Le nom à donner à l’Institut était d’une extrême importance et souleva des prises de position très diversifiées. J’ai été très rétive à l’idée d’adopter le nom Simone de Beauvoir. J’aurais préféré de loin le nom d’une Québécoise, d’une Canadienne, telle Thérèse Casgrain, afin de faire connaître et d’honorer une femme remarquable de chez nous.
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Professeure d’université pendant plusieurs années à l’Université Sir George Williams, devenue plus tard l’Université Concordia, Maïr Verthuy s’est engagée très tôt dans la fondation d’une institution consacrée aux études sur les femmes, l’Institut Simone de Beauvoir, fondé en 1978 et attaché à l’Université Concordia. Le choix du nom de l’Institut ne se fit pas toutefois sans heurts. Maïr Verthuy évoque cette période qu’elle a bien connue et partage avec nous sa perception de l’évolution du Québec des quarante dernières années.
Entrevue réalisée par Victor Teboul pour Tolerance.ca Inc. avec l'aimable collaboration de Nadine Ltaif.
- Victor Teboul : Maïr Verthuy, parlez-nous de vos origines…
- Maïr Verthuy : Il faut que je commence par expliquer que je ne suis pas française d’origine; je suis née galloise. J’ai fait une partie de mes études en France, au lycée de Tournon où l’anglais avait été enseigné par Mallarmé, ensuite à la Fac, à Lyon; ai ensuite épousé un Français; ai fait deux enfants avec Armand, mon époux. À cause de l’ambiance en France durant la guerre d’Algérie (mieux connue par le gouvernement français sous l’appellation «exercice de pacification») et encouragés par une amie canadienne, nous avons embarqué pour le Canada, en commençant par l’Ontario pour aboutir à Montréal. Curieusement le parcours d’Armand et le mien se ressemblaient beaucoup : parents très militants, très très à gauche ; pas de disputes politiques alors, surtout pas dans le domaine du féminisme.
- Victor Teboul : Vous avez été engagée dans la fondation de l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia, autrefois connue sous le nom de Sir George Williams, pourriez-vous évoquer le moment de sa fondation ?
- Maïr Verthuy : La fondation de l’Institut Simone de Beauvoir a résulté de la fusion entre le Collège Loyola et l’Université Sir George Williams en 1974. Histoire un peu compliquée. Avec la laïcisation des universités au Québec, l’Université de Montréal, devenue autonome, a vite fait de se débarrasser de Loyola, son campus anglophone, qui gardait une orientation quelque peu catholique. Le ministre de l’Éducation de l’époque, Jean-Guy Cardinal, devait décider du sort de celui-ci; il ne pouvait ni monter une nième institution anglophone dans l’atmosphère de l’époque et encore moins (étant donné l’importance du vote catholique) l’éliminer complètement. Mariage forcé alors entre Loyola et Sir George, une institution catholique parfaitement homogène d’une part mais fonctionnant à un niveau inférieur à celui de Sir George, et une deuxième institution caractérisée pour l’essentiel par une très grande diversité, tant chez les professeurs et le personnel que chez les étudiants, et étant déjà, en ce qui concerne certaines disciplines, engagée dans les études supérieures des 2e et 3e cycles.
Certain-e-s profs, des étudiant-e-s, des membres du personnel se sont donc regroupé-e-s pour potasser un projet fondé sur les idées féministes.
Les cours en Études de la femme étaient déjà fort développés, nous étions en mesure d’offrir une Majeure dans le domaine ; il fallait donc saisir l’occasion. Nous avons mis les traditionnels neuf mois pour accoucher d’une version à peu près honnête et présentable de notre projet. Durant ces neuf mois, nous avons connu beaucoup de débats et de discussions.
J'avais l'intention de mettre sur pied un Institut bilingue. Tous les membres de la Haute administration de l’Université n'appuyaient pas l'Institut, quelle que fût la langue adoptée, ce qui eut des retombées sur le budget; tout était à inventer, et les opinions divergeaient. Il y a eu finalement un certain grabuge ! Ce qui m'aidait évidemment dans le projet bilingue, c'est l'appui fort généreux qui nous était accordé par tous les média francophones. Les interviews et les reportages, tous favorables, se multipliaient. Mais surtout, surtout, c'est le personnel administratif de l'Université elle-même qui nous soutenait : secrétaires, cadres féminins, etc. L'ambiance était exceptionnelle.
- Victor Teboul : Quels ont été les moments marquants de l’Institut durant votre mandat en tant que directrice ?
- Maïr Verthuy : Je suis restée cinq ans à la tête de l'Institut. En 1980, nous avons organisé le premier colloque canadien en Études de la femme, tout à fait bilingue, avec des invitées des communautés noires de Montréal et de la Nouvelle-Écosse ainsi qu'une écrivaine métisse et des autochtones. Je crois que c'est ce colloque-là qui a convaincu le recteur et ses collègues de notre sérieux et de notre compétence.
Ensuite, il y a eu un colloque «mondial» qui, lui, était trilingue; nous avons ajouté l'espagnol aux deux autres langues.
Plusieurs cours en français ont été ajoutés au répertoire; nous avons mis sur pied deux versions des cours d'introduction obligatoires, etc. Nous privilégions la visite d’écrivaines francophones, comme celle de Louky Bersianik.
Tant que j'en étais la Directrice, l'institut offrait l'exemple d'un beau bilinguisme qui impressionnait à l'intérieur comme à l'extérieur. Il n'a jamais été totalement bilingue depuis mon départ. La plupart du temps, c'est l'anglais qui est la langue d'usage, même quand les Directrices, elles, parlent français. Certaines ont fait plus d'efforts que d'autres (dont Arpi Hamalian qui maîtrise sept ou huit langues). Pour moi, le français était essentiel; ce n'était pas le cas pour tout le monde. Dommage.
- Victor Teboul : On avait, lors de sa fondation, critiqué le choix du nom en vous reprochant de ne pas avoir choisi le nom d’une femme québécoise. Comment réagissez-vous aujourd’hui à ces critiques ?
- Maïr Verthuy : Le nom à donner à l’institut était d’une extrême importance et souleva des prises de position très diversifiées. J’ai été très rétive à l’idée d’adopter le nom Simone de Beauvoir. J’aurais préféré de loin le nom d’une Québécoise, d’une Canadienne, telle Thérèse Casgrain, afin de faire connaître et d’honorer une femme remarquable de chez nous. Certains membres du groupe de réflexion rejetaient en quelque sorte le Québec. Elles ne voulaient pas donner l’impression que l’Institut reflétait cette société. D’autres disaient que Simone de Beauvoir était connue partout et donc il y avait un élément international qui pouvait nous aider à travailler.
Un vote a eu lieu; j’ai perdu; et donc accepté le vote de la majorité.
Il faut, bien sûr, donner du temps au temps, comme disaient Cervantès et Mitterrand. Et bien d’autres encore. Malgré moi, cela s’est avéré un choix judicieux. Le nom de Simone de Beauvoir était effectivement mondialement connu. Quand j’avais décidé de faire un colloque que l’on ne peut qu’appeler mondial, il y avait plus de quatre-vingts pays qui, en 1982, étaient représentés ; j’ai téléphoné à différentes ambassades pour solliciter des subventions afin d’inviter le maximum de femmes - d’Algérie, du Sénégal, etc., tout le monde connaissait Simone de Beauvoir. Son nom était donc fort utile, mais quelque part, j’aurais quand même voulu honorer Thérèse Casgrain, parce qu’elle avait beaucoup fait pour les femmes au Canada, au Québec en particulier. Je trouvais que c’était l’occasion manquée de lui faire honneur.
Plus le temps passe plus je le crois, parce qu’aujourd’hui presque personne ne sait qui est Thérèse Casgrain. Il y a une association qui porte son nom, que j’ai, à un moment, présidée. Mais les écolières, les femmes dans la trentaine, la majorité de la population, vous dites Thérèse Casgrain et toutes vous regardent comme si vous tombiez d’une autre planète. Pour une femme qui a tant fait pour que les Québécoises obtiennent le droit de vote et le droit de recevoir les allocations familiales en leur nom (et non au nom de leurs maris), je trouve que c’est tragique qu’elle ne soit pas plus reconnue à travers le Canada. J’allais dire que c’est surtout pour le Québec qu’elle a travaillé mais, en fait, son travail aussi pour la paix concernait le monde entier.
- Victor Teboul : Vous avez vu évoluer le Québec depuis les années 1960, quelles sont d’après vous les réalisations les plus marquantes accomplies par la société québécoise ?
- Maïr Verthuy : Oui, effectivement, je l’ai vu évoluer. Ma réaction dépend du jour où on me pose une telle question. Il y a eu, c’est évident, beaucoup de changements pour le mieux. Mais je trouve qu’on recule. Et ça c’est grave. Parce que quand on commence à perdre du terrain, il faut énormément de temps pour ranimer les troupes et les convaincre qu’il faut recommencer. Ma petite fille était à un moment donné horrifiée à l’idée que j‘étais féministe. Alors qu’elle l’est bien elle-même aujourd’hui. Mais quand elle avait douze treize ans, sa grand-mère féministe, quelle horreur ! Alors qu’en fait, on s’entendait bien toutes les deux. Comme l’histoire est en grande partie effacée en Amérique du Nord et commence à l’être aussi en Europe hélas, il y a soixante-dix ans, il n’y avait pas d’écoles secondaires, de collèges, pour les filles au Québec. Qui le sait ? À part des gens comme moi qui s’intéressent à la question et qui se trouvent fort choquées par cette situation historique.
L’école est perçue par beaucoup d’élèves aujourd’hui comme une corvée. Ça aussi je ne sais pas si c’est la faute aux enseignants ou au ministère de l’Éducation ou la faute aux élèves. Alors essayez d’expliquer à des jeunes qu’en fréquentant l’école ils jouissent d’une liberté et d’un privilège. C’est difficile. Très très difficile. Je pense qu’il y a un recul à ce niveau-là. D’ailleurs on peut dire aussi que le monde a changé. Est-ce que l’école telle qu’elle est conçue aujourd’hui convient ? Peut-être est-ce le moment de transformer l’école et de faire autre chose, parce que, par exemple, quand l’école a été lancée en France par Jules Ferry, au dix-neuvième siècle, c’était nécessaire à l’époque de le faire comme il l’a fait. Nous sommes à peu près sur le même modèle aujourd’hui, avec moins de matières, et peut-être que cela ne convient pas aux jeunes qui ont la télévision, les réseaux sociaux, l’ordinateur et tous les programmes là-dessus, même les voyages ; l’heure est venue d’inventer autre chose plus approprié mais les autorités n’en prennent pas le chemin.
- Victor Teboul : Quant aux rapports que nous, au Québec, entretenons avec l’Autre ? Y voyez-vous une évolution ?
- Maïr Verthuy : Le racisme existe encore au Québec, toujours plus systémique que personnel sans doute, mais certainement plus solide que le racisme qui existait dans les années soixante où il y avait peu d’immigrés, et de couleur ; peu de gens non autochtones s’intéressaient aux Premières Nations à l’époque. Il était fort simple de rejeter en bloc tout ce qui semblait appartenir au monde extérieur dans un sens. Là où l’ennemi des extrémistes linguistiques au Québec était l’anglophone, maintenant c’est l’immigré. Ce qui donne un peu de repos aux anglophones (rires), C’est l’idée que les immigrés arrivent en masse et ne s’intègrent pas convenablement. Même l’écrivain Yann Martel, qui a vécu partout sauf au Québec, qui vit en Saskatchewan et qui parle français mais écrit en anglais, c’est, pour certains, un traître.
Ce qui est sûr, c’est que les différents gouvernements qui se succèdent au Québec se préoccupent peu des immigrants. Aujourd’hui, près d’un demi-siècle après la loi 101, peut-être que les choses commencent à changer mais l’accueil fait aux immigrants ne saurait convaincre ceux-ci qu’on souhaite réellement les intégrer. Les classes préparatoires ont disparu ; peu d’effort est fait pour assurer leur avenir ; on ne cherche absolument pas à comprendre leur point de vue face à un monde qui paraît encore si «tricoté serré.» Comment avoir de l’ambition quand on voit la réaction négative du monde «canadien-français» lorsqu’un seul «étranger» est nommé à un poste important plutôt qu’un «pure laine.» Je parle ici de Michael Sabia (1), qui avait déjà vécu plus de vingt ans au Québec et était né en Ontario plutôt que dans un pays lointain. Donc il y a ces classements qui sont absolument ridicules. Et il n’y a pas beaucoup de progrès de ce point de vue-là.
Au niveau de l’Église, celle-ci a perdu beaucoup de son pouvoir, mais nous avons à sa place des centaines de sectes. Je ne vois pas d’amélioration. Il y avait une entrevue avec Moïse (2) dans le quotidien La Presse l’autre semaine, j’étais sidérée de voir qu’il pouvait occuper une page entière, si ce n’est deux. Alors que c’était un monstre, cet homme. Au niveau de la religion alors, je ne suis pas sûre qu’il y ait eu une évolution réelle depuis 60, puisque ces sectes sont venues remplacer l’église. Tout au plus pourrait-on parler de diversité dans l’oppression qui existe !
L’enseignement, n’en parlons pas, les soins de santé, non plus, il nous manque les anciennes religieuses (rires) …. Comme à l’époque napoléonienne après la Révolution.
Sur le plan technologique, il me semble que cela va plutôt bien, même si les Québécois, voire les Canadiens, sont presque aussi hostiles que les Américains quand il s’agit d’adopter des inventions européennes.
- Victor Teboul : Sur le plan toujours du rapport à l’Autre, on a vu des groupes de femmes appuyer le port du voile. Madame Marlene Jennings, députée libérale de Notre-Dame-de-Grâce/Lachine au Parlement canadien, a même déclaré au journal Toronto Sun que les femmes musulmanes ont le droit de porter le voile intégral si elles le désirent, alors que des organismes de la communauté musulmane recommandent, eux, son interdiction. Comment réagissez-vous face à cette situation qui suscite des débats au Canada ? Le port du voile – intégral ou non – constitue-t-il, d’après vous, un recul pour les droits des femmes au Canada ?
- Maïr Verthuy : Permettez-moi de dire au départ que je m’oppose absolument au port de la burqa ou du niqab. Où que ce soit. J’ai plus de tolérance pour le hijab étant donné que, quand j’étais petite, toutes les dames devaient se couvrir les cheveux de toute manière. Il y en aurait long à dire sur l’importance des cheveux, chez les hommes comme chez les femmes. Quand on va en Europe, on constate que les paysannes portent un foulard pour se protéger la tête. Sans doute aussi en Amérique latine que je connais mal. Pour le hijab, j’ai moins de difficulté donc. Quand il s’agit de se couvrir le visage entièrement avec la burka ou partiellement avec le niqab, puisqu’on laisse passer un œil ou deux, je m’y oppose absolument, et je trouve que c’est bien naïf de la part des Canadiennes d’appuyer cette coutume qui existe pour effacer les femmes. Point. C’est dire que la femme appartient à l’homme, d’abord à son père, voire à des frères, ensuite à son mari, elle n’a pas le droit de montrer son visage à d’autres personnes. Elle est un objet dans le sens absolu du mot objet. Comme féministe, je parlais souvent de la façon dont les hommes considéraient les femmes dans l’ensemble, comme un objet que l’on possédait mais, avec la burqa et le niqab, c’est une possession totale et je m’y oppose absolument, parce que je veux que les femmes existent. De surcroît, je veux aussi voir le visage de mon interlocuteur ou de mon interlocutrice. Et moi qui ai toujours adoré l’enseignement, je refuserais d’enseigner dans ses conditions si j’avais des élèves qui portaient la burqa. Ce refus s’appliquerait normalement, bien sûr, à toute personne qui porte un masque ou autre couverture pour le visage.
- Victor Teboul : Vous avez œuvré au sein d’une institution de langue anglaise – l’Université Concordia – tout en étant vous-même de culture française, comment percevez-vous l’évolution des rapports entre les milieux anglophone et francophone du Québec ?
- Maïr Verthuy : Jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, la majorité des habitants de Montréal était anglophone. Et ce n’est que vers la fin du dix-neuvième siècle, que les francophones sont devenus plus nombreux, finalement ils sont devenus majoritaires, et je trouve qu’il y a moins de rapports amicaux aujourd’hui entre anglophones et francophones que par le passé. À plusieurs reprises, l’Église est intervenue pour décourager la collaboration entre Canadiennes françaises et anglaises, afin que le protestantisme présumé de celles-ci ne déteigne pas sur les innocentes catholiques. Les femmes de la haute société ont souvent néanmoins continué à œuvrer ensemble.
Aujourd’hui la situation est plus compliquée. Si beaucoup de Québécois francophones ont encore de la difficulté à comprendre que les protestants appartiennent aussi au monde chrétien, ils savent pertinemment que les musulmans, les hindous, les Sikhs, j’en passe, n’en font pas partie. C’est l’étrangeté absolue. D’où une plus grande hostilité. Je généralise et ce n’est jamais une bonne chose à faire. Tous les Québécois de souche ne sont pas hostiles à l’endroit des immigrés et de leurs enfants. Mais on entend trop souvent à la radio, à la télé et ailleurs des gens les dénigrer.
- Victor Teboul : Vous avez eu une longue carrière de professeur universitaire, quels sont d’après vous les acquis majeurs du monde de l’éducation au Québec et quels défis devra-t-il affronter dans les années à venir ?
- Maïr Verthuy : J’ai eu effectivement une très longue carrière de professeure universitaire, j’ai toujours aimé l’enseignement surtout un enseignement participatif où l’on discute avec les étudiants et les étudiantes. Quels sont, d’après moi, les acquis majeurs du monde de l’éducation au Québec ? Voilà une question compliquée. Quand je suis arrivée au Québec, il y avait une espèce de coupure dans la population, qui était encore canadienne-française dans les années soixante, entre les gens d’un milieu huppé qui avaient fait les collèges classiques et donc avaient lu tous les classiques, qui parlaient un français tout à fait agréable, etc., et il y avait les autres qui joualisaient, ce qui était très pittoresque, mais enfin je simplifie. Avec l’introduction de la scolarité plus longue et des cégeps (3), la situation a quelque peu changé. Il est évident que les gens qui avaient de l’argent continuaient à envoyer leurs enfants à l’école privée, mais dans l’ensemble c’étaient l’école primaire, secondaire, puis le cégep public pour la plupart des jeunes Québécois.
Je ne suis pas convaincue que le niveau du français ait été amélioré pendant toute cette période. Du côté francophone, par exemple dans les cégeps, les professeurs ont été longtemps moins instruits, moins diplômés que du côté anglais. Ce qui pose problème, puisque ce passage est censé, en deux ans, préparer beaucoup de ces jeunes à l’université ou alors, en trois ans, en préparer d’autres pour le monde professionnel. Je crois que le cégep a mal fonctionné. Donc les étudiants passent normalement au moins trois ans au cégep. Je crois qu’on les habitue à une certaine paresse (rires) Je suis contente qu’ils s’amusent au moins !
Les acquis majeurs du monde de l’éducation, c’est que, au moins, les enfants ne sont pas dans les champs en train de travailler à l’âge de douze ans ou moins. Vous savez que traditionnellement au Québec, du côté des francophones, on retirait les garçons de l’école très tôt pour qu’ils aillent travailler dans les champs dans la société rurale avec leur père, alors que les filles restaient un an ou deux de plus à l’école parce qu’elles devaient apprendre les arts ménagers. Et de ce fait, les filles, contrairement à la France, étaient plus aptes à écrire que les garçons. Alors qu’en France, c’était les garçons qui apprenaient à écrire, et les filles, elles étaient bonnes pour l’ignorance. C’est ça qui est très intéressant au Québec, cette avancée des filles sur les garçons dans ce domaine-là, même si elles n’avaient pas tout le système scolaire qu’elles ont aujourd’hui pour pouvoir avancer.
Et on voit bien que les filles sont maintenant majoritaires dans beaucoup de disciplines, elles ne trouvent pas toujours les postes qui correspondent à leurs qualifications, mais elles sont majoritaires chez les médecins et les ingénieurs, moins dans certaines disciplines scientifiques, mais quand même, elles y sont, et dans les sciences humaines et sociales bien sûr. Donc il y a un énorme progrès. Pas assez car il est toujours vrai que du côté francophone au Québec, il y a plus de décrocheurs que du côté anglophone. Plus de garçons que de filles, mais les deux décrochent. Voilà un grand problème. J’ai un tas d’idées là-dessus et d’explications, mais pour l’instant je pars du fait que nous sommes une société avec beaucoup de décrocheurs et donc là aussi tout est à revoir, et là, aucun gouvernement ne semble prêt à le faire. Du côté anglophone, ça va un peu mieux, dans la mesure où le pourcentage des anglophones qui fréquentent le cégep et ensuite l’université est effectivement supérieur au pourcentage chez les francophones. Et je ne crois pas que les anglophones soient automatiquement plus intelligents. C’est très complexe. Je crois que si moi, immigrée, j’avais été obligée de mettre mes filles qui étaient nées en France… Si j’étais arrivée de l’Inde, ou d’un petit pays africain, ou même européen, et que j’avais été obligée de mettre mes enfants dans une école publique de langue française à Montréal, aujourd’hui je commencerais un recours collectif contre les autorités ! Parce que le français qu’on enseigne dans ces écoles est absolument aberrant. Si les élèves ont des parents qui parlent un français raisonnable, ils peuvent se faire corriger à la maison. Mais quand vous avez des parents qui ne parlent qu’un dialecte chinois ou six dialectes du Cameroun, mais ne parlent pas le français, qu’est-ce qui arrive aux enfants ? À l’université parfois, j’avais essayé de communiquer avec des parents, mais mon chinois dialectal est un peu réduit ( !), donc je n’ai pas avancé beaucoup.
La Loi 101 avait du bon. L’idée de maintenir et de renforcer le français était excellente, mais on ne fait pas ça avec une loi seule, il faut tout un accompagnement, tout un travail. Au début, tous ces élèves étrangers devaient avoir une année de préparation, je ne sais pas ce que cela est devenu. Quand on entend les enseignants, on est un peu effarouchés par le français qu’ils parlent. Je sais, je vais me faire rouspéter mais je crois que les enfants d’immigrés ne reçoivent pas la préparation à laquelle ils ont droit étant donné qu’on les oblige à fréquenter l’école française. Il y a souvent davantage d’étudiants immigrés dans une classe que de «pure laine», parfois plus de vingt-trois nationalités dans une seule classe. Mais comment peuvent-ils développer leur français ? Le problème pourrait être réglé si le gouvernement comprenait les enjeux et s’intéressait réellement aux enfants des immigrés. Ce qui ne me semble pas être le cas, étant donné qu’on ne trouve pas d’immigrés dans les postes importants nulle part, sauf pour le fils de Laura Sabia, Michael Sabia. On n’a absolument pas voulu que ce dernier soit nommé à la tête de la Caisse de dépôt et placement du Québec, parce que, né en Ontario, il était étranger au Québec, il ne s’appelait pas Tremblay. Alors que le Québécois «pure laine» qui l’avait précédé ne s’était toujours pas distingué par sa brillante gestion de nos retraites. Quant aux anglophones, ils ont un enseignement dans une langue qu’ils parlent déjà, et ils sont mieux placés dans les écoles anglophones, ce qui leur permet de poursuivre leurs études plus facilement que pour les francophones au Québec.
- Victor Teboul : Les milieux anglophones ont longtemps été plus accueillants à l’égard du multiculturalisme, un concept remis en question dans ces mêmes milieux aujourd’hui. On dit souvent que la diversité est une richesse. Peut-elle être aussi une source de division ?
- Maïr Verthuy : Je ne suis pas sûre que le concept du multiculturalisme (je préfère le mot «interculturalisme») soit remis en question dans les milieux anglophones parce que les milieux anglophones sont multiculturels. Ça il n’y a rien à faire. Il n’y a pas deux personnes qui viennent du même pays. Quand je vais dans un groupe anglophone, je tombe sur des Ukrainiennes, des Africaines, des Suédoises, des Grecques, même des Anglaises ! C’est de toute manière multiculturel. Moi, qui ne suis absolument pas croyante, je participe volontiers à toutes les fêtes : juives, catholiques, anglicanes, orthodoxes, musulmanes, j’en passe. Les gens ne vont pas se mettre en question entre eux. Éventuellement, on pourrait peut-être dire qu’il y a parmi eux des racistes qui eussent aimé que tous les immigrés aient la peau claire, mais là on tombe dans le racisme. C’est autre chose. Peut-être aussi que certains d’entre eux rejettent l’idée qu’on encourage les gens à maintenir leurs différences et ça, c’est l’effet Trudeau, je crois. On encourage les Grecques à faire des danses grecques, les Sénégalais des danses sénégalaises, on met l’accent sur ce qui divise justement, alors que normalement, traditionnellement, les gens se parlaient et se faisaient des amis d’une culture à l’autre. Il faut bien dire aussi que quand on vient d’une culture, le passé commun entre en jeu. Si deux Italiens, même de régions différentes, se trouvent dans la rue, ils ont un passé commun, veut veut pas, qui remonte jusqu’à Rome. Je suis partie en croisière une année avec mes deux filles, avec un groupe québécois «pure laine»; nous étions les seules «impures laines», et personne ne nous a adressé la parole parce qu’ils ne savaient pas quoi nous dire. Ils voyaient bien qu’on parlait français, d’ailleurs quand ils avaient besoin d’un mot anglais ils venaient me voir, pour voir si je pouvais les aider avec leurs achats. Ils m’adressaient la parole quand ça leur convenait mais en dehors de ça, discuter de livres, de politique ou de culture, ils ne savaient pas comment s’y prendre. Parce que nous n’avons pas, nous, immigrés, de culture commune avec les Québécois. Pas tout de suite de toute manière.
Voilà qui est également un défi majeur qu’il faudrait que le ministère de l’Éducation relève. Je ne sais pas, ils sortent du 15ème siècle. Ça ne change pas. « La diversité est-elle une richesse ou source de division ? » Bien sûr, elle peut être une source de division si les gens sont imbéciles, on ne peut pas faire que les gens naissent intelligents. On ne peut pas faire aussi que les gens naissent curieux. Moi, je veux tout savoir. C’est énervant (rires), ça froisse les gens autour de moi très souvent. J’ai été comme ça depuis ma plus tendre enfance. Et, aujourd’hui, je lis les nouvelles et regarde les infos de plusieurs pays différents, pour être à peu près au courant de tout ce qui se passe. J’en ai besoin. Comment pourrais-je fonctionner si je ne savais pas ce qui se passait dans le monde ?
Il y a aussi ce que chaque autre personne apporte à ma culture et ce que j’apporte, j’espère, en échange. Mais je suis qui je suis à cause de toutes les personnes que j’ai fréquentées dans ma vie. Toutes. Et par un heureux hasard, j’ai toujours vécu dans un milieu qui représentait plusieurs cultures. Mes parents l’encourageaient. Vers la fin de la Deuxième guerre mondiale, par exemple, mon père ramenait à la maison de jeunes prisonniers de guerres allemands. Parce qu’ils avaient le droit de sortir de leurs camps de prisonniers avant la fin des combats. Moi j’étais jeune. Mon père disait ce ne sont pas ces petits Allemands qui voulaient faire la guerre. Ils ont été endoctrinés ou on les y a obligés. Il faut leur faire comprendre que nous ne leur en voulons pas. Que nous sommes tous pareils. On avait donc des prisonniers de guerre allemands à la maison, ce que les voisins n’appréciaient pas toujours ! On savait peu sur la Shoah à l’époque, encore que... Mais les réactions familiales auraient peut-être été un peu moins amicales par la suite. Parce que mon père avait ses principes. Pour revenir. La diversité est une richesse en soi, et quand ça devient source de division, c’est parce que c’est mal géré, et que les gens sont bêtes. C’est une tragédie. Voilà.
J’ajoute que le mot «diversité» commence à me fatiguer ; quand je me trouve avec des ami-e-s de toutes parts, je ne passe pas mon temps à réfléchir à leur diversité OU À LA MIENNE. Car c’est bien réciproque, cette fameuse diversité.
Notes
1. Michael Sabia, nommé en 2009, par le gouvernement québécois, à la tête de la Caisse de dépôt et placement du Québec.
2. Roch Thériault, alias Moïse, s’est établi dans les bois en Gaspésie, dans les années 1970, avec quelques adeptes, à qui il a fait subir les pires sévices. Il a été condamné en 1993 à la détention à vie pour meurtre.
3. Cégeps. Acronyme pour collèges d’enseignement général et professionnel. Établissements postsecondaires.
Entrevue réalisée par Victor Teboul pour Tolerance.ca Inc.
13 février 2011
© Tolerance.ca Inc.