Quel a été l’effet de la pandémie Covid-19 sur la philosophie universitaire [i] ? Les philosophes n’ont guère été épargnés par le virus Covid-19. Parmi eux, plusieurs sont décédés. Mais comment les philosophes ont-ils réagi face à la catastrophe sanitaire et hygiénique provoquée par le Covid-19 ? Est-ce que la philosophie universitaire a été influencée, « affectée », en quelque sorte par le virus Covid-19 et comment ? Que nous disent les philosophes sur la pandémie et sur le post-Covid-19 ? Sans aucune prétention à l’exhaustivité, une exigence rationnellement impossible, avançons quelques réflexions critiques.

Si Jürgen Habermas est aujourd’hui le plus grand philosophe vivant, débutons avec sa réaction telle que consignée dans un entretien dans le journal de l’élite culturelle parisienne, Libération, 1er février 2021 et intitulé « La pandémie met à l’épreuve notre degré de civisme ». C’est un message en faveur de l’importance de l’esprit civique qu’envoie Habermas à tout le monde. Habermas attesterait qu’autant lui n’a aucune expertise en médecine, en épidémiologie, en immunologie et pareils, les écrivains œuvrant dans les sciences sociales et culturelles feront également mieux d’avouer leurs ignorances, de s’abstenir de faire des prévisions imprudentes et de s’engager dans des fantaisies littéraires. Il n'y a jamais eu auparavant, suivant Jürgen Habermas, autant de connaissances scientifiques sur notre ignorance et sur le fait d'agir et de vivre dans l'incertitude.
« La pandémie ne met pas à l’épreuve nos systèmes démocratiques, mais, jour après jour, la rationalité, la capacité d’action de nos gouvernements et le soin qu’ils apportent à respecter les règles de l’État de droit. Mais elle met tout autant à l’épreuve le degré de civisme et de civilité des populations. Car nos bonnes chances de venir à bout de ce défi dépendent dans une grande mesure de la solidarité, du discernement et de la discipline des citoyens — c’est-à-dire de la bonne disposition de chacun à accepter, par considération pour autrui et pour soi-même, un certain nombre de restrictions et, dans nombre de professions, des risques à titre personnel. »
La critique commence par l’autocritique. Pour prendre mon exemple, je suis un homme âgé et j’appartiens, certes, aux groupes dits à risque, mais je fais aussi partie, à un tout autre égard, des privilégiés et de ceux qui sont plutôt épargnés par les difficultés. La pandémie remet en cause nos catalogues de droits fondamentaux, nous confrontant à de l’inconnu, elle suppose nécessairement des processus d’apprentissage. Elle oblige ainsi à les interpréter. La valeur du droit fondamental à la vie est soulignée en relation avec d’autres droits fondamentaux, et cela peut être instructif. »[ii]
Ce qu'il convient de comprendre, c’est l’importance de la solidarité, de l’entraide...
Ce qu'il convient de comprendre, c’est l’importance de la solidarité, de l’entraide, de la fraternité et de la sororité, de l’importance chez chacun d'entre nous de comprendre que l’autre compte autant que soi-même, que l’espace public (« nous ») a besoin de faire confiance à la science médicale, à la raison et à la logique, à l’ouverture de l’esprit et des discussions démocratiques. Il s’agit de comprendre qu’il faut résolument tourner le dos à tout pessimisme, défaitisme, catastrophisme qui n’ont d’effet que de glacer les actions rationnelles.
Notre monde et notre façon de le vivre sont toutefois loin de se résumer entièrement dans la science, la logique et la rationalité. Nos vies se réfèrent à un monde complexe constitué par des situations d'insécurités existentielles aggravées par la pandémie récente. C’est une insécurité existentielle qui s’alimente, s’accroît et se diversifie par une pluralité de vecteurs présents dans notre époque Covid-19. En premier lieu, des vecteurs liés aux effondrements économiques, sociaux, culturels et interindividuels, risquent à tout moment de s’aggraver et de briser, de fracturer, de détruire négativement la vie de chacun. D’où s’ajoute également le fait que la gestion politique des dangers et des périls de la pandémie, par son caractère nécessairement empirique et soumis à la logique « essayer et évaluer », risque à tout moment de sombrer, de faire naufrage dans l’incompréhension et le cynisme d’une population désabusée. D’où l’avertissement de Jürgen Habermas insistant sur la nécessité de créer un mur civique contre l’infox, de fausses nouvelles, des informations fallacieuses. De même, rester ferme contre le non-civisme anti-solidaire, contre toutes les formes d’anti-socialité, d’antipolitique et d’antidémocratique, qu’il condamne sans compromis en les mettant en perspective avec certains autres événements clivants récents. Il désapprouve :
« Ce nouveau type de mouvements protestataires, réunissant des adeptes de l’autoritarisme et des conspirationnistes de tous poils, des hooligans et des gens de la droite radicale prêts à recourir à la violence, est à mes yeux le phénomène véritablement inquiétant. Ce n’est pas la politique sanitaire étatique qui a généré ce potentiel de violence même si celui-ci connaît une pleine visibilité depuis la pandémie. Dès l’année 2017, la mouvance QAnon se faisait déjà entendre, et bruyamment. De façon tout à fait grotesque, ses partisans s’érigent en défenseurs des droits et de la liberté. À première vue, le mélange d’éléments autoritaires et d’éléments libertariens-égocentriques ne cadre en rien avec le schéma classique de l’antagonisme gauche-droite. Le fait que ces personnes à l’évidence avides de provocations et se mettant volontiers en scène aient largement participé le 6 janvier 2021, lors de l’assaut du Capitole, à Washington, doit nous faire réfléchir — bien que le trumpisme, aux États-Unis, ait naturellement de toutes autres racines. Je crains que ce type de protestations, et pour lequel à ma connaissance aucune explication convaincante n’a été jusqu’à présent apportée, ne soit pas un phénomène éphémère, mais le signe qu’aux actuelles apories sociales répondent un nouveau profil psychologique — qui n’a pas encore été saisi avec justesse. Ce n’est pas la psychologie sociale du conspirationnisme qui est le problème fondamental, mais la question suivante: quelles sont les causes qui génèrent un tel mélange de phénomènes faisant à ce point contraste? »[iii]
C’est une condamnation où Habermas associe l’anti-socialité avec l’irrationalisme politique de notre contemporanéité, un irrationalisme politique qu’englobe un rejet profondément autoritaire et illogique de la science, de la démocratie et les enjeux d’une intersubjectivité politique réelle. C’est un signe inquiétant montrant qu’une partie de la population a décroché de tout lien cosociétaire, un diagnostic d’un cancer au cœur de notre contemporanéité, un retour réactionnaire vers l’imaginaire et l’alternativisme, vers un postmodernisme où l’individu a démissionné, renoncé à l’autre autant qu’à la raison pour mieux apprécier – tel Néron autrefois – le monde en feu et le spectacle.
Le philosophe italien Giorgio Agamben incarne théâtralement et avec panaché un tel Néron et surtout une démission esthétique et psychologisante devant la pandémie Covid-19. Pour lui, effectivement, « la maison » - comprenons la science, la rationalité, la politique, la démocratie, et tutti quanti – a été mise en feu par le Covid-19. Dans un article archi-pessimiste, défaitiste, décourageant et antirationnel, « Quando la casa brucia / Quand la maison est en feu », du 5 octobre 2020, il se lamente devant une catastrophe sans issues, sans espoir, où il vaut mieux être ailleurs pour ne plus rien voir.
« Rien de ce que je fais n'a de sens si la maison est en feu. Pourtant, même lorsque la maison est en feu, il faut continuer comme avant, tout faire avec soin et précision, peut-être même plus qu'avant, même si personne ne s'en aperçoit. Peut-être que la vie elle-même disparaîtra de la surface de la Terre, peut-être qu'il ne restera aucun souvenir de ce qui a été fait, pour le meilleur ou pour le pire. Mais vous continuez comme avant, il est trop tard pour changer, il n'y a plus de temps.
"Ce qui se passe autour de vous ce n'est plus votre affaire". Comme la géographie d'un pays que vous devez quitter pour toujours. Pourtant, comment cela vous affecte-t-il encore? Précisément maintenant que ce ne sont plus vos affaires, maintenant que tout semble terminé, que tout et chaque lieu apparaît maintenant sous sa plus vraie apparence, ils vous touchent tous encore plus intimement, tels qu'ils sont : la splendeur et la pauvreté. »
« Quelle maison est en feu ? Le pays où vous vivez, ou l'Europe, ou le monde entier ? Peut-être les maisons et les villes ont-elles déjà brûlé dans un incendie énorme — qui sait depuis combien de temps — que nous feignions de ne pas remarquer. De la plupart d'entre eux, il ne reste que des pans de murs, une fresque, un pan de toit, des noms, autant de noms déjà rongés par les flammes. Néanmoins, nous le recouvrons soigneusement de chaux et de mots falsifiés, afin qu'il ait l'air intact. Nous vivons dans des maisons et des villes incinérées d'un bout à l'autre comme si elles étaient encore debout ; les gens font semblant d'y vivre et se promènent masqués dans les ruines comme s'ils étaient encore dans les quartiers familiers d'une époque révolue.
Aujourd'hui, la flamme a changé de forme et de nature, elle est devenue numérique, invisible et froide, mais c'est précisément pour cette raison qu'elle est encore plus proche et nous entoure à chaque instant. »[iv]
N’existe-t-il donc aucun espoir, aucune issue humaine et rationnelle face à notre pandémie du Covid-19 ? N’étions-nous donc rien d’autre que des pauvres moutons qui regardaient « la maison » en feu, qui décidaient qu’il ne valait pas la peine d’intervenir, qu’il ne valait pas la peine d’aider les individus qui s’y trouvaient et que le mieux à faire c’était, tel Néron, chanter en face du feu sans agir, sans réagir, réunis dans un hébétement tétanisé ?
À croire Giorgio Agamben, il vaut mieux abandonner la maison au feu, laisser les flammes consumer ce qui s’y trouve et pareil à un esthète postmoderne, contempler tout cela comme un nouveau tableau qui fascine, charme et éblouit. C’est croire que la vérité se trouve dans les flammes, que la cendre c’est notre destin ! D’où la conclusion d’Agamben, à savoir qu’il vaut mieux se sauver, mieux tourner le dos, mieux courir pour se cacher, pour que le feu consume tout à l’exception de ce « moi » esthétique qui pareil à Néron, chantait autrefois avec sa lyre en regardant Rome se consumer dans les flammes. Il assume cette position :
« Aujourd'hui, l'humanité disparaît, comme un visage dessiné dans le sable et emporté par les vagues. Mais ce qui prend sa place n'a plus de monde ; ce n'est qu'une vie nue et muette sans histoire, à la merci des calculs du pouvoir et de la science. Peut-être n'est-ce pourtant qu'à partir de cette épave que peut apparaître autre chose, que ce soit lentement ou brusquement - certainement pas un dieu, mais pas un autre homme non plus - un nouvel animal peut-être, une âme qui vit autrement... »[v]
Que faire alors ? Fuir !
Que faire alors ? Fuir ! Fuir pour se cacher loin de la pandémie ! Que meurt ceux qui doivent mourir, que vive « le moi » qui doit vivre !
Dans un mimétisme singulier, Giorgio Agamben croit effectivement que nous devrions nous comporter comme au Moyen Âge (pendant l’époque de la peste noire), continuer à vivre comme s'il n'y avait pas de danger, ou encore fuir, fuir loin des villes pestifères. Une partie de la population en France a effectivement agi ainsi, on rapporte qu’un million de Parisiens (2020 – 2021) ont profité du Covid-19 pour quitter leur ville et pour rejoindre leur maison secondaire à la campagne, à la montagne et au bord de la mer. Pour mieux vivre, vivre comme si de rien n’était, pour se convaincre que tout allait bien, que tout est bien qui finit bien ! N’avons-nous pas adopté le symbole de l’arc-en-ciel en tant que symbole laïc de notre âge Covid-19 et pour afficher notre espoir ; en oubliant opportunément que c’est le symbole par excellence, selon la Bible, de l'alliance entre Dieu et les hommes, l'union sacrée du Ciel et de la Terre ?
Que tirer des exorbitations de Giorgio Agamben ? Qu’il n’y a là, rien à battre ! Que l’ignorance se redouble ici en insignifiance ! À l’exception d’accepter de mourir en béatitude (dans le feu), la pensée de Giorgio Agamben ne se révèle qu'être une banale affirmation après que le Covid-19 ait tout détruit, les survivants retrouveront leurs amis, boiront le café ensemble, reprendront la vie là où elle s’était arrêtée auparavant. C’est comme dans le roman d’Ernst Jünger, où le combattant ayant survécu « la tempête d’acier » (de la guerre des tranchées pendant la 1re guerre mondiale) retrouve le spectateur esthète (Giorgio Agamben) ayant survécu « la tempête du virus » pour que les deux se retirent ensemble en se sachant vivants. Quant à la maison brûlée, plantons des roses dans les cendres !
Un tel pessimisme esthète ne plaira pas aux utopistes, aux rêveurs d’un lendemain enchanté et paradisiaque, à l’idéaliste qui n’attend que sa chance pour faire imposer « la nouvelle société » ou encore pour faire des progrès (et de progressisme). Pour lui, l’épopée Covid-19 se désigne comme le moment propice pour imposer « l’idée qui veut nous sauver », c’est le moment où il n’a qu’à proposer « l’après-Covid-19 » (la détresse psychologique des gens joue en sa faveur) comme un moment magique prêt à nous servir, si nous le souhaitons, à résoudre tous les problèmes qui nous ont tant encombrés avant. Avec son livre « Où suis-je ? Leçons du confinement à l'usage des terrestres »[vi] Bruno Latour est tout de suite entré en scène.
Bruno Latour arrive avec l’avertissement que si tout le monde a envie de retrouver leur ancienne « normalité » avant Covid-19, rien n’est plus faux et non désirable, car à le suivre (ce que nous déconseillons) le moment est plutôt propice pour « changer le monde ». La pandémie Covid-19 n’est pour lui qu’un avertissement qu’il faut prendre un nouveau chemin, s’engager dans une autre direction, une direction inconnue, incertaine, inexplorée, comme celle qu’avait engagée Moïse autrefois. Notre pandémie Covid-19, en ce sens, n'a été qu’une petite épreuve avant la grande épreuve, un préambule insignifiant à l’égard de la vraie crise, la catastrophe, qui s’annonce face à nous : d'autres virus, des plaques meurtrières, de réchauffement climatique, des calamités écologiques, de famines et pires encore.
Chez Bruno Latour, la science ou la technologie, ou encore la raison ou la logique, c’est l’Ancien Monde, le monde qui a produit les problèmes et auquel il ne faut jamais faire confiance. Dans son scénario, refaire le monde signifie repenser le monde autrement, le bâtir avec des concepts sociologiques et culturels qu’il a pensés pour nous, qu’il nous donne ce qui peut (si tout va bien) nous sauver. Des concepts qu’envisagent la terre, la nature, l’écologie dans une interconnectivité, une intersectionnalisme et où tout confirme « la mort de l’Homme ». Des concepts qui nous obligent à comprendre « sans individus », « sans société », « sans rationalité humaine ». Comprendre sous mode d’une symbiose universelle entre le vivant et le non-vivant, comme chez Aldo Leopold; comprendre en s’immergeant dans le concept de « psychè écologique », comme chez Gregory Bateson, et en somme comprendre le tout avec les yeux de Gaia (la déesse païenne de la Terre).
Il s’agit de tout comprendre en sociologie et en culture pour enfin ne rien comprendre sur le niveau factuel, scientifique et rationnel ! Hélas, Bruno Latour se goure entièrement en croyant qu’opérationnaliser des concepts sociologiques ou culturels lui permet une connaissance du réel ou grâce à une nouvelle « mentalité », d’avoir obtenu (par magie !) un effet sur le réel. La vérité simple, c’est que la réalité factuelle s’en moque des concepts sociologiques et culturels et n'ont jamais dansé au rythme d’aucun concept jusqu’à aujourd’hui. Le désir si ardent de Bruno Latour d’être prophète l’emporte de toute évidence sur la raison !
S’observe en effet chez Bruno Latour que l’obsolescence de l’individu, la dépréciation de l’humain, ne débouche pas seulement sur un saut dans l’irrationalité. S’observe également la voie libre à un totalitarisme vert, à un fascisme vert. Quand la finalité c’est de sauver la terre d’un virus nommé humain, les moyens (qu’abhorre désormais l’agir rationnel) cèdent devant une finalité qui doit tout maîtriser, mâter ou éliminer pour réaliser le règne du Gaia. C’est un combat entre l’humain et Gaia, où l’humain est de trop ! C’est le totalitarisme qui s’introduit.
Bruno Latour n’est pas le seul à rêver d’un totalitarisme vert
Il n’est pas le seul à rêver d’un totalitarisme vert. C’est effectivement une tendance politique et culturelle très forte et aujourd’hui à la mode, comme cela se témoigne également chez l’écophilosophe suédois Andreas Malm et son livre « Corona, Climate, Chronic Emergency : War Communism in the Twenty-First Century »[vii]. Lui, il se fait partisan d’un nouveau « léninisme écologique », un léninisme encore plus impitoyable et dur que l’ancien. Une preuve qu’il y a des gens qui ne se laissent jamais instruire par l’histoire !
Pour Andreas Malm, la pandémie de Covid-19 n’est rien d’autre qu’une crise écologique déguisée. Une crise écologique que les bien-pensants cachent et déguisent, la théorie du complot l’exige, en tant que crise sanitaire et épidémiologique. À le suivre (déconseillé), c’est une crise écologique liée à nos modes de production et de consommation. L'une des principales causes du problème de l'infection zoonotique est selon lui l'abattage constant des forêts tropicales pour établir des zones de pâturage et de plantations. D’où les causes climatiques sous-jacentes des maladies zoonotiques transmises par des animaux sauvages et la raison même de l’existence du Covid-19. En clair, la pandémie de Covid-19 constitue simplement un effet de plus de notre crise écologique généralisée.
Solution ! C’est le « léninisme écologique » mentionné. Comme V. I. Lénine avait jadis enlevé toute liberté et autonomie, politique et individuelle, surtout aux ouvriers et aux mouvements ouvriers, pour rien ajouté concernant la démolition de la démocratie pour tous, il faut aujourd’hui faire de même. Selon Andreas Malm, le mouvement écologique a besoin d’un « léninisme écologique » ou encore un « communisme de guerre » (plutôt renforcé par J. Staline) pour mettre à pas toutes les forces antiécologiques qu’empêchent, ou font obstacle, à eux et à leurs politiques. Selon lui, le « léninisme écologique » n’est que le prolongement cohérent de ce que de nombreux États ont déjà fait aux premiers stades de la pandémie, à savoir : confiner les gens à leurs foyers, décider quels emplois étaient essentiels et pouvaient continuer, lesquels n'étaient pas essentiels et devaient s'arrêter, comment se nourrir et avec quels aliments, etc.
Le contrôle absolu de l’État sur la société devrait, selon Andreas Malm, devenir la nouvelle norme en ce qui concerne la production, la consommation, les loisirs, la vie privée et la vie publique, car toutes ces activités peuvent affecter, d’une façon ou l’autre, le climat et l’écologie. En clair, certaines productions et consommations ne sont pas seulement inutiles, elles doivent être jugées néfastes et résolument supprimées. De même, nous devons nous assurer que les chaînes d'approvisionnement qui affluent dans nos pays n'impliquent aucune forme de déforestation, de surpêche, de désertification, de pollution, d’« énergie fossile », etc. Il faut selon Andreas Malm, réaliser le « léninisme écologique » en mobilisant les nouveaux instruments électroniques, l’intelligence artificielle, les mégadonnées, pour contrôler, diriger et assurer que les individus font toujours des actes appropriés et écologiques, comme cela leur a été expliqué. D’où l’insistance sur le fait que la gérance politique de la crise Covid-19 a amplement démontré les capacités de l’intelligence artificielle des États modernes en vue de gérer les gens, et cela au-delà des moyens banals d’une législation contraignante et punitive, de brigades de police, de fonctionnaires « contrôleurs ».
Qui a toutefois vraiment envie de vivre dans un tel régime de fascisme écologique ? Le totalitarisme que décrit le roman "1984" de Georges Orwell sera libéral en comparaison d’un État totalitaire qui ne gère l’individu que sur le mode de l’objet. Il se peut qu’Andreas Malm ne soit qu’un avant-coureur d’un courant ascendant de l’autoritarisme, de césarisme, de bonapartisme, de fascisme, qui défigure déjà – d’abord intellectuellement, ensuite réellement ? — les mouvements écologiques d’aujourd’hui ?
Loin de nous de spéculer si ce message « léniniste-fasciste » inspire, mais le hasard, ou le vent disséminateur, veut que le pop-philosophe slovène Slavoj Žižek arrive à son tour avec un appel en faveur d’un « communisme de la catastrophe » à sonorité pareille.
Dans un livre « Pandemic! COVID-19 Shakes the World », Polity Press, 2020[viii], il annonce qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans notre système et que nous devons le changer. Pourquoi ? Parce que nous n'étions absolument pas préparés à la pandémie, que la Chine et les pays autoritaires ont mieux géré les effets sanitaires et économiques dus à la pandémie et que cela prouve qu’il faut, selon Žižek, inaugurer un changement radical de notre ordre social, établir une nouvelle forme de « communisme » focalisée sur la solidarité et l'interaction mondiale, un « communisme » basé sur la confiance et sur la science. Bref, un « communisme » qui n’a rien à faire avec le communisme ouvrier historique et tout à faire avec l’étatisme contemporain.
Le nouveau « communisme de la catastrophe » de Slavoj Žižek, c’est la valorisation d’un État qui ne doit pas uniquement jouer un rôle beaucoup plus actif, mais qui doit mettre de côté tous les mécanismes du marché. L’État doit lui-même organiser la production de matériel indispensable, tels que des pansements, des équipements de tests médicaux et des respirateurs, il doit mettre en place des hôtels d'isolement et d'autres centres de villégiature, il doit garantir un revenu minimum aux gens qui perdront leurs emplois; en somme, prendre en charge la vie économique et privée de tous sous une tutelle étatiste (en surface) bienveillante.
Là où le communisme de la catastrophe ressemble terriblement à l’ancien communisme léniniste et staliniste, c’est qu’encore une fois c’est une élite (soi-disant) avant-gardiste et éveillée (« woke ») qui décide la non-liberté, le confinement, la non-politique, la non-démocratie, la surveillance, le contrôle, au profit, soi-disant, de tous. Il s’agit d’un communisme de la catastrophe qui risque rapidement de se révéler une catastrophe de plus et qui risque surtout de s’installer là pour bien longtemps. Comme si nous ne méritions pas mieux qu’un « catastrophisme-communisme » qui se révélera rapidement un paradis pour les ennemis du peuple.
En effet, c’est hallucinant d’observer combien de penseurs soi-disant intelligents et instruits soutiennent aujourd’hui des idées complètement loufoques et totalitaires. C’est comme si la pandémie de Covid-19 a fait tomber les masques et que s’expriment désormais sans retenue des idées brunâtres et autoritaires qui n’auraient auparavant été que suggérées habilement et avec des petits mots. Un large pan de nos intellectuels n’a de toute évidence, au fond d’eux-mêmes, aucun respect pour la démocratie, la logique et la rationalité, et ne rêve de toute évidence que de se voir dans le rôle d’un roi platonicien régnant sur le sommet d’une pyramide normatif. Les mots de Jürgen Habermas qu’ouvrait notre article étaient et demeurent heureusement le contre-exemple.
Heureusement également, il n’y a aucune raison de croire que le post-Covid-19 doit fatalement se révéler un cauchemar antidémocratique. À condition de ne pas nous laisser séduire par des philosophies totalitaires et autoritaires, il y a plutôt l’espoir que nous pouvons reprendre la vie, respirer librement, marcher la tête haute.
Michel Houellebecq et Schopenhauer
Un autre intellectuel, philosophe à ses heures (voir son livre magnifique « En présence de Schopenhauer », 2017[ix Michel Houellebecq nous le confirme dans une lettre publique « Je ne crois pas aux déclarations du genre « rien ne sera plus jamais comme avant », publiée 4 mai 2020. Contre l’affirmation voulant que « rien ne soit plus jamais comme avant », il affirme lucidement le contraire, à savoir que l’avant et l’après se rejoignent, et que la seule chose qui aura changé sera notre expérience d’avoir traversé l’épopée Covid-19 ensemble :
« Sur la peste on a eu beaucoup de choses, au fil des siècles, la peste a beaucoup intéressé les écrivains. Là, j’ai des doutes. Déjà, je ne crois pas une demi-seconde aux déclarations du genre « rien ne sera plus jamais comme avant ». Au contraire, tout restera exactement pareil. Le déroulement de cette épidémie est même remarquablement normal. L’Occident n’est pas pour l’éternité, de droit divin, la zone la plus riche et la plus développée du monde; c’est fini, tout ça, depuis quelque temps déjà, ça n’a rien d’une primeur. Si on examine, même, dans le détail, la France s’en sort un peu mieux que l’Espagne et que l’Italie, mais moins bien que l’Allemagne; là non plus, ça n’a rien d’une grosse surprise.
Le coronavirus, au contraire, devrait avoir pour principal résultat d’accélérer certaines mutations en cours. Depuis pas mal d’années, l’ensemble des évolutions technologiques, qu’elles soient mineures (la vidéo à la demande, le paiement sans contact) ou majeures (le télétravail, les achats par Internet, les réseaux sociaux) ont eu pour principale conséquence (pour principal objectif ?) de diminuer les contacts matériels, et surtout humains. L’épidémie de coronavirus offre une magnifique raison d’être à cette tendance lourde: une certaine obsolescence qui semble frapper les relations humaines. Ce qui me fait penser à une comparaison lumineuse que j’ai relevée dans un texte anti-PMA rédigé par un groupe d’activistes appelés « Les chimpanzés du futur » (j’ai découvert ces gens sur Internet; je n’ai jamais dit qu’Internet n’avait que des inconvénients). Donc, je les cite : « D’ici peu, faire des enfants soi-même, gratuitement et au hasard, semblera aussi incongru que de faire de l’auto-stop sans plateforme web. » Le covoiturage, la colocation, on a les utopies qu’on mérite, enfin passons.
Il serait tout aussi faux d’affirmer que nous avons redécouvert le tragique, la mort, la finitude, etc. La tendance depuis plus d’un demi-siècle maintenant, bien décrite par Philippe Ariès, aura été de dissimuler la mort, autant que possible; eh bien, jamais la mort n’aura été aussi discrète qu’en ces dernières semaines. Les gens meurent seuls dans leurs chambres d’hôpital ou d’EHPAD[x], on les enterre aussitôt (ou on les incinère? l’incinération est davantage dans l’esprit du temps), sans convier personne, en secret. Morts sans qu’on en ait le moindre témoignage, les victimes se résument à une unité dans la statistique des morts quotidiennes, et l’angoisse qui se répand dans la population à mesure que le total augmente à quelque chose d’étrangement abstrait. (…)
Toutes ces tendances, je l’ai dit, existaient déjà avant le coronavirus; elles n’ont fait que se manifester avec une évidence nouvelle. Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde; ce sera le même, en un peu pire. »[xi]
Oui, cela risque bien de se produire. Pour notre bonheur, pour notre malheur également. En effet, il se peut que nous ayons pris goût à notre isolement, à la distanciation, à l’indépendance qu’a représenté le télétravail. Plusieurs ont remplacé le traditionnel « métro, boulot, dodo » avec le plus séduisant « apéro, repas, repos ». D’autres ont pris goût à leurs cocons d’intimité en le vivant au jour le jour. D’autres encore, plus nombreux, se sont retirés, émotionnellement, des engagements à long terme que présuppose un monde stable, sûr et ordonné. Dans ce sens, le
Covid-19 risque autant à court qu’à long terme d’alimenter le narcissisme postmoderne et nous éloigner l’un de l’autre. Cela sera une tendance négative, dont l’issue nous parlera des temps qui ne sont pas encore.
Loin de nous de rendre compte de tout ce qu’ont écrit les philosophes pendant l’épopée Covid-19. C’est impossible pour un individu ordinaire d’avoir tout lu et nous ne le prétendons pas. Nous plaidons d’être entièrement coupable, reprochable, à l’égard de tout ce que nous ignorons, écartons, et de tout ce qui échappe à notre vigilance intellectuelle. Quand arrivera la prochaine pandémie, nous jurons de faire mieux.
5 avril 2022

[i] Première publication en langue arabe dans notre livre بجارن ملكفيك (i.e. Bjarne Melkevik), نصوص فلسفية وقانونية معاصرة « Nosousfalsafya wa qanounya mo’asira » [Textes philosophiques et juridiques contemporains], traduit par Georges Saad, Beirut (Liban), Éditions Manchourat al Halabi, 2021, pages 15 – 27.
[ii] Jürgen Habermas, « La pandémie met à l’épreuve notre degré de civisme », Paris, Libération, 1er février 2021.
[iii] Jürgen Habermas, « La pandémie met à l’épreuve notre degré de civisme », Paris, Libération, 1er février 2021.
[iv] Notre traduction. Giorgio Agamben, « Quando la casa brucia » (Quand la maison est en feu), 5 octobre 2020, disponible sur : https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-quando-la-casa-brucia Notons que Giorgio Agamben a ensuite consigné les mêmes idées dans son livre «Quando la casa brucia », Macerata, Giometti & Antonello (26 novembre 2020) et traduit en Française : idem, « Quand la maison brûle », Paris, Payot & Rivages, coll. "Petite Bibliothèque", 2021.
[v] Giorgio Agamben, « Quando la casa brucia » (Quand la maison est en feu), ibid. (notre traduction).
[vi]Bruno Latour, Où suis-je? Leçons du confinement à l'usage des terrestres, Paris, Éditions La Découverte, janvier 2021. Ce livre se présente comme la suite de « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique », Paris, Éditions La Découverte 2017.
[vii] Andreas Malm, Corona, Climate, Chronic Emergency: War Communism in the Twenty-First Century, London, Verso, 2020.
[viii] Slavoj Žižek, Pandemic! COVID-19 Shakes the World, London, Polity Press, 2020.
[ix] Michel Houellebecq, En présence de Schopenhauer, Paris, L'Herne, 2017.
[x] Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).