Tu sais mon ami, et ça ne l’oublie jamais, que tu veuilles ou non, je suis français. Oui je fils d’immigré mais je suis français. C’est une réalité et une vérité en même temps. Nous sommes une génération qui est née dans une langue happée par l’histoire. Mon père nous racontait que la France avait besoin de bras étrangers pour construire ses infrastructures. Son lexique ne comportait qu’un seul mot : travailler.
Avec le temps, mon père s’est réduit en corps sinistrosé. Allez demander aux psychanalystes ce que signifie ce mot. Il s’est avéré par la suite que cette reconstruction d’un pays en quête de développement n’est qu’une fable sans écho, car la France en a profité au détriment d’un ouvrier par le biais d’une langue qui n’a jamais toléré l’ignorance. Je te rappelle que mon père, avant de venir en France n’était qu’un berger. Il lui était donc impossible d’intégrer l’école. Imagine un berger démuni de langue qui embarque dans un pays étranger. Accueillir un muet, au sens figuré, arrange la France afin que la pillule de l’exploitation s’avale facilement. Casés dans un HLM, notre existence s’est verrouillée. La première fois que j’ai découvert l’endurance sur le corps de mon père, c’était quand j’avais dix ans. Nous marchions mon père et moi. Il me tenait par la main, je sentais sa peau très épaisse. Papa, ta peau est solide comme une pierre, lui lançais-je. Ecoute petit, je suis né dans l’endurance. Tu es la résultante d’une souffrance que je n’ose pas décrire. Tu as poussé dans des pierres tel un palmier nain (palmier doum). Mais je voudrais que tu ressembles au palmier, me répondit-il. Non, je voudrais devenir grand comme un cèdre pour revivre la même scène qui ne m’a jamais quitté et que tu nous as raconté, celle d’un berger étendu sous ce sacré arbre observant son troupeau paître de l’herbe, là-bas ,au sommet d’une montagne fidèle aux siens, répliquais-je. Je suis fier de toi fiston, répondit-il, dans un amazigh souriant.
Je n’ai saisi la teneur de sa recommandation qu’à l’âge de vingt ans. Maintenant que mon père n’est plus, c’est à moi de porter cette question déchirante de l’identité jusqu’au bout de mon existence. Qui suis-je ? A dire vrai, cette question me taraudait depuis ma première visite au bled, au hameau natal de mes parents, à l’âge de quatre ans, loin des HLM et de ses histoires entre enfants d’immigrés. La blessure de cette question me faisait davantage mal, quand j’ai compris que les notions de Zmagri (1) et d'immigré éveillent en moi le sentiment d’étrangeté. Comment panser et penser cette plaie ? Je n’ai trouvé qu’un seul remède, celui que nous propose Julia Kristeva en nous brossant le portait de l’étranger. « C’est qu’il est symptôme qui rend précisément le « nous » problématique, peut être impossible, l’étranger commence lorsque surgit la conscience de ma différence et s’achève lorsque nous nous reconnaissons tous étrangers, rebelles aux liens et aux communautés». J’ai tendance à penser que la représentation de celles et ceux qui se prennent pour des « français de souche », surtout celles et ceux qui nous engouffrent dans l’uniformité est erronée, pour la simple raison que l’uniformité ne peut habiter que les esprits bornés. D’autant plus que la différence est une caractéristique de l’identité, dans la mesure où elle est variable, loin de toute assimilation dans laquelle des politicards essayent coûte que coûte de nous introduire. Impossible d’admettre une démagogie qui n’a jamais pioché le vivre-ensemble et omet de réfléchir à la différance. Il m’arrive d’être étranger à moi même. Suis-je d’accord avec moi-même ? Me voilà face au miroir. Je parle à mon visage. Regarde-moi les yeux dans les yeux et n’esquive pas ta vérité. Sache bien que ton silence est complice. Sois à la hauteur de ce que tes parents t’ont légué : la dignité. Laisse ta couleur s’exprimer. Tu es brun. Sais tu que cette couleur te rend si beau à l’image de celle du tronc de cèdre que ton père adorait. Allez, tourne-toi et affronte la réalité en t’armant de la richesse de la différance, de cet ajout culturel qui pourrait te servir d’argument contre les prôneurs de l’assimilation. Ecoute ce que René Char te dit : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s'habitueront ». Tu as appris tant d’idées que tu as récolté de tes lectures te permettant de te méfier des sondages et de te distancier du sens commun, lequel n’alimente que la phobie car tes références opposent la violence à la raison. Ce capital symbolique que tu as accumulé durant tes études te sert d’antithèse susceptible de bannir les propos de démagogues réduisant tous les maux de la France à ta couleur. Ton père est fier du combat intellectuel que tu mènes contre une fausse mêmeté que ni la réalité ni la raison ne peuvent accepter. Mes parents, ont-il bien fait de ne pas me donner naissance dans leur hameau natal ?
Note
1. Quand ils parlent des Marocains résidents à l’étranger, les Marocains de souche utilisent souvent le terme zmagri, une déformation de « les émigrés».
22 mai 2021