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Il était une fois un Âne, un Tigre et un Lion : réflexions sur une fable antipopuliste

(French version only)
By
Professor, Law Faculty, Université Laval, Québec, Member of Tolerance.ca®

Soumettons la fable intitulée « L'âne, le tigre et l'herbe bleue » à notre réflexion. C’est une fable qui nous intrigue, qu’il convient d’examiner de façon critique. Et comme cela se révélera, nous sommes très critiques à l’égard du message « moral » (et intellectuel) que véhicule cette fable. Comme nous l’expliquons, la fable envoie un message fautif (en ligne avec le mouvement du « politiquement et moralement correct ») non acceptable.

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Suivant l'exemple des fables d'Ésope, de Phèdre (Caius Iulius Phaedrus), de La Fontaine, et tant d’autres, une fable doit se terminer par l’annonce d’une sentence morale, d’une morale sur comment agir et se comporter correctement. L’âme d’une fable, c’est incontestablement la leçon morale à retenir! La morale de la fable « L'âne, le tigre et l'herbe bleue » se moquer de l’ânerie, de la stupidité, de l’ignorance, des courts vus, et pourtant, à notre jugement, « l’auteur » (sic!) se trompe intellectuellement, s’égare moralement, et c’est sur cela qu’il convient de réfléchir. S’il faut, aujourd’hui comme jadis, se distinguer, se démarquer, de l’ânerie, de stupidité, il ne faut en aucun cas le faire en sortant de la logique et du raisonnable, telle qu’une distanciation monologique (anti-scientifique, illogique, démagogique) à l’égard de l’ânerie peut rapidement devenir une autre forme d’ânerie, devenir pire que celle qu’on combat. Et là se révèle la faiblesse, de la déficience, de la fable soumise à notre réflexion critique.

Une fable flottant sur la Toile

D’abord une mise en garde. Un avertissement. Il s’agit d’un texte toxique. La fable « L'âne, le tigre et l'herbe bleue » flotte présentement sur la Toile. Il s’agit d’un écrit sans auteur, sans lieu d’édition reconnue, sans langue d’origine (nous l’avons trouvé en huit langues différent), une fable très appréciée comme l’affirme la fréquence par lequel elle est évoquée et reprise, de même que par l’engouement admiratif et par l’approbation qui se témoigne devant son (soi-disant) « moral » antipopuliste.

Tout ce qui se répand, que flotte, sur les réseaux sociaux, les médias sociaux, est, en principe, à considérer nocif, sans intérêt et à écarter sans émois. Il faut se méfier profondément! Introduisant toutefois une exception circonstancielle, conjoncturelle, pour cette fable en l’examinant comme un signe de notre zeitgeist (l’esprit de notre temps idéologique), comme un texte révélateur de l’irrationalisme postmoderne ambiant, un texte qu’il convient de critiquer.

Une fable pour notre temps

Chez le Grec Ésope (vers 620 av. J.-C. - vers 564 av. J.-C.), les fables se construisaient à partir des animaux, des animaux qui d’une façon anthropomorphique parlent, agissent et pensent. Les fables classiques d’Ésope sont en ce sens des miroirs de la vie dans la cité, des sources pour comprendre les tensions et les tumultes de la vie sociétale. La fable « L'âne, le tigre et l'herbe bleue » se présente (en apparence) pareil, un miroir de la vie et l’inculcation (empreignant l’esprit) qu’il ne faut pas perdre de temps avec des ânes et des âneries, avec des populistes. Reproduisons en entière la fable que nous préoccupe.

« Un âne dit au tigre

l'Herbe est bleue,

le tigre rétorque :

non, l'herbe est verte.

La dispute s'envenime et tous deux décident de la soumettre à l'arbitrage du lion, « le roi » de la jungle.

Bien avant d'atteindre la clairière où le lion se reposait, l'âne se met à crier :

votre Altesse, n'est-ce pas que l'herbe est bleue ?

Le lion lui répond :

effectivement, l'herbe est bleue.

L'âne se précipite et insiste :

le tigre n'est pas d'accord avec moi, il me contredit et cela m'ennuie. S'il vous plaît,

punissez-le !

Le lion déclare alors :

le tigre sera puni de 5 ans de silence.

L'âne se met à sauter joyeusement et continue son chemin, heureux et répétant :

l'herbe est bleue....l'herbe est bleue...

Le tigre accepte sa punition, mais demande une explication au lion

votre Altesse, pourquoi m'avoir puni ? Après tout l'herbe n'est-elle pas verte ?

Le lion lui dit :

en effet l'herbe est verte.

Le tigre surpris, lui demande :

alors pourquoi me punissez-vous ???

Le lion lui explique :

cela n'a rien à voir avec la question de savoir si l'herbe est bleue ou verte. Ta punition vient

du fait qu'il n'est pas possible qu'une créature courageuse et intelligente comme toi ait pu

perdre son temps à discuter avec un fou et un fanatique qui ne se soucie pas de la vérité ou

de la réalité, mais seulement de la victoire de ses croyances et de ses illusions. Ne perds

jamais du temps avec des arguments qui n'ont aucun sens....Il y a des gens qui, quelles que

soient les preuves qu'on leur présente, ne sont pas en mesure de comprendre. Et d'autres,

aveuglés par leur ego, leur haine et leur ressentiment, ne souhaiteront jamais qu'une chose :

avoir raison même s'ils ont tort.

Or quand l'ignorance crie, l'intelligence se tait.

Ta paix et ta tranquillité n'ont pas de prix… »

Une belle leçon! À première vue ! À courte vue ! Tant d’individus adhérent en effet instantanément et répète la (soi-disant) morale du lion, car qui a envie de perdre son temps, se casser la tête, s’épuiser moralement et émotionnellement en écoutant des ânes? Personne! Et c’est là qu’arrive le hic, le problème, le piège moral qui nous capte, nous embastillons, que nous empêche de penser.

Et penser, il le faut! Toujours!

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Que règne la vertu de l’individu de l’ordre

Débutons notre analyse, faisons-le en introduisant une expérience de pensée ! Pensons la fable comme si, hypothétiquement, elle se déroulerait dans un contexte de confucianisme occidental. Une incursion succincte dans le confucianisme nous éclaire sur les enjeux.

En fait, compris à l’intérieur du cadre confucien, la fable se comprend comme enseignante (en toute fausseté) que la vertu de l’individu supérieur prime et surpasse « la connaissance » des subalternes. « La connaissance » (sic!) n’a simplement aucune valeur en soi, tel qu’il dépend de l’individu supérieur qui s’en sert de « son connaissance », qui s’en sert de son statut de supérieur pour « dire vrai », pour énoncer ce que doit se comprendre ou compter pour « vrai » pour celui qui doit lui écouter (et obéir).

Pour le confucianisme, tout se réduit, se comprend, à des relations sociales. Les trois relations sociales de la fable sont : l’un entre l’âne (l’individu ordinaire) et le tigre (l’administrateur); un autre entre le tigre et le lion (l’élitaire); un troisième entre le lion et l’âne. Trois relations sociales (et hiérarchiques) qui, de façon emblématique, nous plongeront dans le confucianisme et sa doctrine de l’ordre social « juste » (sic!).

Selon Confucius (551-479 av. J.-C.), l’existence humaine se construit sur un matrix de cinq relations affectives de base. Cinq relations personnelles de base qu’expriment symétriquement des relations hiérarchiques dérivées d'une idéologie pyramidale et filiale; ils sont : la relation entre seigneur et vassal (ou chef de famille); entre père et fils; entre aîné et cadet; entre homme (époux) et femme (épouse); et, enfin, entre ami et compagnon. Un modèle où la personne supérieure est supposée aimer la personne inférieure et où celle-ci est supposée vénérer la personne supérieure. Le modèle est supposé exprimer un ordre social en harmonie où s’exprime (et se respecte) ce qu’un bon confucianiste pense être une société juste (1). Examinons les relations des protagonistes de la fable.

L’âne, le tigre et le lion

En premier, examinons la relation entre l'âne (l’individu ordinaire) et le tigre (l’administrateur). De toute évidence, l’âne vénère son supérieur, le tigre. Preuve? L’âne lui raconte de l’ânerie, de bêtise, ce qu’il a dans son cœur. Et que fait le tigre? Au lieu d’aimer l’âne, d’être content qu’il lui fasse confiance, qu’il lui révèle son ignorance et ses pensées erronées, il commence à l’admonester, à lui corriger, à lui enseigner ce qui est « vrai », comme s’il sied à un âne de savoir ce qui est vrai! Assurément, le tigre sort de son rôle de gardien de la forêt (d’administrateur), pire, n’a-t-il pas pris la liberté de transmettre à l’âne une information que lui était assignée en propre, comme si l’âne avait besoin de connaître ce que lui il le savait? Et plus grave encore, en lui enseignant que l’herbe était verte, n’a-t-il pas, par inadvertance, traité l’âne comme son égal, comme égal à ses supérieurs, comme si un âne pouvait s’égaler à autre chose qu’à l’insignifiance d’être âne? Le tigre n’a-t-il pas agi en rebelle, n’a-t-il pas, avec ses propos malavisés, effacé et détruit la hiérarchie sociale?

Poursuivons en considérant en deuxième la relation entre le lion et le tigre. Car entre le lion (le pouvoir élitiste) et le tigre (l’administrateur), la question ne concerne en rien la couleur de l’herbe. Le lion doit punir le tigre, car il a trahi l’harmonie sociale, trahit la hiérarchie sociale, trahit la vertu sociale. Le tigre, de toute évidence, n’a pas agi proprement, car il est sorti du rôle que lui avait été attribué, il est sorti de la normativité, il a agi en révolutionnaire. Si l’âne est certainement innocent, le tigre est pour sa part entièrement coupable tant qu’il a trahi la confiance que le lion avait investie en lui (en vue de faire respecter la « paix dans la forêt », i.e. la hiérarchie sociale), il est coupable d’avoir fait une lèse-majesté en suggérant (faussement) une égalité (ne soit-il que sur le niveau de connaissance), coupable également d’avoir enseigné et informé des inférieurs (ce que n’était pas son mandat). Le tigre n’a pas (en langue confucienne) respecté le li, il n’a pas respecté, honoré, les rites, les coutumes, les conventions sociales, ou « le politiquement et socialement correct » (sic!) pour l’époque. Le tigre n’a pas compris que par ses actes il était pire que l’âne en insistant (en apparence) sur la connaissance (et la science). Vue à partir du lion, le tigre mérite amplement une correction, une punition, par le fait d’avoir outrepassé son mandat, son rôle. Il mérite la punition de 5 ans de silence. Une punition juste pour une infraction très grave.

Examinons, en dernier, la relation entre le lion (le pouvoir élitiste) et l’âne (l’individu ordinaire). Et là il n’y a rien à ajouter, car de toute évidence l’âne vénère et respecte autant le lion que le tigre. Quoi de plus normal que le lion aime l’âne, aime tous les ânes, car peu lui affecte qu’ils soient stupides, ignorants, incultes, bêtes (et les ânes ne sont-ils pas bêtes ?). N’est-il donc pas dans le rôle d’un lion (le pouvoir élitiste) d’aimer ceux qui dépendent de lui, ceux qui le vénèrent parce que lui seul a reçu le mandat céleste (l’intelligence), que lui seul sait veiller (par des cérémonies sacrées; par l’exposition publique de son intelligence) sur l’harmonie entre le ciel et la terre?    

Vue à partir de l’idéologie confucianiste (et à partir du moralement et politiquement correct aujourd’hui), la fable peut donc avec assurance (et fausseté) inculquer le message, la morale, que la vertu prime sur toute connaissance! Un enseignement (faux), répétons-le, que tant de gens, partout dans le monde, adossent, aiment et citent, sans grande pensée, sans qu’ils se rendent compte qu’ils croient sans penser, qu’ils adhèrent à un modelé qui préjuge. Pire, tant de gens prennent comme modèle le lion (le pouvoir élitiste), et agissent et condamnent comme lui, mettant de ce fait la vertu au-dessus de la recherche de la vérité.

Que penser? Qu’ils se trompent, qu’ils se gourent entièrement! Et qu’ils nous trompent! Qu’ils nous font adhérer à une morale immorale! Clairement, la fable nous induit en erreur, nous pousse vers la superficialité, vers l’anti-populisme.

Le faux pas mettant la vertu au-dessus la vérité

Poursuivons notre analyse sur le niveau épistémologique. Car ce que nous avons constaté c’est que la fable, c’est en fait un piège intellectuel! Un piège intellectuel, en écartant, en supprimant, l’interrogation, l’expérience, du vrai et du faux, en sautant au-dessus la question (et le processus) de vérification (de falsifiabilité / réfutabilité selon Karl R. Popper) (2) quant à la factualité (l’état des faits). Fallacieusement, la fable suggéra que la question du vrai ou du faux peut être soumise, comprise, résolue, en examinant, en analysant, les relations sociales, le milieu où sont prononcés des propos « scientifiques », ou encore qu’ils puissent être examinés sur le niveau de « la factualité » (ou de l’idéologie le concernant) reliée aux phénomènes sociaux.

De façon trompeuse, s’installent alors, des images théoriques (qui séduit, mais qui ne prouve rien) qu’imposent :

  • l’idée que le vrai ou le faux, ne relève pas de la science, de la vérification empirique/factuelle, mais se constate en identifiant une personne qui (supposément) parle vrai, agit comme un parrèsiaste énonçant la vérité, comme étant un détenteur (porte-parole) de la vérité (3). Pareille au tigre dans la fable qui parle (supposément) le vrai.
  • l’idée que la question de la vraie et du faux, de science et de non-science, peut être investie, interroger, rechercher, par le fait d’établir une connaissance (sic!) concernant le milieu où une assertion a été prononcée; autrement dit, l’idée que la connaissance s’obtient en se reposant sur des facteurs sociaux (4). Ce que se constate concernant le comportement du tigre et du lion dans la fable.
  • l’idée que la question de la vraie et du faux peut être résolue, « juger », par une analyse culturelle, sociologique, anthropologique, historique, etc. (5) Également représenté par le tigre et le lion.
  • L’idée que la question du vrai et du faux peut être comprise en examinant le comportement (behaviour), l’attitude, la mentalité, l’intelligence, « la mauvaise conscience » (6), où par l’interprétation d’une assertion d’une personne (70. Idem pour le tigre et le lion.

Si nous avons raison, n’est-il que partiellement, tout cela relève que d’illusionnisme, de la façon savante de se tromper soi-même. Cela relève surtout de la facilité, de l’autoaveuglement, et de l’illusion (8).

Le problème dans les exemples ici donnés se résume dans le fait que l’acte de comprendre se résume uniquement à une opération intellectuelle qui se réfère à soi-même, pareille à un acte unilatéral de sujet à l’objet, où le sujet trouve dans l’objet ce qu’il croit, ce qu’il « pense » (sic!), ce qu’il préjuge d’être là en tant que compréhension (sic!).

Pourtant l’individu qui trouve « la pensée » (sic!) dans la compréhension qu’il se construit en tant qu’individu, a-t-il vraiment trouvé quelque chose, ou encore a-t-il vraiment compris, d’avoir acquis d’une connaissance qui dépasse sa propre constitution en tant qu’individu? D’où l’interrogation s’il peut vraiment se prononcer quant au vrai ou faux, où encore se référer à une compréhension qu’il ne connaissait pas autrement qu’en tant qu’individu isolé, limité, idéologisé? En fait, si l’esprit d’un individu est idéologisé n’est-il pas préprogrammé pour retrouver ce que l’idéologie lui commande? Ou ne s’agit-il que d’une façon savante de se leurrer? Nous estimons que c’est le cas!

Appondissions et bonifiassions et approfondirons donc ces appréciations. Centrons-nous sur les quatre messages (supposément) moraux (et sages!) du lion (la pouvoir élitiste).

Première interrogation : « Quand l'ignorance crie, l'intelligence se tait."

En première, interrogeons les propos du lion (la pouvoir élitaire) qui affirment que « Quand l'ignorance crie, l'intelligence se tait. »

En apparence, une très jolie assertion, une assertion qui a tout pour plaire, pour s’infuser dans la tête sans trop rencontrer de la résistance. Et pourtant, cela risque rapidement d’être un piège intellectualiste et de fonctionner à l’envers, fonctionner en affirmant que « l’intelligence » peut se retirer du monde, se libérer des gens subalternes (et leurs cris), se satisfait d’être celle qui sait face à ceux qui (supposément) ne savent rien. Exprimant notre désaccord.

Le problème c’est le lion, le pouvoir élitaire! Il faut en effet se méfier de sa propre intelligence, se méfier profondément. L’intelligence n’est pas, et de loin, uniquement un état factuel ou un moyen cérébral d’opérationnalité que peut se célébrer en majesté. L’intelligence ne garantit rien, rien du tout. Notre intelligence est simplement humaine, trop humaine, couramment elle peut nous tromper, nous induire en erreur, être biaisée, servir des a priori, des idéologies, que nous ne maîtrisons pas, pire que nous desservit. Elle peut autant nous nuire sur le niveau de jugement et de comportement (i.e. inciter à mentir, s’illusionner, enthousiasmer, séduire, subordonner, corrompre, etc.).

L’individu authentiquement intelligent utilise d’abord (de façon critique) son intelligence pour se méfier de son intelligence! Jamais l’intelligence ne doit se servir pour uniquement se protéger, d’être incapable de s’interroger, de se questionner.  D’être intelligent n’est jamais une garantie pour agir avec intelligence, pour écouter avec intelligence, pour penser de façon intelligente. Ce que se constate dans la fable, où le lion et le tigre ne s’interrogent jamais quant à leurs propres intelligences et agissent de façon non intelligente. De façon bête, ils sécurisent leurs « paroles » par la confirmation de leurs positions sociales, ils agissent sur la base de leurs éducations, ils utilisent leurs formations intellectuelles comme garantie de leurs jugements. Agissant ainsi, ils ferment leurs esprits intellectuellement, à toute nouveauté, à toute information que peuvent déranger leurs esprits, à toute assertion critique que dépassent leurs formations intellectuelles.

Si le tigre et le lion dans la fable avaient été notre contemporaine, ils auraient revendiqué (et obtenu) de safe space (i.e. un lieu sécurisé) pour ne jamais être dérangés pas des propos qui ne correspondent pas à leurs préjugés.

Au contraire de la morale de la fable, il faut que l’intelligence se questionne toujours, qu’elle vérifie, qu’elle dialogue, qu’elle s’informe. Une intelligence ouverte au monde ne crie pas, elle ne se tait pas non plus, elle agit en intelligence dans le monde! Une intelligence qui se tait, ne simplement pas intelligent!

Deuxième interrogation : pourquoi perdre son temps avec de l’ânerie

Soumettons ensuite la phrase du lion (pouvoir élitaire) affirmant que « l’herbe est (en effet) verte » a notre interrogation. Le problème, c’est que le lion ne le sait pas, il n’a pas voulu vérifier et il se satisfait d’un savoir a priori, un savoir préétabli par des livres de biologie (la science des plantes), un savoir que le lion ne sait pas vraiment si elle est vraie ou fausse en espèce quant au cas soumis à la contestation (9). En fait, une compréhension à partir des livres (sic) prouve-t-elle que l’herbe qu’ait vue l’âne est verte et n’est pas bleue? Non! Le problème est que l’âne a vu que l’herbe était bleue. Cela est-il possible? Oui!

Bleu ou vert? la question relève de la science. Voir l’herbe comme étant bleue peut avoir pour cause la pollution! Pollution due au déversement de résidus minéraux, des produits chimiques, des algues, etc. Que l’herbe soit bleue peut être causé par une fuite d’une tannerie de peau, d’une usine de peinture, d’un complexe chimique ou simplement d’un mélange chimique mal préparé destiné à l’agriculture. Un large percent de la pollution mondiale des eaux provient en effet de la teinture et du traitement des textiles, de l’eau bleue qui peut inonder un champ de l’herbe et le teinté bleu. Peut-être que l’âne a donc vu de la pollution chimique?

Une explication également scientifique sera toutefois ophtalmologique. Il y a de gens, comme on le dit, qui voit le monde en bleu! Cela se rapporte à l’œil, à la vision. L’âne (un individu) peut tout bonnement être atteint par la monochromatie au bleu, une vision où seuls les cônes de la couleur bleue fonctionnent dans les yeux. S’ajoute la possibilité de cyanopsie, de troubles affectant le nerf optique ou les centres de traitement visuels du cerveau, qui teinte le champ visuel en bleu. La venue d'une vision bleue ou bleuâtre peut également être le signe révélateur d'un trouble cérébral ou du système nerveux, de même le signe d’un cancer. En ce sens, l’âne a raison de dire qu’il a vu que l’herbe était bleue, car c’est ce qu’a été vu!

Le problème avec le tigre et le lion n’est-il pas en fin de compte le refus inopiné, têtu, d’enquêter, de s’interroger, sur « le voir » de l’âne, de l’écouter, de s’interroger? Pourquoi ne pas chercher à savoir pourquoi l’âne voit l’herbe comme étant bleue? Celui qui croit dans sa compréhension élitiste des choses, qui refuse de s’interroger, de douter de ses confiances, qui préfère ses connaissances livresques, ne soit-il pas bête?  N’est-il pas bête (comme le font le tigre et le lion) de se réfugier dans la connaissance élitiste?

Cela nous oriente directement vers le cas (et la tragédie) de Galilée (Galileo Galilei, 1564 – 1642) dont les propos scientifiques n’étaient pas accueillis avec bienveillance dans l’époque (le dix-septième siècle) et dont personne (avec des exceptions notables) ne prenait le temps pour vérifier ? Galilée, également, a vu (avec lunette astronomique) ce que personne d’autre n’a vu, à savoir que la terre bouger, qu’elle « voyager » dans l’espace (et autour du soleil). Attestant de ce fait que la thèse (aristotélicienne) défendant que « toute connaissance soit d'abord sensible avant d'être dans l'intelligence » (10) doit s’accompagner par une vérification (falsifiabilité / réfutabilité) qui peut déjouer nos illusions terrestres autant intellectuelles qu’optiques. Galilée, c’est notre apôtre pour que l’observation doive être vérifiée et valider par l’expérimentation, l’expérience, ce qui fera de lui un précurseur de la science expérimentale moderne et de vérificationnisme scientifique.

Vus de cette façon, le tigre et le lion sont du mauvais côté de l’histoire et de la science, l’âne du bon côté. Le tigre et le lion croient savoir, croient comprendre, sans n’avoir rien observé, sans n’avoir rien vérifié, de façon aveuglée ils font confiance à la connaissance élitiste (et culturelle) et négligent avec dédain la science. Ne détestez donc pas les ânes, ils sont extrêmement intelligents à leur façon!

Troisième interrogation : « Ta paix et ta tranquillité n'ont pas de prix… »

Soumettons ensuite à notre interrogation l’assertion « Ta paix et ta tranquillité n'ont pas de prix… ». Nous pensons en fait le contraire, que notre paix et notre tranquillité ont bien un prix. Un prix qui peut devenir très lourd, qui peut être le fardeau qui change notre paix et notre tranquillité en son contraire, le change en trouble et en inconfort. S’arbitrer, se réfugier dans une bulle de confort au détriment de la pensée critique (et le déploiement de celle-ci dans l’espace public) n’est en fin de compte qu’une pensée élitiste et autoritaire à éviter.

En fait, l’assertion mentionnée ne fait qu’un avec « argumentum ad potentiam », avec le pouvoir pour clore, pour fermer à toute discussion, pour fermer a tout critique, même si le tigre (en hypocrisie) fait semblant de s’aligner, sympathiser, avec l’âne. Hélas, ni le tigre (l’administrateur) ni le lion (le pouvoir élitiste) ne sont en rien démocrates. Ensemble, ils forment un bloc de pouvoir, un bloc de pouvoir pour le management, pour la gouvernance de la société, pour la soumission des ânes. Que les ânes soient heureux, malheureux, pauvres, riches, etc., n’ont de toute évidence aucune importance, ce qui compte vraiment, c’est que le pouvoir, situé de gauche et de droite, reste fermement dans les mains élitaires, dans les mains anti-peuple (et antipopuliste).

L’image qu’impose la fable, c’est que le moyen justifie la fin, que l’objectif de conforts et de tranquillité justifie le pouvoir de faire taire l’autrui, de cultiver l’illusion qu’au fond nous sommes tous d’accord, que nous voulons la même chose, que tout le monde devrait se soumettre au politiquement et moralement correct (sic!). Sauf, que c’est pernicieux, pire, c’est antisocial, anti-peuple. Le pouvoir des uns est l’impuissance des autres.

Au contrario, ne faut-il pas promouvoir, oser, dans le débat public, oser se prononcer dans l’espace public, oser prendre la parole et utiliser, sans craint et contraint, la liberté d’expression? Et réciproque, ne faut-il pas oser d’écouter l’autre, de se faire critiquer, de dialoguer? Ne faut-il pas (de façon cosociétaire) s’impliquer et s’engager, sans contraint et sans craint, dans l’espace public, s’engager en faveur de la raison et du raisonnable, en faut-il faire usage public de la raison?

L’espace public sert, du point de vue de la théorie de la démocratie, à renforcer la pression qu’exercent les problèmes ressentis par les gens eux-mêmes, de façon qu’ils puissent être traités par le système politique et ultimement être repris et traiter par l’ensemble des organismes parlementaires et éventuellement, à leur façon, se voir concrétiser dans des textes législatifs.

C’est un problème, social, culturel et politique, quand les gens abdiqueront d’utiliser la raison dans l’espace public (ou sphère publique), cela engendre des conséquences négatives, très régressives, réactionnaires, et peut servir à saboter le débat public en imposant, directement et indirectement, l’autorité, l’élitisme, le fermement de l’esprit. Pourtant, il ne faut jamais se cramponner à une opinion fixe et absolue, sinon, mieux, utiliser l’espace public pour s’informer, pour apprendre, pour élargir son horizon et pour s’instruire. 

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Quatrième interrogation : « Pourquoi perdre son temps avec ceux qui ne se soucient pas de la vérité »

Reprendrons enfin l’affirmation du lion (le pouvoir élitaire) affirmant : « Pourquoi perdre son temps avec ceux qui ne se soucient pas de la vérité, mais que ne veut qu'une chose... avoir raison envers et contre tout! La pire perte de temps est de se disputer avec l'idiot et le fanatique qui ne se soucient ni de la vérité, ni de la réalité, mais seulement de la victoire de ses croyances et de ses illusions. »

Nous sommes également en désaccord, profondément! Pourquoi?

Se révèle ici un problème de la compréhension même de la société! La fable défend, de façon bête, une compréhension de la société comme si celle-ci appartenait en exclusivité à l’élite, à ceux qui savent, à ceux qui possèdent un privilège issu de leurs diplômes (ne sont-ils qu’universitaires en artistique, journalistique, sociologie, management, gouvernance, etc.). Une compréhension bien pauvre de ce qu’est la société, une compréhension pernicieuse même, comme cela se constate aujourd’hui où la lutte contre un soi-disant populisme se résume à couper la parole, à stigmatiser l’autre, et à fermer, à annuler, l’espace public.

Au contrario! Défendant que le cœur que fait battre la société, ce soient les agir cosociétaires. Les agir cosociétaires faites en liberté, une liberté comme nous démontre l’histoire qui n’a pas été octroyée, mais qui a été gagnée pièce par pièce dans une lutte millénaire, une lutte qui doive éperdument être recommencée à nouveau à tout moment.

La société est simplement notre façon de vivre en tant que cosociétaires. La société, c’est ce qui échappe à la planification, à la gouvernance, au management, au désir de régner sur l’autre. C’est le contraire du « règne de l'homme sur l'homme », tel que la société se compose (et se décompose) par des actes sociaux, de toutes sortes, se situant dans les mains, les actes, les paroles des cosociétaires. La société, c’est l’anarchie qui se gouverne par l’anarchie, par le fait de vivre avec les autres. La société n’est pas juste, car elle est au-dessus de toute abstraction imaginée de justice, elle est simplement la concrétisation « sociétaire » produite par des individus pour des individus.

Il en découle, que le cosociétaire a toujours en agissant la société en face de lui, physiquement, socialement et par la parole. Le cosociétaire fabrique la société, parce qu’il se trouve réciproquement en face d’autres cosociétaires, ce qui ne porte jamais atteint au fait qu’il est un individu à part entière. L’individu est indubitablement imbriqué dans son temps, comme un acteur intégrant d’une multitude de réseaux et de relations de toutes sortes. La société nous permet en conséquence de voir les intérêts qui émergent des histoires de vie et qui expriment, librement racontés, des expériences de tout ce qui porte un visage humain.

Contre le tigre, contre le lion, l’âne a donc raison d’être un âne! Il a raison de se prononcer, de critiquer, de penser, surtout quand cela déplaît. La liberté de parole va avec la liberté de pensée et d’agir. La société, c’est pareil à une scène servant à thématiser, tester et ultimement à légitimer des solutions politiques et politiques, un lieu pour l’utilisation publique de la raison. Tout cela est indispensable pour une société authentiquement moderne : les personnes « testent » les privilèges (c’est-à-dire « les droits ») qu’elles doivent réciproquement s’accorder l’une l’autre.

Sapere aude !

On nous critiquera certainement d’avoir enlevé, négligé, la beauté littéraire et esthétique de la fable. Même d’avoir dénigré le tigre et le lion, pour de façon déguise prendre parti pour l’âne.

À notre défense, plaidons pour qu’il faille reprendre, repenser, l’exigence de « Sapere aude » (« Ose savoir » ou « Ose penser par toi-même ») (11), et le faire avec un ajout important, à savoir avec l’ajoute d’avoir le courage de penser avec l’autrui, de trouver une place pour la pensée de l’autrui dans notre propre pensée, dans notre propre entendement. Si penser est évidemment un acte individuel, c’est toutefois autant un acte qui se fait de façon cosociétaire au profit de nos cosociétaires.

Ayez donc le courage de penser par toi-même en dialoguant avec tout le monde, « Sapere aude, in dialogo cum aliis ». Ayez le courage d’ouvrir ton esprit à la réalité, proche et éloignée, sans préjugé et parti-pris; ayez les courages de s’ouvrer par (et avec) des dialogues avec les autres, avec des arguments libres que respects des arguments adverses. En ayant le courage de penser avec l’autre, car la pensée éclaire le monde.

 

 

NOTES

1. Bjarne Melkevik, « Un regard sur la culture juridique chinoise : l'École des légistes, le confucianisme et la philosophie du droit », Les Cahiers de droit (Québec), 37 (3), 603–627.

3. Karl Raimund Popper, La logique de la découverte scientifique (1959), Paris, Payot,

3. Michel Foucault, Leçons sur la volonté de savoir (1970-1971), Paris, EHESS, Gallimard, Seuil, coll. « Hautes études », 201, idem, Discours et vérité ; La parrêsia (1983), Paris, Vrin, 2016.  Cf. Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Marseille, Agone, coll. Banc d’essai, 2016, et idem, Les foudres de Nietzsche et l’aveuglement des disciples, Marseille, Hors d’atteinte, coll. Faits et Idées, 2021.

4. Thomas Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques (1962, rév. 1970), Paris, Flammarion, coll. « Champs » (no 115), 1983.

5. Paul Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (1975), Paris, Le Seuil, 1979 ; éd. poche, Paris, Le Seuil, coll. "Points sciences", 1988.

6. Friedrich Wilhelm Nietzsche, Éléments pour la généalogie de la morale (1887), trad. fr. P. Wotling, Paris, Librairie Générale Française, coll, Le Livre de Poche, 2000.

7. Bruno Latour et Steve Woolgar, La Vie de laboratoire. La Production des faits scientifiques (1979), Paris, La Découverte, « Sciences et société », 1988.

8. Bertrand Russell : « Toute (….) métaphysique est inacceptable; elle est incompatible avec la logique moderne et avec la méthode scientifique. Les faits doivent être découverts par l’observation et non par le raisonnement ». Idem, Histoire de la philosophie occidentale. En relation avec les évènements politiques et sociaux de l’Antiquité jusqu’à nos jours (1945), Paris, Les Belles Lettres, 2011, p 607.

9. Bertrand Russell, « Toute (….) métaphysique est inacceptable; elle est incompatible avec la logique moderne et avec la méthode scientifique. Les faits doivent être découverts par l’observation et non par le raisonnement. »,  Histoire de la philosophie occidentale. En relation avec les évènements politiques et sociaux de l’Antiquité jusqu’à nos jours (1945), Paris, Les Belles Lettres, 2011, p 607.

10. Aristote, Traité de l’âme. Livre 3. Parti 1, chapitre VI, chapitre VII, Chapitre VIII.

11. Emmanuel Kant,  Qu'est-ce que les Lumières ? (1784), dans,  idem, Vers la paix perpétuelle, Que signifie s'orienter dans la pensée ?, Qu'est-ce que les Lumières ?, Paris, GF-Flammarion, 1991. L’origine de cet adage se trouve chez Horace (Quintus Horatius Flaccus; 65 av. J.-C. - 8 av. J.-C.), Épîtres, I, 2, 40.

13 août 2025



* Image : Jean de La Fontaine. Wikipedia


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By Bjarne Melkevik

Bjarne Melkevik, L.L.D. Paris II, professor at the Faculty of Law, University Laval (Quebec), is a well-known author in legal philosophy, legal epistemology and legal methodology. His latest published books include “Horizons of legal philosophy” (1998 and 2004), “Reflections on legal... (Read next)

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