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Alexandrie ma ville-mère

(French version only)
By
Ph.D., Université de Montréal, Editor, Tolerance.ca®

Causerie prononcée à la conférence «La culture arabe entre diversité et monolithisme», organisée dans le cadre de la 4e édition du Festival du Monde arabe de Montréal.

Combien d’émotions me traversent depuis que j’ai appris que j’allais être parmi vous ce soir. Vous m’avez reconnu par mon accent, cette façon de parler qui nous distingue et qui est indubitablement d’Égypte. Enfin, me dis-je, des gens qui vont me reconnaître. Je n’aurai pas besoin de répondre à la question qu’on me pose depuis au moins 40 ans : d’où tu viens ? Et qui nécessite tant d’explications. Un cours d’histoire, presque. La question sur mes origines. La question des origines. Mais, me suis-je aussi demandé, que vont-ils reconnaître en moi ? Cette partie moins connue de mon histoire, qui fait aussi partie de l’histoire de l’Égypte, vont-ils la reconnaître ?

Être né dans un pays.

D’habitude, vous conservez des liens étroits, affectueux, et qui ne sont pas ambivalents avec votre pays de naissance. Car l’Égypte, c’est le pays qui m’a donné naissance. J’aime cette expression : pays qui m’a donné naissance. Pays natal, ville natale. Baladi, mon pays.

Je suis né à Alexandrie. Ce nom déclenche à lui tout seul des émotions et toute une série d’images et de sons. La mer, d’abord, bien sûr, et l’explosion de ses vagues. Un bruit de cymbales. Et ces joueurs qui frappent une balle sur la plage à coups de raquettes. Puis, des noms : Sidi Bishr, Mandarah…

Images figées de mon enfance.

Excusez mon émotion, c’est sans doute dû aux retrouvailles.

C’est drôle comment je n’ai jamais entendu ces bruits ailleurs. Ni à Miami ni sur la Côte d’Azur ni dans les Caraïbes, même pas en Grèce, pourtant si proche. La mer, non plus, n’a pas la même odeur qu’à Alexandrie.

J’entends encore mon père qui m’ordonne, comme seuls les pères originaires d’Égypte savent le faire : respire très fort, dit-il, respire, jamais tu ne sentiras ailleurs cet air d’Alexandrie. Allaaaah ! Comme c’est bon ! s’exclame-t-il. Dans la langue si particulière des gens d’Égypte, je me suis toujours dit que l’extase ne pouvait être exprimée sans qu’elle ne contînt le nom de Dieu. Allaaaah ! exprimera toujours, pour moi, l’émerveillement.

Car il y a aussi la langue arabe qui vit en moi, sans qu’on ne me l’ait vraiment apprise.

Que de paroles poétiques et parfumées pour saluer le lever du jour ! Sabah el kheir ! remplit votre matinée de bonnes choses et de bonheur. Et la réplique de votre interlocuteur l’imprègne de jasmin : Sabah el Kheir wel fol wel yasmine ! Un simple petit bonjour ne suffit pas.

Images, sons, paroles. Et quoi d’autre encore ?

L’odeur des dora, le soir, ces épis de maïs que des hommes assis par terre, à califourchon, font griller sur la corniche. Et les étincelles qui jaillissent de leur réchaud posé à même le trottoir, devant la mer, qui est maintenant noire.

Iskandarani. Iskandaria.

Combien de restaurateurs, égyptiens ou libanais, ici même à Montréal, me reconnaîtront grâce à mon accent. Iskanadarani ! s’écrient-ils, sans aucune équivoque, en décelant mon accent d’Alexandrie.

L’Égypte, en fait, elle est en moi. Elle a même façonné ma démarche, rythmant mes pas à la lenteur du Nil. Impossible de dissimuler mes origines.

Et puis, il y a aussi ce rapport ambigu à la religion musulmane, comme d’ailleurs à la langue arabe, langue si bien maîtrisée pourtant par mon père, lecteur du Coran :

« N’oublie pas de te rendre à la mosquée », me dit-il, lorsque plus de 30 ans après notre départ d’Égypte, je me décide enfin d’aller revoir ma ville natale, ma ville-mère.

Se rendre à la mosquée signifie, je le sais, déposer quelques sous dans une petite boîte verte. C’est ce que je faisais chaque semaine, enfant. J’irai refaire le même geste. C’est une tradition familiale.

Pourquoi suis-je si ému d’être présents parmi vous ? Qu’est-ce qu’on a éveillé en moi ?

Alexandrie, Égypte

C’est ce que j’écris, en France, sur les cartes postales adressées à mes amis demeurés à Alexandrie. Elles sont datées de 1957. Nous sommes maintenant des réfugiés juifs, expulsés d’Égypte parce que nous détenions des passeports français, et nous séjournons dans un couvent de l’Isère, près de Grenoble.

J’ai douze ans et j’observe. C’est incroyable comment je deviens observateur. J’écris même un journal. Pourquoi ce pays qui m’a donné naissance m’a-t-il renvoyé …de chez moi ?

Le soir, assis dans une grande salle du couvent, les réfugiés racontent des blagues, des nokats. Ils rient en parlant de Goha, en racontant des anecdotes sur ce personnage naïf et innocent que nous aimons tant. Mais ils racontent ces histoires en arabe. Les employés de l’établissement où nous sommes hébergés – des Français qui ont un drôle d’accent et qui disent foui, foui, foui, chaque fois qu’ils veulent dire oui, oui, oui, – nous regardent d’un drôle d’air. Ils se demandent quelle langue parlent ces réfugiés, pourtant français.

Colère rétrospective

Je relis mon journal. Je ne pense pas que ce soit le départ brutal d’Alexandrie qui me fait rejeter l’Égypte. C’est plus compliqué que cela. Je pense qu’on a tout fait pour que je rejette ce pays, sa langue, sa culture. Et je suis en colère. Éduqué dans des écoles anglaises, chantant tous les matins des hymnes protestants, comment aurais-je pu être égyptien ? Mais c’est vrai aussi qu’il n’était pas facile d’obtenir la citoyenneté égyptienne.

Quoi qu’il en soit, on m’apprend que je suis «européen». Après tout, Mohammad, c’est le nom de notre domestique et Fatma aussi, pourquoi voudrais-je être égyptien ? C’est mieux d’être européen. L’Europe nous protège, mais de qui ?

J’en veux aussi à ma ville, à Alexandrie, comme s’il s’agissait d’une mauvaise mère, car qu’a-t-elle fait pour me retenir ?

J’en veux finalement à tous ces êtres, maintenant morts, qui ont été la cause de cette rupture, de ce rejet - fussent-ils chrétiens, juifs ou musulmans. J’en veux même plus au fait qu’on m’ait détaché, séparé de ce pays et de cette ville qui m’a vu naître.

Montréal, Québec, Canada.

J’ai arrêté d’écrire mon journal. J’ai 18 ans. J’arrive de France. Je ne suis plus un réfugié d’Égypte. Je ne veux plus rien savoir. J’ajoute même un point final après le mot «Canada». Comme si c’était la fin de mon périple. Mais on me pose la même question tout le temps : «d’où tu viens ?» Il faudrait tout raconter mon histoire, qui n’est pas simple. Disons simplement originaire-d’Alexandrie-Égypte avec des traits d’union. Cela m’éviterait d’éveiller toutes ces émotions, d’expliquer qui je suis : un réfugié d’Égypte, s’exclamant à l’occasion en arabe, de mère grecque, de père juif lisant le Coran, et finissant d’une école anglaise où il chantait des hymnes protestants …

Basta ! C’est assez, comme disait ma mère, lorsqu’elle voulait tout oublier.

C’est étrange aussi comment l’exil nous fait redécouvrir ce que nous avons rejeté. L’arabe, c’est la langue de mes amis juifs, venus eux aussi d’Égypte, que je fréquente à mon arrivée au Québec.

C’est aussi en me rapprochant de mon père, à la fin de sa vie, que je reprends un certain contact avec la langue arabe, cette langue qui fait partie intégrante de mon identité, même si je ne la lis pas.

Combien de fois le mot «Allah» traverse-t-il mon esprit chaque jour ? Dix, vingt fois ? Masha’Allah. Inch’Allah. Al-Hamd lellah*. Ou bien, lorsque je prends mon café le matin et qu’il est particulièrement bien réussi : Allaaaah! Que c’est bon ! Ça exprime tout. Et aussi, comment ne pas être ému, en écoutant Enta fenn ? Wel hobb fenn ? chanté par Oum Kalsoum ? Ou aussi le mot Ahlan prononcé en Israël, par des Israéliens, lorsqu’on vous salue ? Ou la voix du muezzin de la mosquée d’Al Aqsa ?

Comment puis-je rejeter cette langue qui m’habite et qui s’exprime comme malgré moi, surtout lorsque je m’entends dire que juifs et arabes vivront en paix : Incha’allah !

Notes

*Masha'Allah : Loué soit Dieu (littéralement : Ce qu'a voulu Allah) Inch’allah, si Dieu le veut, avec l’aide de Dieu. Al-Hamd lellah : Grâce à Dieu (litt. : remerciement à Allah).

«Alexandrie, ma ville-mère» est le texte de ma causerie, prononcée à la conférence «La culture arabe entre diversité et monolithisme», organisée dans le cadre de la 4e édition du Festival du Monde arabe, en novembre 2003. Il a été publié dans Arabitudes. L’altérité arabe au Québec, Fides, Montréal, 2010, à l’occasion du 10e anniversaire du Festival du Monde arabe.

Prière de noter qu’aucune reproduction de ce texte n’est permise sans une autorisation explicite de ma part.

© Victor Teboul, 2010.

Victor Teboul, Ph.D., est originaire d’Alexandrie (Égypte). Auteur de plusieurs ouvrages dont le roman La Lente découverte de l’étrangeté, qui a pour cadre le départ des Juifs d’Égypte, en 1956, Victor Teboul est le directeur du magazine en ligne Tolerance.ca www.tolerance.ca Il s’est établi au Québec dans les années 1960. Dernier roman paru : Bienvenue chez Monsieur B. ! . Site web personnel :   www.victorteboul.com

 



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Victor Teboul is a writer and the publisher of Tolerance.ca ®, The Tolerance Webzine, which he founded in 2002 to promote a critical discourse on tolerance and diversity. He is the author of several books and numerous articles.

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