La tuerie survenue le 29 janvier 2017 à la mosquée du Centre culturel islamique de Québec, qui a fait six morts et de nombreux blessés, a bouleversé la société québécoise et a suscité des manifestations de solidarité de masse avec les communautés musulmanes à travers le Québec. Des milliers de Québécoises et de Québécois ont tenu à exprimer leur amour envers leurs concitoyens de confession musulmane et leur rejet de la violence.
Manifestation de solidarité à Québec. Image : Aziz Enhaili.
Cet incident tragique a aussi provoqué de profondes remises en question quant aux comportements à adopter vis-à-vis des Québécois de confession musulmane. Plusieurs s’interrogent sur le degré de tolérance des Québécois, alors que d’autres se demandent dans quelle mesure on peut critiquer la religion musulmane, sans inciter à la haine. Quelles limites, se demande-t-on, faut-il imposer à la liberté d’expression ? Comment préserver notre droit fondamental à la liberté d’expression tout en respectant le droit, également fondamental, de la pratique religieuse ?
Ce sont-là quelques-unes des questions que j’ai posées à Me Pierre Trudel du Centre de recherche en droit public attaché à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.
Tolerance.ca - Compte tenu de l’hostilité que de nombreux Québécois ressentent envers ce que représentent pour eux les manifestations extérieures de l’Islam (voile, niqab), associées qu’on le veuille ou non à des valeurs qui s’opposent aux changements sociaux survenus en Occident, comme par exemple l’acceptation de l’homosexualité, le mariage pour tous, la libération des mœurs, l’égalité homme – femme, comment peut-on exercer son sens critique sans que cela soit perçu comme incitant à la haine ?
Me Pierre Trudel. Image : pierretrudel.net
Me Pierre Trudel - Au Canada, la liberté de religion est protégée tout comme la liberté d’expression. Il est donc à priori parfaitement licite de critiquer une religion, d’exprimer son désaccord avec des comportements ou des exigences motivées par des croyances religieuses. Les limites à la liberté de critiquer que les lois peuvent imposer doivent être raisonnables et pouvoir se justifier dans une société démocratique. Il se trouve qu’au Canada, les tribunaux, chargés en dernier ressort de déterminer la raisonnabilité des limites à la liberté d’expression ont fixé la ligne à ne pas dépasser. Cette ligne est transgressée lorsque le propos critique est, compte tenu du contexte, de nature à porter une personne raisonnable à détester des personnes faisant partie d’un groupe. Il est donc tout à fait possible et licite d’exprimer tout propos critique sur une religion ou sur tout autre sujet, tant et aussi longtemps que le propos n’est pas de nature à inciter une personne raisonnable à haïr les membres d’un groupe.
Tolerance.ca - Peut-on continuer d’exercer son sens critique à l’égard des minorités religieuses, et à plus forte raison à l’égard des communautés musulmanes, dans une société qui se perçoit comme étant de plus en plus laïque ? Comment concilier le respect dû à la personne avec le droit fondamental de la liberté d’expression ?
Me Pierre Trudel - Le droit de critiquer est protégé par la liberté d’expression. Tant que le propos n’est pas de nature à inciter à la haine, il est permis d’exprimer tout propos au sujet des religions, des croyances religieuses ou des attitudes et comportements des personnes qui adhèrent à des croyances religieuses. Pour assurer à la fois le respect de la personne et la liberté d’expression, il faut garder à l’esprit que le respect des personnes suppose de ne pas porter atteinte à l’estime que le public peut porter à un individu ou aux membres d’un groupe. Le seul fait de diffuser un propos qui déplaît ou avec lequel une personne se trouve en désaccord ne saurait être assimilé à une atteinte à la dignité de qui que ce soit.
Tolerance.ca - Si le code criminel canadien est assez clair en ce qui concerne l’incitation à la haine envers un groupe «identifiable», notamment un groupe religieux, y compris sur Internet, où se situe la limite de la critique visant un groupe religieux ? Autrement dit, à quel moment une critique devient-elle haineuse ?
Me Pierre Trudel - Un propos devient haineux lorsqu’il est établi qu’une personne raisonnable informée du contexte et des circonstances pertinents estimerait, d’un point de vue objectif, que les propos exposent ou sont susceptibles d’exposer à la haine les membres du groupe ciblé.
Tolerance.ca – Quels moyens faut-il mettre en œuvre auprès des groupes religieux, et en particulier auprès des communautés musulmanes, afin de les sensibiliser au rôle fondamental qu’occupe l’esprit critique en Occident vis-à-vis des religions ?
Me Pierre Trudel - L’éducation aux droits fondamentaux – non à la « culture » religieuse et aux « discours éthiques » - est une nécessité dans une société qui a vraiment à cœur de protéger l’ensemble des droits et libertés. L’ensemble des groupes religieux de même que tous leurs adeptes, doivent garder à l’esprit que les libertés de pensée, de croyance, de religion, d’expression et de la presse sont toutes protégées. Toutes les libertés s’inter-limitent entre elles et doivent être conciliées. Les principes qui garantissent la liberté de croire et de pratiquer une religion sans entraves de la part de l’État sont les mêmes qui garantissent la liberté d’expression, soit la liberté de dire et de diffuser tout propos qui n’est pas interdit par une règle de droit. Toutes les libertés sont protégées contre les lois qui imposeraient des limites dont la raisonnabilité ne pourrait être démontrée dans le cadre d’une société libre et démocratique. Dans un contexte comme celui qui prévaut au Canada et dans la plupart des démocraties, la liberté de religion n’a pas préséance sur les autres libertés fondamentales. Surtout elle ne va pas jusqu’à conférer aux croyants une faculté de s’opposer à tout propos critique à leur égard ou au sujet de leurs croyances.
Entrevue réalisée par Victor Teboul pour Tolerance.ca
7 février 2017