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La communauté des citoyens, utopie créatrice

(French version only)
Dominique Schnapper est directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, membre du Conseil constitutionnel de France.
Vincente © Michel Granger.
Les communautés rassemblent des personnes autour d'une religion, d'un goût, d'une fidélité historique commune, elles sont concrètes. Former une « communauté linguistique » en parlant la même langue, une « communauté historique » en pensant qu'on prolonge la même histoire, une « communauté religieuse » en partageant la même croyance sur le destin de l'homme ou une « communauté ouvrière » en connaissant la même condition sociale et le même projet de vie ; autant de communautés différentes mais qui ont en commun de réunir des personnes proches les unes des autres par un passé ou un projet communs. Quand les communautés sont de petite taille, leurs membres entretiennent entre eux des relations directes et intenses, positives ou négatives.

La communauté des citoyens n'est pas une communauté en ce sens, puisqu'elle ne rassemble pas des personnes physiques, mais des sujets de droit. Le citoyen n'est pas un être concret. On ne rencontre pas plus le citoyen que l'homme de la Déclaration des droits de l'homme, celui dont Joseph de Maistre disait : « Il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même grâce à Montesquieu qu'on peut être persan ; mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie. »

On ne rencontre pas plus le citoyen que l'homme. Le citoyen est un sujet de droits. Il dispose à ce titre de droits civils et de droits politiques. En revanche, il a le devoir de respecter les lois, de participer aux dépenses collectives en fonction de ses ressources et de défendre la société dont il est membre, si elle se trouve menacée.

Le citoyen n'est pas seulement un sujet de droits individuels. Il est avant tout le détenteur d'une part de la souveraineté politique. C'est l'ensemble des citoyens, constitués en collectivité politique ou en « communauté des citoyens », qui choisit les gouvernants par l'élection et contrôle et sanctionne leur action. Les gouvernés reconnaissent qu'ils doivent obéir aux ordres des gouvernants parce que ceux qui leur donnent ces ordres ont été élus par eux et restent sous leur contrôle. C'est l'ensemble des citoyens qui dispose de la souveraineté. C'est le sens des expressions bien connues, le citoyen est « roi » ou le citoyen est « souverain ».

D'une certaine façon, l'expression même de « communauté des citoyens » que, dans ma naïveté, j'ai cru inventer il y a dix ans, alors qu'elle s'inscrivait, depuis Aristote, dans une longue tradition de philosophie politique, est un oxymore. La communauté évoque la chaleur des liens directs entre les individus formant une communauté concrète autour d'un projet, d'une conviction ou d'une histoire réelle ou inventée. Le citoyen, lui, est une abstraction, même si c'est une abstraction créatrice. Mais la contradiction apparente de la formule est au cœur de l'une des tensions de la société démocratique moderne.

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La nécessité du lien social

Il existe en effet une tension entre l'ambition de rationalité formelle et abstraite de la citoyenneté, qui est d'ordre juridique et politique, et la nécessité, dans toute société humaine, de constituer entre ses membres un lien social, qui ne peut être que de type « communautaire » ou « ethnique », c'est-à-dire direct et affectif. Affirmer le principe de la citoyenneté ne suffirait pas en effet par soi seul à constituer une société. La souveraineté et la citoyenneté sont des fictions ou des utopies, même si ce sont des fictions ou des utopies créatrices.

On ne mobilise pas les individus sur des idées aussi abstraites. On ne peut les intégrer effectivement qu'au nom d'un certain nombre de réalités concrètes, de valeurs partagées et d'intérêts, qui justifient les inévitables contraintes de la vie collective et leur adhésion à l'action extérieure. On ne peut les intégrer que par l'action continue d'institutions, au sens large du terme, c'est-à-dire de formes constituées de pratiques collectives, par lesquelles les générations se transmettent les manières d'être et de vivre ensemble caractéristiques d'une collectivité historique particulière.

La citoyenneté appartient à l'ordre politique rationnel, mais - en un paradoxe qui n'est qu'apparent - la société démocratique doit emprunter des pratiques symboliques et rituelles au religieux. Dans la mesure où c'est la volonté des citoyens qui la légitime, elle dépend, plus encore que les autres unités politiques, du fait que ceux-ci ont intériorisé les valeurs communes. Elle se fonde, pour reprendre un vocabulaire durkheimien, sur la morale plutôt que sur la contrainte. Si elle se constitue en dépassant tous les enracinements communautaires, elle se maintient en développant des sentiments et des habitudes spécifiques, pour créer le sentiment d'appartenance à une entité politique particulière. C'est ce à quoi se sont toujours employées les institutions nationales, publiques et privées et, tout particulièrement, l'Ecole.

Cette dernière dispense d'abord une langue, une culture, une idéologie nationale et une mémoire historique particulières qui tissent des liens concrets entre les futurs citoyens, qu'on pourrait appeler de type « communautaire ». Mais, de plus, à l'image de la société politique, elle forme un espace fictif, comme celui de la citoyenneté, dans lequel les élèves, comme les citoyens, sont traités de manière égale, indépendamment de leurs caractéristiques familiales, sociales ou communautaires. C'est un lieu, au sens matériel et abstrait du terme, qui est construit contre les inégalités sociales, contre les appartenances communautaires, pour résister aux mouvements spontanés de la société civile. L'ordre de l'Ecole est, comme celui de la citoyenneté, impersonnel et formel. L'abstraction de la société scolaire doit former l'enfant à comprendre et maîtriser celle de la société politique.

Ainsi, pour donner corps à la communauté abstraite qu'est la communauté des citoyens et assurer la mobilisation collective, l'Etat national a toujours travaillé à homogénéiser la culture des populations et favoriser la participation de tous les individus-citoyens à la vie publique. Il a soutenu l'élan national par des appels à des sentiments de type « communautaire » ou « ethnique » - la langue, l'histoire, la mythologie nationales. Contradiction de la société démocratique écartelée entre l'invocation de principes universels - qui fondent la communauté des citoyens - et l'inévitable action de l'Etat pour particulariser la société nationale et tisser des liens entre ses membres.

L'universalisme du projet ou de l'idée républicaine, de la « nation civique » selon Kant, combinée avec le particularisme des diverses communautés qui se maintiennent ou se créent sous des formes plus ou moins reconnues, explique la tension de la société démocratique entre universalisme et particularismes. La multiplicité des références culturelles ou idéologiques est en effet impliquée par les valeurs démocratiques, chacun est libre d'y définir le sens qu'il donne à son propre destin.


Le principe de la citoyenneté

Le principe de la citoyenneté, c'est d'affirmer l'égalité des droits civils, juridiques et politiques de toutes les personnes, quels que soient, par ailleurs, leurs fidélités communautaires et leurs choix existentiels ; c'est de respecter les fidélités communautaires, laissées à la liberté de chacun dans l'ordre du privé. Mais c'est aussi d'affirmer que, par-delà ses références à des communautés diverses, l'individu peut dépasser ses enracinements particuliers, légitimes s'ils ne sont pas contraires à la liberté et à l'égalité de tous les individus, pour entrer en communication avec les autres grâce à ce paradoxe qu'est la communauté des citoyens. Là, dans cet espace abstrait qu'est l'espace public, catholiques, protestants, juifs, musulmans, agnostiques ou athées, ouvriers, employés ou entrepreneurs, hommes et femmes, jeunes et vieux, disposent des droits égaux des citoyens et peuvent dépasser leurs qualifications particulières. C'est l'horizon d'universalité qui permet à chacun de ne pas rester prisonnier de ses seules communautés d'appartenance ou d'élection, héritées ou choisies.

Il n'existe pas de contradiction entre la communauté des citoyens et la reconnaissance des références particulières, mais chaque entité historique, en fonction de son histoire, adopte des manières spécifiques de gérer les tensions entre l'une et les autres. Les individus démocratiques se réfèrent à des communautés diverses, en même temps qu'ils sont, en tant que citoyens, les titulaires de droits qui font de tous ces individus des égaux.


Le multiculturalisme au Canada

D'une société à l'autre et d'une époque à l'autre, les manières de gérer cette tension évoluent en même temps que la société elle-même et les idées que les hommes se font de la justice sociale. Les sociétés qui furent coloniales, comme les Etats-Unis et le Canada, sont plus disposées à admettre l'existence de communautés d'origine des migrants que les vieux Etats unitaires de l'Europe. Ce n'est pas un hasard si la pensée philosophique sur le multiculturalisme se développe particulièrement au Canada, marqué par l'histoire des deux « peuples fondateurs », l'existence de peuples « originaires » et l'arrivée continue de nouvelles vagues migratoires d'origines variées ; si des politiques officielles de multiculturalisme ont été adoptées au Canada et en Australie.

La politique traditionnelle de la France, pays d'immigration, fut, elle, de transformer les enfants des migrants en citoyens français autour des valeurs de la citoyenneté en leur inculquant l'idée de la nécessité d'adopter pleinement ou exclusivement la langue, la culture et la nationalité françaises. Mais, quelles que soient les différentes traditions nationales, quelle que soit leur évolution de génération en génération, dans tous les cas, il s'agit de créer, par-delà les différences sociales et les fidélités particulières, une forme de communauté des citoyens. C'est la condition pour qu'une société politique reste humaine, et qu'elle donne à tous la possibilité, au moins virtuelle, d'entrer en relations avec les autres. La citoyenneté est un principe de dépassement des références particulières et un principe d'ouverture aux autres.

Bien entendu, il ne faut pas être angélique ou exagérément naïf. La réalité sociale n'est jamais conforme à l'Idée de la communauté des citoyens. C'est, là encore, une tension inévitable des sociétés démocratiques : l'affirmation de l'égalité civile, juridique et politique de personnes si évidemment diverses et inégales ne peut manquer d'apparaître fallacieuse si on la compare à la réalité sociale ; l'ordre social révèle inévitablement que « certains sont plus égaux que d'autres ». Ce qui est vrai dans l'ordre des inégalités sociales l'est également dans l'ordre des références communautaires infranationales ou supra-nationales. Il existe des tensions, sinon des contradictions, entre les diverses références communautaires et la participation civique. A une certaine époque, pas si lointaine, il n'était pas simple d'appartenir à la fois à la communauté ouvrière et à la communauté catholique, il n'était pas simple d'être un ouvrier catholique. La logique de l'Etat-nation démocratique implique que la référence nationale prime sur les autres références de nature politique, et bien des citoyens de nos pays se sentent désormais plus impliqués par une autre communauté politique que la communauté nationale dont ils ont la citoyenneté juridique.

La société démocratique est dans son principe formée d'individus-citoyens, qui ne sont unis que par le respect d'un contrat politique. Hobbes avait déjà montré que la fragilité du lien social était inscrite dans le principe contractuel de la société moderne. La dialectique continue entre les divers enracinements, religieux, régionaux ou communautaires et le projet politique commun entre les intérêts particuliers et l'arbitrage de l'Etat sont à la source de l'instabilité spécifique de la démocratie.

Cette instabilité est propre à la société moderne, fondée sur la souveraineté de l'individu, vouée au changement, où toute notion est historicisée, où les rôles et les statuts ne sont pas prescrits une fois pour toutes et où l'innovation technique conduit à une réélaboration continue des postes de travail aussi bien que des conduites sociales.

La communauté des citoyens ne peut être qu'une idée régulatrice. La société démocratique implique des tensions entre le citoyen abstrait et les individus concrets - dans la mesure où ces derniers se réfèrent à une ou à plusieurs communautés, à un ou à plusieurs groupes sociaux particuliers.


Lorsque les identifications communautaires priment sur la participation

Mais si la communauté des citoyens s'affaiblit et si les identifications à des communautés particulières priment sur la participation civique, le risque est grand que les échanges entre les hommes se dégradent et que la société soit menacée par la désintégration. Or les institutions sociales fortes, comme les lois fortes, protègent les faibles.

La communauté des citoyens est une utopie, mais elle est à la source d'institutions, de législations et de protections qui humanisent les conditions de l'ordre social. Sa légitimité s'est progressivement traduite dans toutes les formes de la vie sociale. La société démocratique, dans ses institutions politiques et sociales, dans ses échanges les plus quotidiens, ne ressemble à aucune autre. Chaque citoyen participant à la même souveraineté a droit au même respect, il a droit à voir reconnaître sa dignité. Les relations entre les hommes, même les plus personnelles, sont fondées sur l'idée de l'égale dignité de tous.

Mais la communauté des citoyens n'est jamais totalement réalisée, elle est inévitablement infidèle aux valeurs dont elle se réclame. Son existence n'est jamais acquise une fois pour toutes. Nous ne connaissons pourtant pas de meilleure idée pour rendre les sociétés des hommes plus humaines ou moins inhumaines.


Texte d'une intervention de Dominique Schnapper prononcée à Paris, en novembre 2004, au cours du Forum international de l'Académie universelle des cultures qui avait pour thème la communauté. Les intertitres sont de Tolerance.ca® www.tolerance.ca. Reproduit avec l'autorisation de l'auteure.


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