Dans le cadre de ses causeries, Tolerance.ca®, fondé par Victor Teboul, présentait récemment « Alexandrie - Montréal : regards croisés. Cosmopolitisme, tolérance et diversité : réalité ou illusion ? Une rencontre avec des écrivains montréalais originaires d'Égypte. » Un après-midi de partages.
Cet après-midi de discussion s'est déroulé à la Bibliothèque du Mile-End sur la cosmopolite avenue du Parc à Montréal, en présence de : Maurice Élia, auteur notamment de Lunes bleues d'Alexandrie et critique de cinéma ; Bernard Lévy, auteur notamment de La nuit des interrogations, critique d'art, directeur de la revue Vie des Arts ; Victor Teboul, auteur notamment de La Lente Découverte de l'étrangeté et directeur du webzine Tolerance.ca® ainsi qu'avec l'aimable participation de Mireille Galanti du chapitre de Montréal de l'Amicale Alexandrie Hier et Aujourd'hui. Cette causerie était animée par Osée Kamga, écrivain et critique littéraire, auteur de La tourterelle noire. Au programme : témoignages, lectures d'extraits d'œuvres, projection de photographies et, surtout, un moment privilégié de partages…
Une cité partagée
Une quarantaine de personnes ont assisté à cet échange de témoignages sur l'Alexandrie d'hier et d'aujourd'hui, celle d'une enfance réelle ou imaginée, causerie qui débute sur une note surréaliste. Mireille Galanti suscite l'étonnement joyeux de toute l'assistance avec la projection d'une image représentant vaguement la carte de l'Égypte, traversée par le Nil. Ainsi, en y regardant de plus près, on découvre qu'il s'agit en fait du gros plan d'une fissure dans l'asphalte devant le collège Vanier où Madame Galanti enseigne !
Photo : Gunther Gamper.
Au fil de la présentation de photographies, l'on découvre une cité où, reprenant les mots d'Albert Camus à propos d'Alger, Mireille Galanti rappelle qu'il y a « la mer au tournant de chaque rue, un certain poids de soleil » (Noces, L'été à Alger). Elle souligne également le caractère « amnésique » d'une ville qui veut effacer son passé colonial, cosmopolite, polyglotte.
Mais si tout, enseignes et panonceaux, est désormais écrit seulement en arabe, certains détails trahissent ce passé, notamment dans l'architecture. Ici, le célèbre phare détruit et remplacé par un fort… Là, une statue face à l'immensité de la mer… Figures du départ, les symboles se détachent dans la lumière du coucher de soleil. Ces diapositives remuent bien des souvenirs, suscitent bien des émotions chez les Alexandrins et les Alexandrines présent(e)s dans la salle, et invitent les autres au voyage...
Un amour partagé
Maurice Élia amorce son témoignage en nous racontant une touchante histoire vécue qui a inspiré son roman Lunes bleues d'Alexandrie. Il réfère à la figure mythique de la « bonne », dans la culture égyptienne. Bien plus qu'une domestique, on considérait cette femme comme un être important, notion difficile à comprendre pour les Occidentaux, et Maurice Élia de nous lire des extraits de son roman sur le touchant souvenir de la « nounou » de son enfance.
Soucieux de nous offrir quelques références pour en savoir plus sur Alexandrie, l'écrivain cite notamment le poète Gérard de Nerval. Il nous confie aussi que les films du grand cinéaste égyptien Youssef Chahine, particulièrement sa trilogie consacrée à Alexandrie, lui rappellent immanquablement d'où il vient quand il est confus sur ses origines, ayant quitté à l'adolescence Alexandrie, sa ville natale, pour le Liban, puis la France, puis le Québec.
Ainsi, il arrive à Montréal en même temps que l'Exposition universelle de 1967 et de Gaulle, une période marquée par un esprit d'universalité et de tolérance qui lui rappelle l'Alexandrie de son enfance alors que plusieurs cultures coexistaient harmonieusement et même, soutient-il, s'aimaient.
Des souvenirs partagés
Bernard Lévy le mentionne tout de go : il n'est pas né à Alexandrie mais au Caire ! C'est l'occasion d'évoquer brièvement l'amicale rivalité qui existait entre les Alexandrins et les Cairotes avant de s'attarder à la crise de Suez. Ce conflit s'ensuivit, en 1956, d'un exode de la population égyptienne non arabe. Bernard Lévy et sa famille ont ainsi quitté l'Égypte pour la France à cette époque.
Photo : Gunther Gamper.
Conscient qu'une part considérable de ses connaissances sur Alexandrie est documentaire, le poète revendique pourtant cette culture : « J'ai en moi plusieurs rivages méditerranéens, vrais, réels ou imaginés dont je peux témoigner ». Il avoue avoir « usurpé » des souvenirs rapportés par sa famille de sa propre présence à Alexandrie, lieu de villégiature, paradis terrestre de son enfance. « Je possède plusieurs Alexandrie ».
Ce matériau de la mémoire, que Bernard Lévy transpose dans son œuvre littéraire, n'est jamais complet. Il tente d'octroyer une signification à ces fragments de souvenirs, à ces images oniriques, dans un effort, peut-être, de s'approprier une identité, alors qu'il se sent souvent autre.
Enfant juif en Égypte, il fréquente une école catholique sans aucun problème de coexistence dans cette société multiculturelle. La France coloniale des années cinquante n'accueille pas la diversité d'un bon œil. Bernard Lévy raconte le soin de ses parents de gommer ses origines égyptiennes, notamment en évitant la langue arabe. Aujourd'hui, chaque fois qu'ils foulent le sable des bords de mer, que ce soit en Normandie avec ses cabines et ses parasols, ou même à Ogunquit, dans le Maine, les membres de sa famille recherchent les plages d'une Alexandrie perdue.
Une identité partagée
Victor Teboul, natif d'Alexandrie, nous livre un passage émouvant de son roman La Lente découverte de l'étrangeté. Cet extrait évoque son enfance égyptienne sur fond de guerre, puis nous transporte à Montréal auprès de madame Padovani qui s'inquiète de ce que les Canadiens ne parlent que deux langues : « Comment font-ils pour se comprendre ? ».
Pour la famille de Victor Teboul, l'expulsion d'Égypte à la suite du conflit de Suez signifie un aller simple; Alexandrie devient le lieu de rupture, du rejet, un rejet mutuel. Car, et c'est assez paradoxal, Alexandrie est sa ville natale, la ville de sa langue, de ses langues maternelles mal apprises, mal comprises, mais néanmoins langues aimées.
L'écrivain a déjà raconté un voyage qu'il a fait à Alexandrie près de trente ans après le départ précipité1. Lors de ce voyage, Victor Teboul dit avoir réalisé que la tolérance, la diversité, le cosmopolitisme d'Alexandrie appartenaient à une civilisation disparue. La ville était pourtant là, reconnaissable, les mêmes rues, la même architecture, mais les gens qui parlaient toutes ces langues (les Grecs, les Juifs, les Italiens) avaient disparu. Aujourd'hui, Alexandrie lui paraît être une ville qui se souvient d'un cosmopolitisme disparu, d'un cosmopolitisme fossilisé.
Victor Teboul en compagnie de Mmes Mireille Galanti (au centre) et Irène Johnson.
Quoiqu'il s'estime originaire d'Alexandrie sans être vraiment Égyptien, Victor Teboul établit un parallèle avec nos liens d'appartenance au Québec. Cela l'étonne toujours que l'on puisse être de Montréal sans vraiment s'identifier au Québec francophone. Il rappelle aussi, en contrepartie, que les romanciers du Québec ont mis du temps avant d'incorporer dans leur conception de l'identité québécoise et francophone tous ces étrangers dont il faisait lui-même partie au début des années 60. Depuis, brassage interculturel et croisements culturels ont éclaté au grand jour. Montréal est une ville aux souvenirs multiples.
Victor Teboul conclut en soulignant que le défi qui se présente aujourd'hui à Montréal, c'est de trouver des façons de décloisonner les communautés culturelles, d'encourager les interactions entre elles et, surtout, de rappeler constamment les acquis historiques qui ont permis au Québec et au Canada d'être ce qu'ils sont, c'est-à-dire des sociétés qui nous ont attirés vers elles et qui nous ont accueillis.
Partages avec l'assistance
Bernard Lévy souligne qu'établir des recoupements entre Alexandrie et Montréal lui semble intéressant, particulièrement si l'on se souvient de la transformation de Montréal en ville cosmopolite. Il se demande néanmoins si ce multiculturalisme est viable à long terme et évoque la situation dramatique du Liban à cet égard.
Maurice Élia affirme vivre très bien le cosmopolitisme de Montréal. Il estime toutefois que cette qualité n'est pas acquise, qu'il faut la cultiver, tandis qu'à Alexandrie, les choses allaient de soi, c'était naturel.
Victor Teboul est plus sceptique : certes, il y a coexistence des différentes communautés à Montréal, mais, de l'intérieur comme de l'extérieur, il demeure toujours difficile de critiquer ces groupes. Victor Teboul estime que ce « cosmopolitisme de façade » affecte notamment les médias et les gouvernements, soucieux de rectitude politique.
Un participant du public estime qu'à Alexandrie, il y avait un sentiment de convivialité plutôt que d'amour entre les différentes communautés culturelles qui, de surcroît, ne frayaient pas beaucoup avec les Arabes musulmans. Selon lui, Alexandrie n'était pas véritablement une ville égyptienne, sentiment partagé par plusieurs personnes présentes.
Discussion avec l'assistance.
Une dame évoque l'urgence brutale du départ qui a engendré un sentiment de haine du passé, difficile à réconcilier avec les souvenirs idylliques de sa jeunesse. Ses parents n'ont d'ailleurs jamais voulu retourner en Égypte.
Victor Teboul souligne qu'il a, lui aussi, dans sa mémoire des moments heureux dans lesquels il puise pour atténuer les souvenirs douloureux de son départ d'Égypte. L'écrivain retient de ses expériences l'importance de préserver le sens de la démocratie. Il appelle aussi à se méfier des généralisations stéréotypées qui associent, par exemple, les Arabes au terrorisme, en même temps qu'il plaide pour le droit de critiquer les communautés culturelles sans être automatiquement taxé de racisme. Il faut agir pour éduquer la population sur la nécessité de cultiver le sens critique dans un esprit de tolérance et de respect d'autrui. C'est ce sens critique qui a été au cœur de l'évolution de notre société, conclut Victor Teboul.