La Coalition pour l’enseignement de l’histoire estime que l’histoire n’est pas adéquatement enseignée dans les écoles et les établissements postsecondaires du Québec. Formée d’un regroupement d’enseignants et d’historiens, la Coalition intervient régulièrement sur la place publique et auprès des instances concernées afin qu’un meilleur enseignement se fasse dans les institutions. M. Gilles Laporte est un membre fondateur de la Coalition. Professeur au Collège du Vieux Montréal et chargé de cours à l'Université du Québec à Montréal, il a été nommé Patriote de l’année 2010 par la Société Saint-Jean-Baptiste.
Nous avons posé plusieurs questions à M. Laporte, notamment sur la manière d’aborder des sujets qui n’obtiennent pas de consensus, même parmi les historiens. Comment concilier, par exemple, dans l’enseignement de l’histoire – celle du Québec comme celle de toute société - des thèses qui s’opposent, notamment en ce qui concerne des sujets sensibles, comme l’antisémitisme ou la Crise d’octobre ?
L’histoire du Québec, par ailleurs, est-elle le domaine privilégié d’historiens nationalistes ?
Entrevue réalisée par Victor Teboul pour Tolerance.ca.
Tolerance.ca : - Monsieur Laporte, nous assistons périodiquement au Québec à un débat sur l'enseignement de l'histoire. En tant que représentant de la Coalition pour l’histoire, quelles sont, d’après vous, les principales lacunes actuellement dans l’enseignement de cette matière ?
Gilles Laporte : Il existe deux grands types de problèmes, partiellement liés l'un à l'autre, mais qu’on a parfois tendance à abusivement confondre.
Le premier problème est d'ordre proprement pédagogique. Il consiste à appliquer l'approche par compétence à l’enseignement de l'histoire, comme si cette méthode convenait de toute façon à tous les contenus disciplinaires, au nom d’une logique purement bureaucratique et d’abord au service de la gestion des ressources enseignantes. Rappelons que l'approche par compétence privilégie l’intégration par l’élève d’opérations et d'aptitudes méthodologiques aux dépens de l'acquisition de connaissances comme telles. Cette approche peut convenir aux disciplines procédurales telles les techniques humaines (pensons au travail d'une infirmière par exemple).
En revanche, elle s'applique particulièrement mal à l'apprentissage de l'histoire, qui repose d'abord et avant tout sur la maîtrise d'un corps de faits (de dates, de personnages) préalables à l'analyse et à l'exercice du sens critique. C'est pourquoi la réaction au virage des compétences a été plus particulièrement vive chez les historiens, en raison du caractère disons encyclopédique de l'apprentissage de cette discipline.
Le résultat est la prépondérance de deux techniques pédagogiques particulièrement mal appliquées dans les écoles à l’heure actuelle : le socioconstructivisme et l’analyse de documents. Le socioconstructivisme consiste à atteindre une compétence en partant du vécu de l'apprenant.
Or cette approche s’avère ridicule quand on l’applique à l’enseignement de l'histoire et mène à des anachronismes et à un présentisme outrecuidant. Ainsi, dans un manuel du 2e secondaire, au nom du socioconstructivisme, on invite les élèves à se demander "Aurais-tu aimé être une femme en Grèce antique ?"
L’analyse de documents, elle, telle que comprise dans les programmes, vise à aiguiser le sens critique de l'élève au contact de la "vraie" histoire par le biais d'extraits de textes ou d’illustrations. En fait, chez l’élève privé d’érudition et de culture générale de base, l’analyse de documents devient cet exercice partial et partiel où il ne perçoit plus les acteurs qu’à travers leurs intérêts et, les faits, que comme des éléments de contexte.
Concrètement, cette fameuse analyse de documents, où profs et élèves engouffrent un temps énorme, se résume en général à un simple exercice de repérage de mots clés prémâchés. Le résultat de ces lubies pédagogiques est que l'apprentissage de l’information est laissé en friche. Le résultat en somme est qu’on forme présentement une cohorte d'élèves apparemment compétents mais à coup sûr ignorants et incapables désormais d’associer des causes à des effets, puisqu’ils n’auront vu l’histoire qu’à travers des documents – ou « dossiers » – procédant par sauts successifs, du présent vers le passé, et non au long d’un récit chronologique cohérent et substantiel organisé par le professeur.
L’abandon du phénomène national au profit d’une histoire sociale
Le deuxième grand problème est que les programmes d'histoire ont massivement convenu d'abandonner l'étude du phénomène "national", vu sous l’angle de l'histoire politique, au profit d'une histoire sociale mettant l'accent sur les personnes anonymes, expression de diverses formes d'identité limitées : femmes, autochtones, immigrants, ouvriers, etc. Cette approche pose d’abord un problème épistémologique consistant à pêcher par "présentisme", c'est-à-dire de voir le présent comme un aboutissement souhaitable et envisager le passé à travers les avancés annonçant l'avènement de la modernité.
Prenons par exemple l’histoire des femmes. Les victoires récentes au plan de la condition féminine ont conduit les programmes d’histoire à se jeter dans une recherche effrénée de modèles féminins dignes de mémoire dans le passé, quitte à surévaluer leur importance dans le contexte de l’époque. La légitimation du présent par le passé s’appuie en particulier sur la place accordée aujourd’hui aux libertés individuelles et au droit à exprimer sa différence, une inclination particulièrement visible dans le nouveau programme Histoire et éducation à la citoyenneté aux 3e et 4e secondaires. Valoriser les identités limitées du présent consiste à leur aménager une place insoupçonnée dans le passé. On déforme ainsi l’histoire à coup sûr en plus de laisser l’élève sous l’impression que toutes les allégeances sont légitimes, sans hiérarchie, sans perspective historique ; que le passé n’est en somme qu’un présent encore imparfait.
Dès lors, on plombe sérieusement une conception de l'histoire reposant sur la construction laborieuse d’un contrat social s’appuyant sur des choix démocratiques et sur des valeurs partagées par la majorité, y compris le sentiment national ; des principes pour lesquels nos ancêtres se sont pourtant battus au point parfois d’y laisser leur vie.
Tolerance.ca : On reproche à la Coalition pour l’enseignement de l'histoire de faire partie d’un réseau nationaliste. On souligne que bon nombre des personnalités associées au mouvement indépendantiste figurent parmi ses membres, dont des anciens ministres du gouvernement du Parti québécois. Comment réagissez-vous à cela ?
Gilles Laporte : Je suis bien sûr d'accord avec le constat mais ne me sens nullement coupable de "crime par association". Une fois posé le rôle de l’enseignement de l’histoire, et notamment sa fonction citoyenne, on est en droit de se demander quelle communauté citoyenne souhaite-t-on proposer aux jeunes ? Doit-on insister sur une diversité jubilatoire, en présentant le passé québécois comme une mosaïque, où divers types d'identités ont toujours pacifiquement cohabité dans l’espace public, ou souhaite-t-on faire de l'apprentissage de l'histoire l'occasion de rappeler l'édification progressive de consensus démocratiques difficiles mais nécessaire et d’une authentique société civile devant laquelle nous sommes tous redevables ?
La question est sérieuse et la réponse ne va pas de soi. Que les nationalistes québécois aient les premiers rappelé le « devoir » de mémoire ne m'émeut nullement. C’aura ainsi été tout à leur honneur de rappeler qu’une société est autre chose qu’un espace juridique où des groupes conviennent tout au plus ensemble du partage des droits et du dépeçage de l’assiette fiscale...
Le sort réservé à l’enseignement de l’histoire est aussi un enjeu beaucoup plus sensible pour de petites cultures qui se battent déjà pour leur survie. En Irlande, en Bretagne, en Corse ou même, plus près d’ici, en Acadie ou dans la réserve innue de Maliotename, personne ne s’étonne qu’on accorde dans les cours d’histoire une plus grande place aux faits et aux personnages qui ont permis à ce peuple de survivre en dépit de l’impérialisme et de l’acculturation.
Clairement cet enjeu pose davantage problème au Québec à cause de la « Grande Peur » de l’indépendance politique. Pourtant, si le Québec contribue au patrimoine mondial c’est d’abord à titre de société originale de langue et de culture françaises en Amérique du nord. N’est-il pas normal de chercher à préserver ce trait, en particulier par l’enseignement de l’histoire ?
Fragile sur le plan culturel et intellectuel, le Québec ne peut tout simplement pas s’offrir le luxe d’une expérience pédagogique faisant la promotion militante du multiculturalisme et des identités limitées. Dépourvu d’État national, ce peuple n’a pu survivre historiquement que par une forte cohésion culturelle et que par la transmission de certaines valeurs communes, notamment par le biais de l’école. Penser qu’on pourra bien longtemps préserver cette culture nationale sans la communiquer dans les écoles m’apparaît absurde et mensonger.
Tolerance.ca : Comment concilier, dans l’enseignement de l’histoire du Québec, des thèses qui s’opposent, notamment en ce qui concerne des sujets sensibles, comme l’antisémitisme ou la Crise d’octobre ?
Gilles Laporte : J'ignore ce qu’il faut entendre par "sujets sensibles". En guise d'exemple, l'antisémitisme ne me semble pas un enjeu ni déchirant ni omniprésent dans l'histoire du Québec. À part les écarts bien connus durant les années 1930, la question juive n'a guère occupé qu'une frange plus particulièrement frénétique de la diaspora elle-même. Là où votre question trahit justement où se situe le problème est qu’à force de rechercher la trace de chaque identité limitée dans le récit historique, plus personne ne perçoit les mêmes "sujets sensibles" et tout le parcours historique sombre dans le relativisme. Parlez-en aux groupes de femmes, aux assistés sociaux, aux victimes d'actes criminels et autres défenseurs des droits des animaux. Ils vous réfèreront tous à leurs propres "sujets sensibles", bien différents de ceux que vous suggérez, limités dans chaque cas à des préoccupations spécifiques et se bornant à bien marquer l'espace public de leur existence juridique. Or, chacune de ces constituantes réclame désormais sa juste place dans le passé collectif et que le « sujet sensible » de tout un chacun devienne le souci de tous.
À terme l'élève est bien sensibilisé aux enjeux des diverses communautés, mais sans les hiérarchiser ni les placer dans une perspective historique. L'école n'est plus dès lors ce creuset identitaire mais un supermarché des identités. Elle échoue à insuffler la fierté d’adhérer à des valeurs communes, le « sentiment d’appartenance » ne se référant plus qu’à des « patries » telles que : tolérance, l’individualisme et le consumérisme…
Tolerance.ca : L’étude de l’histoire du Québec semble être d’abord et avant tout sinon l’affaire de nationalistes québécois, du moins celle de Québécois de souche. Comme expliquez-vous cette situation pour le moins singulière ?
Gilles Laporte : Sans doute d’abord parce qu’historiquement, du moins à l’aune des trois cent dernières années, ce groupe a pu jouer un rôle prépondérant dans le développement de cette contrée. Une fois cela dit, on peut bien sûr déplorer que les Québécois issus de l’immigration n’occupent pas une plus grande place dans la construction d’une culture et d’une mémoire communes.
Les enseignants issus de l’immigration sont en revanche assez nombreux dans les écoles, du fait de leur compétence et de leur niveau de scolarité supérieur à la moyenne québécoise. Je suis d’ailleurs convaincu qu’ils arrivent bien dans le cadre de leurs cours à sensibiliser les élèves à d’autres réalités que celle des Québécois de souche. Nul besoin pour cela d’avoir contribué à l’historiographie. Sur ce dernier point, le critère déterminant semble cependant la maîtrise de la langue française, autant pour tirer profit des documents que pour arriver à communiquer ses travaux. Cela n’a rien à voir à mon point de vue avec l’origine ethnique. En guise d’exemple, l’historien le plus prolifique qu’ait connu le Québec est un Français pur jus : Robert Rumilly, le meilleur spécialiste des rébellions patriotes de 1837-1838, un Torontois francophile : Allan Greer, et le meilleur spécialiste des relations France-Québec que je connaisse est d’origine algérienne mais éduqué dans un lycée français : Samy Mesli. Je ne peux non plus laisser sous silence l’œuvre immense d’un historien montréalais d’origine juive, David Rome, dont le seul véritable problème est de ne pas avoir été traduit à ce jour.
En somme la sous-représentation des intellectuels issus de l’immigration dans la production historique québécoise mérite certainement notre attention mais ne me semble pas préoccupante : ils sont bien représentés dans l’enseignement de l’histoire et leur participation à la production historienne devrait croitre avec une meilleure maîtrise du français, en particulier chez ceux et celles ayant pu profiter des dispositions de la loi 101.
Tolerance.ca : Selon l’historien Jocelyn Létourneau (1), l’enseignement de l’histoire du Québec, tel que préconisé par le rapport «Enseignement et recherches universitaires au Québec: l’histoire nationale négligée » d’Éric Bédard et de Myriam D’Arcy, devrait être le fait de Québécois francophones. Que pensez-vous de cette affirmation ?
Gilles Laporte : Je ne comprends pas trop l’objection de M. Létourneau mais je ne m’en soucie pas davantage. Sa réputation d’intellectuel de haut vol est un peu exagérée tant ses dernières interventions publiques m’ont semblé se répéter, tomber à plat ou sombrer dans l’attaque personnelle.
En gros, pour lui, les jeunes Québécois sont « programmés » par le récit nationalitaire, longue litanie de nos défaites et de nos frustrations ; dès lors il faut les reprogrammer en leur présentant un autre passé, laissant plus de place à la diversité et à la complexité du réel historique.
Tout cela est intéressant mais il serait temps de renouveler cette réflexion et notamment de répondre à l’objection de ceux et celles qui considèrent que l’histoire du Québec est pour une bonne part celle d’une nation qui a dû lutter pour sa survie, que les épisodes de cette lutte continuent à teinter notre vie collective, toutes origines confondues, et que c’est rendre un bien mauvais service aux communautés culturelles de choisir de ne pas leur en glisser un mot à l’école.
Ceci dit le rapport de Bédard et D’Arcy tentait surtout de décrire le déclin de l’histoire politique dans les universités québécoises, au profit d’une histoire sociale, moins soucieuse de brosser l’histoire « globale » du peuple québécois.
Cette affirmation n’a guère selon moi à être démontrée car il s’agit d’un fait. Très peu de gens ont en outre soulevé l’autre volet du rapport Bédard-D’Arcy portant sur les faiblesses de la formation des futurs enseignants dans les universités. Sans doute parce que, là encore, il s’agit d’un fait tant s’est dégradée la qualité de la formation disciplinaire dans les programmes d’éducation.
Pour le reste on pourra reprocher au rapport Bédard un certain flou dans les distinctions entre histoire « politique », « nationale » ou « sociale ». Reste que le rapport se conclut surtout sur le souhait qu’on renoue au Québec avec l’histoire du phénomène politique, que les historiens se rapprochent des sensibilités du grand public et qu’on améliore la formation des maîtres, notamment en y ajoutant des cours d’histoire. Rien en somme pour fouetter un chat.
Les réactions furent pourtant fortes parce que la critique s’adressait à un milieu universitaire fort peu habitué à être pris à parti sur ses sujets d’études, mais surtout, malheureusement, parce que le débat sur l’enseignement de l’histoire est devenu à ce point acrimonieux que toutes les contributions sont désormais vues à l’aune d’une guerre entre clans.
Ce débat pourrait à terme demeurer entre spécialistes s’il ne concernait pas aussi la formation intellectuelle de tous les jeunes Québécois, des jeunes d’abord et avant tout soucieux de savoir à quelle communauté citoyenne ils appartiennent en fin de compte. Cet enjeu est particulièrement crucial pour les enfants issus de l’immigration et dont la réussite de l’intégration est à coup sûr devenue l’affaire de tous.
Note
1. Nous avons invité M. Létourneau à répondre à quelques questions pour Tolerance.ca, mais il a décliné notre invitation. (NDLR)
6 janvier 2012
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