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André Gide : Le besoin de témoigner au nom de certains homosexuels

(French version only)
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Docteur ès lettres

Les questions posées par André Gide,  il y a un siècle, demeurent des questions d’actualité. Relire Gide aujourd’hui, c’est s’intéresser aux stratégies mises en place au début du vingtième siècle pour faire avancer les mentalités, pour montrer au lecteur qu’il est nécessaire de réfléchir à la place de la sexualité et au droit à l’homosexualité.

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Mon ouvrage André Gide : de la perversion au genre sexuel, (1) est avant tout l’œuvre d’une rencontre : rencontre avec André Gide et la littérature. Dans le cadre de mes premières recherches, je me suis penchée sur ce sujet qui mêle littérature et psychanalyse, et sur la question : y a-t-il de la perversion chez les personnages gidiens ?

J’ai considéré que la manière dont Gide mettait en lumière la notion de perversion pourrait relever de ce que je qualifiais dans un premier temps de gidisme. Cette théorie visait avant tout à souligner les particularités de cette déviance par rapport à la normale lorsqu’elle était appliquée à Gide. Cependant, mes recherches de doctorat m’ont conduite à ne pas poursuivre en ce sens, dépassant l’idée de « jeu pervers », idée que Gide récusait de lui-même.

En effet, si les personnages de fiction représentent pour l’auteur des composantes essentielles à l’ouvrage pour que ce dernier puisse se faire le relais de la complexité du monde et de l’intime, et si pour certains l’homosexualité est considérée comme une perversion, André Gide me paraît faire partie de ces précurseurs qui savent jouer de leur art pour inciter le lecteur à réfléchir à certaines questions sociales.

La plongée dans l’intime à laquelle l’auteur nous invite n’a donc pas pour fonction de choquer ni de transgresser gratuitement. Il y a, sous la plume de Gide, le besoin de dire et de témoigner en son nom ainsi qu’au nom de certains homosexuels.

Gide ose poser la question du rapport à l’intime et de la liberté d’exister malgré sa différence. Ce qu’il appelle sa normale apparaît comme autre que la normale telle que la définit la psychanalyse notamment dans le rapport à la sexualité. L’auteur, à travers divers mécanismes littéraires, met au jour les limites de la psychanalyse ainsi que celles des personnes dites normales : ainsi, par exemple, à travers la famille dite normale, Gide va bouleverser les règles établies par la société et l’Eglise. De la sorte, ce qui est défini comme normal n’est finalement pas exempt de travers et de déviances.
Mais cela justifiait-il de quitter le domaine de la psychanalyse et donc le champ de la perversion ? Et pourquoi en arriver à cette question des gender studies ?

Partir de l’idée de perversion était une double contingence : d’une part, Gide a recours à ce que Jean-Marie Jadin qualifie de perversions accessoires et au rang desquelles nous comptons le voyeurisme, l’exhibitionnisme, le sadisme, le masochisme, le transvestisme et le fétichisme.

D’autre part, la psychanalyse voit dans l’homosexualité une perversion, c’est-à-dire une déviance par rapport à l’acte sexuel normal. Ainsi, penser l’homosexualité ne pouvait se faire sans penser la perversion. Cependant, ce qui est caractéristique sous la plume de Gide, c’est son invitation à se méfier des apparences et à toujours dépasser ce qui est donné à voir.

Ce jeu avec le regard, Gide le met notamment au service de la cause homosexuelle. D’une manière évidente à travers son traité sur la pédérastie : Corydon, mais aussi et c’est bien cela qui attire notre attention, dans le cadre de son œuvre de fiction. Le choix limité à ces œuvres fictives et plus spécifiquement à L’Immoraliste, aux Caves du Vatican et aux Faux-monnayeurs n’était donc pas le fruit du hasard mais bien l’expression d’un choix volontaire permettant de saisir les apports du domaine littéraire et de son esthétique dans le champ d’une réflexion socioculturelle sur l’homosexualité.

Les gender studies se sont imposées comme une continuité quasi légitime permettant de réfléchir à l’homosexualité d’une manière novatrice concernant Gide et son œuvre.

Ajoutons que la particularité de Gide se situe également dans sa conscience d’être différent et que cette différence n’est pas tolérée par la loi française. Cependant, Gide n’a pas été inquiété, contrairement à Oscar Wilde qui a été emprisonné. Gide avait conscience des risques qu’il encourait et avouait même ne vouloir « gagner son procès qu’en appel ».

Gide n’apparaît donc pas comme un auteur démodé, et les questions qu’il posait déjà il y a un siècle demeurent des questions d’actualité. Relire Gide aujourd’hui, c’est s’intéresser aux stratégies mises en place au début du vingtième siècle pour faire avancer les mentalités, pour montrer au lecteur qu’il est nécessaire de réfléchir à la place de la sexualité et du droit à l’homosexualité.

La littérature gidienne a ce privilège d’être au goût du jour un siècle après sa création. Gide disait n’écrire que « pour être relu », et son œuvre le mérite. A la fois parce que les messages socioculturels qui y sont véhiculés sont éminemment contemporains mais aussi parce que le style gidien est riche dans sa complexité. Percer le message gidien ne peut se faire en un seul et rapide coup d’œil de l’œuvre ; il faut au lecteur s’armer de patience et accepter de pénétrer un « monde où chacun triche », comme celui des Faux-monnayeurs, un univers où « savoir se libérer n’est rien ; [puisque] l’ardu, c’est savoir être libre ». En effet, l’œuvre de Gide fourmille de ces jeux entre les personnages et avec le lecteur ; mais ce ludique loin d’être stérile permet à l’œuvre de dépasser son simple état d’œuvre d’art pour tendre à devenir une œuvre de l’engagement. En transcendant le statut littéraire, Gide permet au livre d’être le garant d’une argumentation qui dépasse le cadre de la rhétorique, et comme tel au lecteur d’être le témoin-dépositaire d’une réflexion qui peut se faire de l’autre côté du voile, du miroir et offrir à voir le droit à la différence.

(1) André Gide : de la perversion au genre sexuel, qui fut à l’origine ma thèse de doctorat, a été publié aux éditions Orizons avec le soutien de la Fondation Catherine Gide Fondation avec laquelle je collabore comme rédactrice pour leur site Internet : http://www.fondation-catherine-gide.org

29 octobre 2012

 



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Portrait d'André Gide par Théo van Rysselberghe
Détail de La Lecture par Emile Verhaeren. Source : Wikipedia.org

 




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