Rendons hommage au feu philosophe français Jacques Bouveresse, 20 août 1940 – 9 mai 2021 (1). Notre article honore la mémoire de ce résistant philosophique, incite à lire ses multiples contributions à la philosophie (et à la culture) et recommande l’étude de deux de ses livres.
Nous saluons ce philosophe rebelle, hors norme, atypique, dissident, trouble-fête et franc-tireur (2). Face au suicide intellectuel, au sadomasochisme philosophique qu’ont représenté le structuralisme, le post-structuralisme, le postmodernisme, la French Theory, le philolittéralisme et tant d’autres sous-produits idéologiques qui inondaient (et inondent toujours) l’espace public, Jacques Bouveresse n’a pas capitulé. Il a osé critiquer, s’opposer aux idiosyncrasies, aux irrationalités, aux illogismes et aux absurdités si omniprésentes, si dominantes, si à la mode dans l’intellectualisme à la française. Dès 1968 jusqu’à sa mort, il a personnifié la pensée critique s’opposant aux dérives philosophiques et à l’idéologisation à l’outrance. Tout au long de sa carrière, qui l'a menée jusqu’au Collège de France, de 1995 à 2010 (et les années 2010 à 2021 comme professeur honoraire), Jacques Bouveresse a défendu l’honneur de la pensée philosophique.

« Je ne me suis jamais senti chez moi dans ce qu’on est convenu d’appeler la tradition continentale »
Jacques Bouveresse vient d’un milieu modeste, un milieu où « le savoir » et « la science » étaient respectés, un milieu rural catholique (dans les montagnes savoyardes) qui valorise le travail bien fait, la parole honorée, la civilité entre les gens, l’entraide et l’esprit de solidarité paysanne. En évoquant ses années d’études, de 1961 à 1965 à École normale supérieure rue d’Ulm (Paris), où régnait à l’époque Louis Althusser en seigneur incontesté, Jacques Bouveresse nous met au parfum du climat de l’époque :
« À l’époque où j’étais étudiant, la Sainte Trinité Marx-Nietzsche-Freud bénéficiait d’un tel prestige qu’il n’en a pas fallu plus pour faire de moi un incroyant. Je n’ai jamais pu admettre que des auteurs célébrés pour leur maîtrise exceptionnelle dans l’art d’ôter les masques et de renverser les idoles puissent donner lieu à leur tour à des formes de mystification et d’idolâtrie aussi stupéfiantes. (...) Il n’y avait dans cette attitude négative aucun désir particulier de singularité ou d’originalité : ce qui est cru trop vite, trop facilement et trop massivement m’a toujours inspiré une répugnance instinctive. » (3)
« Lorsque j’ai commencé mes études, la discussion n’occupait presque aucune place dans l’univers des philosophes et les tentatives de réfutation étaient considérées par à peu près tout le monde comme futiles. Foucault, Deleuze, Derrida, aucune des gloires philosophiques des années 1960-1970 ne croyait réellement à la possibilité et à l’intérêt de la discussion (...). Deleuze a même dit, si je me souviens bien, qu’un vrai philosophe s’enfuyait quand il entendait parler de dialogue. (…) » (4)
Cela a dû être déprimant. Désapprendre pour rien apprendre ! Décourageant et démoralisant ! Jacques Bouveresse avait pourtant compris qu’il fallait s’instruire autrement, étudier contre le mainstream, contre la mode, contre l’embrigadement tout idéologique. Il faut toutefois beaucoup de courage, de cran comme on le dit, pour résister aux sirènes du naufrage intellectuel.
C’était l’époque (1960-1985) ! L’époque des cerises et de l’imaginaire, l’époque où l’enivrement intellectuel se confondait avec « Le rêve est réalité », « L’imagination au pouvoir », « Vous aussi, vous pouvez voler » et le « J’ose » à multiples variations. L’époque avait jeté Karl Marx à la poubelle pour mieux « Lire Marx » (5), avait usurpé son nom pour mieux « dériver » (Lyotard, Derrida), etc., dans la fantaisie, dans l’imaginaire et la post-vérité. C’était l’époque où la nescience, la non-rationalité, l’illogisme, le moralisme étaient introduits comme des vertus intellectuelles. Tout se résumait dans l’injonction de s’engager, d’épater la bourgeoisie, de se réinventer en artiste philosophe médiatique.
Jacques Bouveresse n’a pas suivi, il n’a pas adhéré à l’enthousiasme. Toute sa vie, il a critiqué les intellectuels et les philosophes qui ne cherchaient qu’à être engagés dans les journaux, prêts à sacrifier « l’exigence de vérité » pour mieux briller sur le firmament médiatique.
Penser par soi-même au profit du sens partageable
Le climat intellectuel de l’époque nous enseigne qu’il était nécessaire pour la santé intellectuelle d’être critique. Il fallait sortir de la pensée idéologique, quitter une pensée que parquer la philosophie dans l’opinion idéologique, dans une « opionisme » (sic !) que remplacer la pensée par la tête avec la pensée par les tripes, du corps et de l’estomac. En critiquant l’engouement rortien à Paris et chez les postmodernes, la French Theory, etc., Jacques Bouveresse signale que :
Le refus de principe de toute espèce de solidarité réelle avec sa propre tradition et le mépris de ceux qui y restent attachés pour des raisons auxquelles on a renoncé une fois pour toutes à comprendre et, si possible, à respecter le provincialisme agressif, le ressentiment infantile, l'incompréhension parfois grotesque du mode de pensée « désuet » ou « archaïque » de l'adversaire, l'absence totale de distanciation sceptique ou ironique par rapport à sa propre « différence » et le rejet de l’idée même de dialogue, considérée comme une survivance anachronique d'un passé rationaliste définitivement révolu par lesquels les versions les plus typiquement françaises de ce que Rorty appelle le pragmatisme post-Philosophique, se sont si remarquablement et si obstinément distingués, n'ont pas nécessairement constitué la meilleure façon d'ouvrir la voie à l'« autre » culture dont nous sommes censés avoir besoin et de convertir à ce genre de projet des gens qui sont trop sensibles à ce que nous risquons de perdre pour se contenter de réponses aussi évasives à la question de savoir ce que nous pouvons espérer gagner. » (6)

Quand tombe l’antinomie, la différence qui sépare « la croyance » à « la vérité », la route est ouverte vers la fétichisation de l’opinion pour des opinions fondées sur l’émotion, la haine, le ressentiment, la victimologie et pour tous les irrationalismes qui plairont. Dans l’intellectualisme français, cela s’imposait par le détour à Nietzsche et Heidegger, par la conviction que le monde, la réalité et la vérité (de même que la vie des gens) n’étaient que des illusions vécues, des illusions d’appréciations, des illusions d’interprétations. Il s’en imposait une antiphilosophie aristocratique d’un nietzschéisme philosophique à la française.
Jacques Bouveresse, en revanche, œuvrait pour un retour vers le monde des gens, vers la pensée « terre-à-terre » et non dogmatique, vers une pensée qui s’engageait avec la logique, le raisonnable et le rationnel au bénéfice de la réalité que nous vivons. Il a rappelé qu’une pensée qui accepte de porter des chaînes idéologiques ne sert à rien et à personne, qu’une pensée en chaînes ne sert qu’à enchaîner la pensée et l’esprit.
« Il y a en effet chez les philosophes français une espèce de méfiance instinctive à l’égard de la logique : elle est toujours supposée plus ou moins de constituer une entrave au « vol libre de la pensée » et on la considère même souvent comme répressive. Russell a écrit quelque part que la vertu principale de la logique, c’est de libérer l’imaginaire. » (7)
Jamais il ne faudra « devenir comme eux » ! Pour écrire de la philosophie, il faut avoir un esprit ouvert, un esprit qui accepte d’étudier les philosophes à partir de leurs propres prémisses. Cela signifie les étudier en profondeur, sans préjugés et sans arrière-pensées, étudier les philosophes par l’analyse critique, logique et rationnelle. Jacques Bouveresse ajoute l’ironie, la distanciation et le recul réflexif, où « le moi » se critique autant que tout thème philosophique examiné.
Une confession philosophique
Jacques Bouveresse répète souvent que l’étude des œuvres de Frege, Russell, Wittgenstein, Carnap ou Quine; en somme le Cercle de Vienne et la pensée analytique a été importante pour lui. Ce sont elles qui l'ont éveillé philosophiquement et qui lui ont appris la valeur de la philosophie de la langue (la philosophie de langue ordinaire) de même que le mérite d’une philosophie bien réfléchie, claire et communicable.
« On me demande fréquemment comment j’ai été amené à une « conversion » aussi radicale que celle qui consistait à entreprendre de lire systématiquement des auteurs comme Frege, Russell, Wittgenstein, Carnap ou Quine, dont les noms n’étaient pratiquement jamais mentionnés dans les milieux philosophiques français et qui étaient, de surcroît, à peu près complètement hermétique pour un étudiant de philosophie qui les découvrait dans de telles conditions. (…) [Je] ne me suis jamais senti chez moi dans ce qu’on est convenu d’appeler la tradition continentale. Ce qui s’enseignait et s’écrivait à l’époque en France était simplement trop littéraire, trop vague et trop obscur pour pouvoir réellement me satisfaire. (…) Le culte de la précision et de l’exactitude qui caractérise la philosophie analytique est peut-être excessif à bien des égards ; mais les excès de ce genre me paraissaient nettement moins dangereux et plus faciles à corriger que ceux que j’avais pu observer dans l’autre sens. » (8)
« La découverte progressive de ce qu'avait été l’histoire véritable du Cercle de Vienne est une chose qui a beaucoup compté pour moi. Mes réticences à l’égard de ce que j’entendais se sont transformées alors en indignation : puisque c’était sur le plan politique que tout se décider, je ne comprenais pas comment on pouvait s’évertuer à chercher des excuses à quelqu’un comme Heidegger, tout en feignant d’ignorer les positions progressistes et parfois révolutionnaires qui avaient été celles des membres du Cercle de Vienne et la façon dont ils ont été, eux, les victimes du nazisme. » (9)
Jacques Bouveresse ne devient pourtant jamais un philosophe analytique ou un positiviste. Le cercle de Vienne est compliqué, complexe, difficile et ardu. Lui, il l’a utilisé comme une voie, une ouverture où la philosophie pouvait se ressourcer, se rafraîchir, et où la pensée pouvait aiguiser la pensée, pareille à une source pour rester critique et pour servir comme levain philosophique. De ce fait, il s’engageait avec la philosophie analytique et positiviste sur des prémisses propres à lui, par un engagement qui se faisait à sa façon. Cela se constate aisément si nous examinons ses livres sur Ludwig Wittgenstein, où il ne s’agit nullement de synthèse ou d’explication des idées. Au contraire, s’agit-il de dialogue, d’aller plus loin, de déplacer une thématique pour l’envisager autrement ? Ce qui se révèle captivant et enrichissant, car imprégné de créativité ; c’est une pensée, une voix, témoignant de l’authenticité et de l’originalité de Jacques Bouveresse.
C’est toujours plaisant et enrichissant de lire Jacques Bouveresse, surtout ses multiples essais. Il n’a jamais inventé de « nouveau concept ». Il n’a pas élaboré un système quelconque, doctrine ou tendance. Il n’y a chez lui aucune doctrine qu’on peut imposer ou transmettre. Si c’est légitime de parler d’une pensée bouveressienne, cela se réfère le plus adéquatement possible à l’inspiration philosophique que suscitent ses écrits, par la présence (et actualisation) de sa pensée, par le plaisir que procure la lecture de son œuvre.
Contre l’hexagonisme philosophique
Jacques Bouveresse avait l’enfermement philosophique, l’hexagonisme (et le chauvinisme) philosophique, en horreur. Rien ne l’illustre mieux que son cri d’indignation, de colère, quand éclos la cabale infâme contre la nomination en 2010 de la philosophe Claudine Tiercelin au Collège de France.
L’affaire a débuté par un article immonde d’Aude Lancelin, intitulé « L’inconnue du Collège de France » (10). L’auteure ridiculise la nomination de Claudine Tiercelin, en ajoutant un panégyrique en faveur de la candidature future « des maîtres-penseurs des années 1970 comme Derrida ou Deleuze » (11). Jacques Bouveresse était nommé et discrédité comme l’instigateur (conspirateur !) derrière cette nomination. Dans une réponse magnifique, digne, intitulée la « Poussée de nationalisme philosophique à la rue d’Ulm », il se dresse contre l’article :
« [Je] me permets de vous faire part de l'étonnement et de l'indignation que suscite en moi l'article que vous venez de publier dans Le Nouvel Observateur. Il n'est pas seulement méprisant, mais même à bien des égards insultants, pour Claudine Tiercelin et pour tous les philosophes qui, en France, se rattachent de près ou de loin à la tradition analytique. (…) je trouve particulièrement inquiétante la tendance que l'on a aujourd'hui de plus en plus à oublier que la célébrité médiatique et la célébrité tout court ne constituent pas une preuve suffisante de la qualité et de l'importance, et n'en sont pas non plus une condition nécessaire. Le fait d'être inconnu ou peu connu n'a jamais constitué et ne constituera jamais par lui-même un argument sérieux à utiliser contre un intellectuel. (…) Je pense que, dans les cas de cette sorte, il faudrait peut-être faire l'effort d'aller chercher des informations également dans d'autres endroits que les librairies du Quartier latin et la rue d'Ulm (…). (…) Il y a des formes de nationalisme philosophique que je ne peux considérer autrement que comme puériles et déshonorantes, en particulier celle dont la rue d'Ulm semble être devenue depuis quelque temps la représentante par excellence dans sa façon de militer pour le retour à la seule philosophie digne de ce nom - autrement dit, la philosophie française, et plus précisément la « French Theory ». Verra-t-on un jour arriver enfin une époque où on trouvera normal, pour ceux qui estiment avoir des raisons de le faire, de pouvoir critiquer certaines des gloires de la philosophie française contemporaine, comme Derrida, Deleuze, Foucault et d'autres, sans risquer d'être soupçonné immédiatement d'appartenir à une sorte de « parti de l'étranger » en philosophie ? Si la philosophie, au moins quand il s'agit de penseurs de cette sorte, est en train de se transformer en une sorte de religion dont les dogmes et les ministres sont à peu près intouchables, je préfère renoncer tout simplement, pour ma part, à la qualité de philosophe. » (12)
Bien dit ! Il avait raison ! Entièrement ! La campagne orchestrée, fomentée à l’encontre de la professeure Claudine Tiercelin était (et demeure) ignoble.
Jacques Bouveresse l’a bien compris, l’affaire ne faisait que dissimuler l’emprise négative, asséchante, de même que le pouvoir oligarchique dissimulé, qu’exerçait l’hexagonisme sur la philosophie en France. C’était le couvre-manteau qui ne servait que les courants structuralistes, poststructuralistes, postmodernes, la French Theory et d’autres avatars intellectuels et idéologiques. Quand la professeure Claudine Tiercelin était ridiculisée comme la représentante de la « partie étranger » (« la cinquième colonne ») en train de détruire le génie de la philosophie française et spécialement la French Theory), Jacques Bouveresse avait entièrement raison d’affirmer que c’était plutôt elle que représentait, par ses écrits, ce « génie » (ou excellence) philosophique.
Pour que la pensée soit libre et antidogmatique
La pensée, la philosophie d’aujourd’hui, n’a pas de patrie, n’a pas de frontières, de « pérennité » ! Pour Jacques Bouveresse, le pays de la philosophie c’est la pensée, c’est le pays où la philosophie se pratique en liberté, c’est la liberté de penser autant que la liberté de dialoguer et de ressourcer librement. C’est par des débats, des échanges libres et ouverts que les thèmes philosophiques s’éclairent et retrouvent, pour un moment, un sens. La pensée, c’est un exercice intellectuel où il n’y a jamais de résultat ou fin finale, où il n’y a qu’une pensée pour chaque moment, une pensée qui de façon socratique incite la pensée à se repenser.
« je trouvais (…) complètement insupportable l’idée qu’il faille se résigner à remplacer, implicitement ou explicitement, la philosophie, dont on nous annonçait de divers côtés la fin, par son histoire (ou, dans un genre différent, mais pas moins historique, par la déconstruction de la tradition dans laquelle elle s’est incarnée) et je n’acceptais pas du tout non plus l’idée d’abandonner la philosophie des sciences, comme certains le proposaient également, au profit de la seule histoire des sciences (…) Cela me semblait une façon désastreuse de renoncer à toute espèce d’ambition proprement philosophique. (…) J’appréciais évidemment (…) l’attitude des philosophes analytiques, qui semblaient convaincus que les problèmes philosophiques doivent pouvoir être résolus et que l’on peut espérer disposer aujourd’hui de moyens plus appropriés pour parvenir à les résoudre. De ce point de vue, c’étaient eux, et non les philosophes « continentaux », comme on les appelle qui me paraissaient être les héritiers les plus fidèles de la tradition. Eux, au moins, n’étaient pas hantés par le spectre d’une fin possible ou peut-être même déjà arrivée de la philosophie, et du remplacement inévitable de celle-ci par des successeurs tels que les sciences humaines, la littérature, la poésie ou je ne sais quoi d’autre. » (13)
Au fond, Jacques Bouveresse soutient que la raison et le rationalisme soient des outils, des moyens indispensables que sert bien la pensée philosophique. Que sera en effet la philosophie sans raison, sans rationalité, sans logique, sans attache et sans ancrage dans la réalité ? Que faire avec une philosophie qui renonce à la rationalité pour se faire « journalistique », « narrative », « littéraire », « généalogique », et pareille ; est-elle encore une philosophie ? La réponse de Jacques Bouveresse c’est qu’il vaut mieux travailler « en rationalité » que « dehors rationalité », qu’il vaut mieux utiliser la logique afin de chasser l’aveuglement et l'illogisme, qu’il faut respecter la science pour ne jamais embrasser la nescience, l’idéologisation et le politiquement et moralement correct.
L’obstacle qu’affronte la philosophie à présent c’est, selon Jacques Bouveresse, la séduction qu’exerce la pensée facile, l’attirance pour la pensée qui plaît, le plaisir que procure une pensée accusatrice qui se consume sous la forme de politiquement et moralement correcte. Jacques Bouveresse souscrira à l’affirmation Ludwig Wittgenstein que « Ce qui peut être dit peut être dit clairement ; et ce dont on ne peut parler, il faut le passer sous silence. »
Les autophages et la philosophie
Il faut lire Jacques Bouveresse. Il a publié 52 livres, tous dignes d’intérêt. À notre jugement, il y a deux de ses livres qu’il faut lire. Ils résument adéquatement la pensée bouveressienne.
Il faut d’abord lire « La philosophie chez les autophages » de Jacques Bouveresse (14). L’autophage – suivant le dictionnaire Littré, s’explique ainsi : « Entretien de la vie aux dépens de la propre substance, chez un animal soumis à l'inanition », à quoi s’ajoute l’aphorisme de Lichtenberg affirmant : « J’ai déjà songé depuis longtemps que la philosophie finirait par se dévorer elle-même. La métaphysique s’est déjà en partie dévorée elle-même ». Le livre, comme l’indique le titre, c’est un critique en règle contre l'auto-cannibalisme qui dévore la vie philosophique en France (et ailleurs), qui dévore tant de philosophes français; mentionnant Michel Foucault, Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze, et tant d’autres. C’est une livre-vaccin contre la phraséologie absconse des philosophes à la mode.
Il faut ensuite lire le livre (plus accessible) : « Le philosophe et le réel. Entretiens avec Jean-Jacques Rosat » (15). Un livre clair, concis, qui se déguste avec plaisir. Les mots qu’introduit le livre valent la peine d’être reproduits :
« Vous connaissez ce mot de l’Évangile : « Seigneur, à qui irions-nous ? Nous n’avons pas d’autre espérance. » (16) C’est ce que je dirais de la raison : « À qui irions-nous ? Nous n’avons rien d’autre. » Je constate d’ailleurs que nombre de philosophes contemporains, après avoir considéré la raison comme intrinsèquement répressive ou s’être laissés (sic !) fasciner par les solutions violentes ou raciales en sont arrivés à peu près à la même conclusion. Mais nous devons aussi nous méfier de l’étrange rôle qu’on voudrait aujourd’hui faire jouer au philosophe : on attend de lui qu’il fasse la morale à une société qui est dans l’ensemble totalement immorale. Plus la réalité vraie est celle de la compétition économique, du marché et du profit, plus on semble avoir besoin de gens qui rappellent que les grandes idées et les idéaux restent essentiels, même s’ils sont contredits de façon patente et presque insupportables par cette réalité. C’est pourquoi il ne peut y avoir de rationalisme sans une bonne dose d’ironie. Neurath disait déjà que « l’humour est une précondition de la morale. » J’ai envie d’ajouter sur le même ton que l’ironie est une précondition du rationalisme. ». (17)
L’envie nous prend d’ajouter « Prodiges et vertiges de l'analogie » (18), un essai poignant et d’actualité. C’est également un livre contre la pensée bête, une critique incessante de toutes les impostures intellectuelles. En nous limitant seulement à ces deux recommandations, pariant, pour le dire littéralement, que « l'appétit vient en mangeant », et qu’ainsi, la lecture se prolonge avec d’autres livres de Jacques Bouveresse.
Un manque qui se fait sentir
Jacques Bouveresse nous a quittés trop tôt ! Il nous laisse sur notre faim quant à ce qu’il aurait pu dire sur Hans Kelsen et sur Carl Schmitt ! Récemment, il avait inauguré l’étude des œuvres de l’un et de l’autre, deux sommités de la philosophie du droit et de la philosophie politique. (19) Sa mort a mis le travail à l’arrêt. Dommage ! Vu que l’ignoble carl-schmittisme se répand, pareil à un feu de brousse, en France et ailleurs, un de ses livres aurait pu servir comme un vaccin, comme une prophylaxie, contre le dogmatisme et le sectarisme, d’où l’interrogation, existe-t-il des nachlass (« posthumes ») de tout ça ? Le temps le dira. Espérons que nous recevrons de multiples nouveaux livres qui colligeront ses articles et ses entretiens.
Finissons comme nous avons débuté, en saluant Jacques Bouveresse pour ses contributions philosophiques enrichissantes. Il a combattu les sirènes de notre temps, il a agi en rebelle face aux illogismes et aux irrationalités, à la pensée à la con. « Vade et tu fac similiter. » (20)
Notes :
1. I.e. Jacques Flavien Albert Bernard Marie Bouveresse.
2. Voir : Claudine Tiercelin (dir.), La reconstruction de la raison : Dialogues avec Jacques Bouveresse, Collège de France, coll. « Philosophie de la connaissance », 2014. « Jacques Bouveresse : parcours d’un combattant », numéro thématique de Revue Critique : Revue générale des publications françaises et étrangères (Paris), no 567-568, août-septembre 1994. Jean-Claude Monod, La raison et la colère. Un hommage philosophico-politique à Jacques Bouveresse, Paris, Seuil, 2022.
3. Jacques Bouveresse, Pourquoi je suis si peu français, dans, idem, Essais II. L’Époque, la mode, la morale, la satire (sous la direction de Jean-Jacques Rosat), Marseille, Agone, 2001, p 188 – 189. Article écrit pour un lectorat anglais en 1982: « Why I am so very unFrench », dans Alan Montefiore (dir.), Philosophy in France Today, Cambridge University Press, Cambridge, 1982, pp. 9-33.
4. Jacques Bouveresse, « Les philosophes se racontent beaucoup d’histoires » , propos recueillis par Nicolas Truong, dans Philosophie Magazine (Paris), le 26 juillet 2006.
5. Louis Althusser, Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey et Jacques Rancière, Lire le Capital, Paris, Maspero, 1965.
6. Jacques Bouveresse, Le philosophie chez les autophages, Paris, Éditions de Minuit, collection Critique, 1984, p 196.
7. Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel, op. cit., p 97.
8. Jacques Bouveresse, Pourquoi je ne suis peu français, dans, idem, Essais II. L’Époque, la mode, la morale, la satire (sous la direction de Jean-Jacques Rosat), Marseille, Agone, 2001, p 189. Article écrit pour un lectorat anglais en 1982: « Why I am so very unFrench », dans Alan Montefiore (dir.), Philosophy in France Today, Cambridge University Press, Cambridge, 1982, pp. 9-33.
9. Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel, op. cit., p 92. Voir, également, op. cit, p 187.
10. Aude Lancelin, « L'inconnue du Collège de France », Nouvel Observateur, Paris, le 8 juin 2011 (4 pages). Le début de l’article mérite (dans sa mesquinerie) d’être reproduit : « « Claudine, qui ?» Stupéfaction Rue-d'Ulm. Émoi place de la Sorbonne, où la nouvelle élue au Collège de France, Claudine Tiercelin, était encore inconnue il y a un mois, même chez les libraires les plus pointus. « Deux ou trois livres sur le pragmatisme de Charles Peirce... et même pas de fiche Wikipédia », souligne perfidement une consœur. » Notons qu’Aude Lancelin enfonce le pique en ajoutant la caractéristique de professeure Claudine Tiercelin en tant qu’«Une Barbarella du concept yankee, elle ? », et en « Petit personnage blond perdu derrière trois vastes tableaux noirs ».
11. Aude Lancelin, « L'inconnue du Collège de France », op. cit.
12. Jacques Bouveresse, « Poussée de nationalisme philosophique à la rue d’Ulm – Lettre ouverte de Jacques Bouveresse », dans le Nouvel Observateur (Paris), 27 juin 2011.
13. Jacques Bouveresse (entretien avec Marc Kirsch), « Entretien avec Jacques Bouveresse », La lettre du Collège de France (Paris), no 31, 2011, p 48-51. Disponible sur la Toile.
14. Jacques Bouveresse, La philosophie chez les autophages, Paris, Minuit, 1984.
15. Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel, Paris, Hachette, 1998
16. Jean 6 : 68 - 69
17. Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel, Paris, Hachette, 1998, p 9.
18. Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l'analogie, Paris, La raison d’agir, 1999 (Réédition en 2022 augmentée d’une Préface de 8 pages).
19. Jacques Bouveresse, Premiers jours de l’inhumanité, Marseille, Hors d’atteinte, 2019, nous donne quelques indications sur comment il aurait traité le sujet, voir p 109-14 (Cedat toga armis. La force contre le droit et la morale), p 125-141 (La justice du juge et la justice du bourreau), p 143-174 (L’innocence de l’injustice et du crime).
20. « Allez et faites de même ». Adage provenant de la tradition hippocratique. Également : Luc 10.37.
1 septembre 2023