard des autres.  Des idéals de comportement appréciables.

Quant à la dissemblance entre le bouddhisme et l'hégésianisme, il se révèle que l’idéologie de la transmigration, la réincarnation, introduit une rupture totale et abyssale entre les deux philosophies.   Pour un bouddhiste - en opposition au hégésianisme - le suicide devient une double faute religieuse : c’est une tricherie, une fraude, quant au processus de transmigration des « êtres »; c’est également un acte qui se condamne lourdement par une réincarnation future pénible et détériorée.  Pareil, il se comprend qu’un bouddhiste ne peut jamais participer, directement ou indirectement, à prendre une vie ou à aider à prendre une vie (euthanasie). L’idéologie euthanasique de Hégésias prône justement le contraire.

Yoga bouddhiste et méditation  

Toutefois, à la longueur, le processus des réincarnations se révèle, pour l’initié, pour être éclairé, une damnation, une peine, une épreuve. Si une vie singulière c’est un fardeau, une éternité remplie de réincarnations s’avère être une succession et une accumulation de peines, de souffrances, de tourments.  L’objectif que vise le bouddhisme, c’est en fin de compte de gagner l’option « mort », la fin, le Nirvana, le néant, l’extinction.  Mais comment gagner la mort?  D’être libéré pour toujours du cycle de naître et renaître? Comment s'affranchir du cycle éternel?  Le bouddhisme enseigne que cela se réalise uniquement par la conjonction mutuelle du yoga bouddhiste et de la méditation.

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D'abord par la voie du yoga bouddhiste qui sert à dompter, soumettre, maîtriser, la corporalité.  Les exercices techniques de ce processus de soumission du corps à la volonté sont pareils à ceux que nous retrouvons dans l’école philosophique yoga, le yogisme (11).  Il faut mette le corps hors-jeu, pour que le corps ne puisse pas dicter ses désirs à l’esprit, à la tête. Il s’agit d’atteler le corps pour, étape par étape, réussir à neutraliser l’effet que la corporalité peut exercer sur l’esprit, sur la tête.  Il faut devenir maître de son corps pour devenir maître de son esprit.  Le maître du corps s’engage à vaincre tout mouvement, entrer dans un état où toute action cesse, où toute action devient non-action et où les « mouvements de l’être », qu’active la justice karmique, disparaît.

En ce qui concerne, ensuite, la méditation, il sert l’objectif de soumettre, assujettir, enharnacher, l’esprit.  Il s’agit de couper le lien entre l'esprit et le corps (assisté par le yoga bouddhiste) et pour que s’affirme, au-delà les pesanteurs que représente l’esprit et le corps, un maître.  Un programme difficile!  La vraie méditation ne commencera que lorsqu'on sera devenu maître de ses actions, de ses mouvements dans le monde physique (social). Conformément à l'ordre karmique, un bouddhiste (en particulier un moine) doit d'abord comprendre comment vivre de manière éthique.  Une fois cela mis en branle, la médiation sert à sortir de l’être pour accéder au non-être, ou plus précisément communiquer avec le karma éternel.  Un processus de méditation pour toute une vie, un processus où aucune victoire n'est garantie et où tout risque d’être vain.

Dompter le corps!  Dompter l’esprit!  Rien là pour un hégésiasien! Le but de la vie c’est, pour Hégésias, le plaisir, jouir autant que possible. Quand le plaisir et la jouissance s’estompent, quand cela pèse moins que le fardeau de l’existence, il prône le suicide.

Coda – l’initié versus l’hédoniste

Que penser de tout cela?  Nous n’avons pas pu prouver qu’il existe un lien, une influence, entre le bouddhisme et l'hégésianisme.  À partir de la thèse de base, que la vie humaine c’est un fardeau et une peine, notre enquête prouve plutôt une fausse similarité et que tout s’explique autrement et différemment.  Nous touchons aux raisons pour lesquelles la philosophie « indienne » se sépare, s’autonomise et se singularise à l’égard de la philosophie hellénique (12).

Un dernier mot pour évaluer tout cela.  Pour dire que vivre, c’est bien!  N’est-il pas en fin de compte idiot de réduire toute l’existence à une bataille apocalyptique entre « bonheurs versus malheurs », « plaisirs versus peines », comme si la vie se résume si facilement, comme si tout ce qu’entre en jeu n’était rien d’autre que deux composants singuliers.

Anaxagore disait que la seule raison pour laquelle on pouvait préférer être né à ne pas être né, c’était de pouvoir « contempler le ciel et l’ordre de tout l’univers » (13).

Adossons et ajoutons que « la vie c’est une fête » plein d’histoires, d’événements, des rencontres, de hasards, d’imaginations, et des imprévues, qui ne demande qu’être vécus. La vie humaine c’est une symphonie humaine, vivre se confirme par le fait de penser, de sentir, de respirer, de rêver, de dialoguer, de jouer, de courir, etc., sinon aussi par le fait de s’ennuyer, de se fâcher, de s’offusquer, de haïr, de détester, et tant d’autres choses encore. Vivre c’est de rester humain avec des humains.  Accepte ce que te donne la vie, sois fidèle à elle.

Notes :

1.  Voir notre chronique « "Celui qui pousse à la mort », Peisithanatos, et notre ère euthanasique. »,  chronique sur le site : Tolerance.ca – 30 janvier 2023.

2.  Anthony Preus, “Hegesias of Cyrene” (notule), dans, idem, Historical Dictionary of Ancient Greek Philosophy, Lanham (MD), Rowman & Littlefield, 2015, p. 184: “It has been speculated that he may have been influences by Buddhist missionaries to Cyrene and Alexandria”. Cf. également Dee L. Clayman, Berenice II and the Golden Age of Ptolemaic Egypt, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 33.

3. Jeremy Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation (1780). Paris, collection Analyse et philosophie, Vrin, 2011, p 25; voir également la citation similaire dans, idem, Traités de législation civile et pénale (1802), Paris, Dalloz, collection bibliothèque Dalloz, 2010, p 10.

4. Edwyn Bevan, Histoire des Lagides, 323 à 30 av. J.-C. Préface de René Grousset. Traduit de l'anglais par E.J. Lévy, Paris, Payot, Collection Bibliothèque historique, 1934.

5. Colleen Taylor Sen, Ashoka and the Maurya Dynasty: The History and Legacy of Ancient India’s Greatest Empire, London, Reaktion Books, 2022.

6. William Woodthorpe Tarn, The Greeks in Bactria & India, Cambridge, Cambridge University Press, 1938. Adde :  le dossier: La Bactriane : de l'hellénisme au bouddhisme, Dijon, coll. « Dossiers d'archéologie no 211 », octobre 1996.

7.  André Bareau, Jeunesse du Bouddha dans les Sutrapitaka et les Vinayapitaka Anciens, dans Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient (Paris), Vol. 61 (1974), p. 199 - 274; idem, En suivant Bouddha, Paris, Kiron, 2000; idem, Bouddha, Paris, Seghers, collection Philosophes de tous les temps, 1962. Adde, Karl Jasper, Les Grands philosophes, vol. I (Socrate-Bouddha-Confucius-Jésus), Paris, Plon, 1963

8.  Compare, en acceptant l’anachronisme, avec Zygmunt Bauman (1925-2017) et son livre « La Vie liquide », Rodez, Le Rouergue/Chambon, 2006. Bauman, décrit à travers le concept de liquidité, décrit nos sociétés contemporaines comme des univers sans repères, sans réelles structures, soumis à l’oscillation permanente, à l’image des vapeurs d’un univers entièrement dissolue.

9.  Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966. Jacques Derrida, « Les fins de l’homme », dans, idem, Marges – de la philosophie, Paris, Minuit, 1972, p 129 - 164. « Le mort de l’homme » est un thème fétiche chez les maîtres-penseurs du poststructuralisme : Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Louis Althusser, Jacques Lacan , Michel Foucault, et d’autres.

10.  Nous n’aborderons pas la question concernant le « ce » qui se transmigre, se réincarne. Selon Bouddha chaque créature transmigre selon un principe cosmique impersonnel, non déterminé. Utilisation du mot philosophique « âme » (sous mode de « réincarnation des âmes »), propre à la tradition philosophique hellénique, est fautive, car fortement rejeter par Bouddha. Il n’y a pas « d’âme » dans le bouddhisme antique.

11. Le bouddhisme reprend des éléments de l’école yoga-philosophique, le yogisme; voir Surendranath N. Dasgupta, Yoga as Philosophy and Religion (1924), Mineola (N.Y.), Dover Publications, 2002; idem, Yoga Philosophy in Relation to Other Systems of Indian Thought (1930), Delhi, Motilal Banarsidass Publishers, 2005.

12.  Karl Jasper, The Origin and Goal of History (1949), London, Routledge & Kegan Paul, 1953; idem, Origine et sens de l'histoire, Paris, Plon, 1954.

13.  Aristote, Éthique à Eudème, I, 5, 1216a11, citant (donnant parole à) Anaxagore (né vers 500 et mort en 428 av. J.-C.).

8 août 2023

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par Bjarne Melkevik

Bjarne Melkevik, docteur ès droit de Paris II, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval (Québec), est un auteur prolifique dans le domaine de la philosophie du droit, de l’épistémologie et de méthodologie juridique. Ses plus récentes publications incluent... (Lire la suite)

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