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"Charlie Hebdo": Attentat et norme centrale entre jihadistes et État séculier

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Collaborateur, membre de Tolerance.ca®

La décimation de la rédaction de "Charlie Hebdo" a plongé la presse mondiale dans le deuil. Le geste des deux terroristes ne se réduit pas à une vendetta. Il s'inscrit dans une volonté manifeste de dicter ce qui devrait être la norme dominante quand il est question de caricature et donc de liberté de la presse en général.

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"Charlie Hebdo" est une publication française satirique. Pour les uns, c’est un journal irrévérencieux, pour d’autres un canard islamophobe. Ses nombreuses caricatures très controversées sur le prophète Mohamed publiées à plusieurs reprises en "Une" ont irrité plus d’un parmi les musulmans en France et dans le reste du monde. Mais, si la plupart des fidèles de l’islam ont dû faire, de manière pragmatique, avec la ligne éditoriale de cette publication, quelques-uns d’entre eux ne l’ont pas entendu de cette oreille. Pour la faire taire, on l'a poursuivi pour "injure aux musulmans". La justice lui a sauvé la mise en 2008. Mais, ce n’était pas la fin de sa mésaventure. Ses locaux ont été détruits en 2011 à cause d’un incendie criminel, son directeur Charb a été menacé de mort en 2012 et son site plusieurs fois piraté.

Paris sous le choc d’actes terroristes

Pour finir, le mercredi 7 janvier 2015, ses nouveaux locaux parisiens ont été pris d’assaut par deux intrus. Les frères Saïd et Chérif Kouachi, deux Français d’origine algérienne, habillés en cagoules noires et munis d’armes automatiques, ont fait à cette occasion douze morts et onze blessés. Les cinq dessinateurs tués sont: Jean Cabut (Cabu), Stéphane Charbonnier (Charb), Georges Wolinski, Bernard Verlhac (Tignous) et Philippe Honoré (Honoré). Les autres victimes sont: les chroniqueurs Elsa Cayat et Bernard Maris, le correcteur Mustapha Ourrad, le brigadier au service de la protection Franck Brinsolaro, l’agent de police Ahmed Merabet, Michel Renaud et l’agent d'entretien Frédéric Boisseau. Parmi les blessés, on compte: le dessinateur Riss et les journalistes Philippe Lançon et Fabrice Nicolino et deux policiers.

Il a fallu attendre jusqu’au vendredi 9 janvier pour mettre un terme à la cavale des frères Kouachi. L’imprimerie où ils s’étaient cachés était cernée par des forces de l’ordre qui ont dû les neutraliser au moment où ils s’apprêtaient à prendre la fuite.

Le même jour, un homme armé, un Français d’origine africaine, a investi le supermarché HyperCacher de la porte de Vincennes à Paris et pris en otages les clients et les employés qui s’y trouvaient. Amedy Coulibaly est un proche des frères Kouachi. Il a abattu quatre clients juifs: Yoav Hattab (21 ans, fils du Rabbin de Tunis), Yohan Cohen (22 ans), Philippe Braham (la quarantaine) et François-Michel Saada (55 ans). Il a été à son tour abattu. Selon "Le Parisien" (14 janvier), les enquêteurs sont désormais convaincus qu’il a, tout comme les frères Kouachi, bénéficié de l’aide d’un quatrième complice, connu lui aussi des services de police pour son implication dans des affaires de banditisme.

Amedy Coulibaly est né en 1982 dans l’Essonne, au sud de Paris. Il a eu une enfance heureuse. Il a été recruté en prison. Il était connu de la police en raison de sa condamnation à plusieurs reprises pour banditisme. Il a été condamné à une peine de 5 ans de réclusion criminelle en lien avec l’affaire de la tentative d’évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem. Chérif Kouachi est quant à lui né à Paris en 1982. Tout comme son frère, il a connu une enfance malheureuse. Il a bénéficié d’un non-lieu dans le cadre de l’affaire mentionnée ci-dessus, mais a été condamné en 2008 à trois ans de prison (dont 18 mois avec sursis) relativement à ladite affaire de la "filière irakienne du 19e arrondissement de Paris". Il a séjournée au Yémen en 2011. Son frère Saïd est né en 1980 également à Paris. S’il n’a jamais été poursuivi, il a été entendu dans le cadre de l’instruction de l’affaire dite "filière irakienne". Il s’agit d’une organisation qui aurait, entre 2003 et 2005, encouragé plusieurs jeunes de ce quartier à se rendre en Irak pour combattre l’armée d’occupation américaine.

Amedy Coulibaly s’est revendiqué du groupe État islamique et a justifié son geste par la participation de la France à la coalition internationale contre le réseau terroriste de l’autoproclamé calife Baghdadi. Un des frères Kouachi s’est de son côté revendiqué du réseau terroriste Al-Qaïda en Péninsule arabique (AQPA). Il a justifié son geste par sa volonté de punir "Charlie Hebdo" pour la publication en 2006 des caricatures du prophète Mohamed. Il ne fallait pas plus pour qu'un de ses dirigeants du nom de Ben Ali Al-Anassi, revendique, dans une vidéo mise en ligne le 14 janvier et retirée depuis par YouTube, l'attentat. Il a affirmé que c’est son réseau qui l’avait "ordonné" et "financé": "Nous tenons à préciser à l'intention de la nation musulmane que ce sont nous qui avons choisi la cible, financé l'opération et recruté son chef". L’enregistrement porte le logo de la branche médias d'AQPA: ''Al-Malahem Media''. Si cette sortie a l’air d’une tentative de récupération a posteriori, elle marque par le truchement de la bande le retour de manière fracassante sur la scène du terrorisme international d’Al-Qaïda historique. C’est une manière pour Ayman Al-Zawahiri aussi de se rappeler au souvenir de tous ceux qui l’avaient ainsi que son réseau enterré précipitamment.

Les trois terroristes ont donc été tués après avoir fait ensemble dix-sept morts, sans parler des blessés.

En apprenant les mauvaises nouvelles, un mélange d’émoi et de colère s’est emparé de la France. L’onde de choc a traversé le pays pour se propager aux quatre coins du globe. Des locaux de "Charlie Hebdo", le président français Hollande a dénoncé "un acte d'une exceptionnelle barbarie". Barack Obama, David Cameron, Angela Merkel, Vladimir Poutine, le pape François, plusieurs autres dirigeants étrangers et le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, ont dénoncé ces ''actes de terreur''. Le dirigeant américain a également offert son aide au gouvernement français. Côté arabo-musulman, la Ligue arabe, plusieurs États, dont l’Arabie saoudite, l’Égypte, le Maroc, l’Algérie, la Jordanie, le Qatar, le Bahreïn, le Liban, la Turquie, l’Iran ou le Sénégal, et le mufti d’Al-Azhar, principale autorité de l'islam sunnite, ont joint leurs voix à ce concert international de condamnations.

Plusieurs institutions de l’islam en France, dont le recteur de la Grande-Mosquée de Paris et en même temps président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Dalil Boubakeur, et l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), proche des Frères musulmans, ont à leur tour condamné les attentats.

Le président Hollande a décrété jeudi journée de deuil national en France. Lors d’une allocution solennelle à la nation, il a appelé au rassemblement: "Notre meilleure arme, c’est notre unité. Rien ne peut nous diviser, rien ne doit nous séparer". Les drapeaux ont été mis en berne pendant trois jours.

La Toile s’est mise de la partie. Jamais les dessins de "Charlie Hebdo" n'y avaient autant circulé. Plusieurs événements ont été créés, y compris au Québec. Le hashtag #JeSuisCharlie a rapidement fait son apparition sur Twitter, Facebook et Instagram et s’est répandu comme une trainée de poudre et traversé les frontières linguistiques: #IamCharlie, #IchBinCharlie, #IoSonoCharlie ou encore #YoSoyCharlie. Des millions d’internautes à travers le monde l’ont utilisé pour exprimer leur émotion sur ces réseaux sociaux. C’est le même slogan qui s’est retrouvé dans les marches à travers le monde.

Le même jour du carnage de "Charlie Hebdo", des rassemblements citoyens ont eu lieu spontanément dans différentes villes du pays. Ils ont réuni plus de 100 000 personnes sous le signe de l’unité. Ils ont, sur une place de la République noire de monde, scandé en chœur #JeSuisCharlie et arboré une bannière grise sur fond noir avec le même slogan. Le 11 janvier, la "marche républicaine" en hommage aux victimes des attentats a vu défiler deux millions de personnes à Paris et quatre millions dans l’ensemble de la France! Du jamais vu!

La présence à cette occasion à la tête du cortège parisien, aux côtés de M. Hollande, de certains dirigeants étrangers controversés ou connus pour leurs violations avérés des droits humains a choqué plus d’un et montré le caractère opportuniste de leur participation. L’absence du président Obama a déçu plusieurs en France. D’où la tentative de la Maison Blanche de limiter les dommages à son image au milieu de critiques acerbes de Républicains du Congrès et de commentateurs conservateurs hostiles au dirigeant démocrate. Des manifestations de solidarité avec "Charlie Hebdo" ont également eu lieu au Canada, aux États-Unis et dans trois pays arabes: la Tunisie, le Maroc et le Liban.

Dans ce contexte tragique, des commentateurs se sont sentis tellement ''décomplexés'' qu’ils ont laissé libre cours à l'expression de leur hostilité aux musulmans. Ils se sont en plus donné le droit de les sommer de "se désolidariser" des actes de terreur. Un diktat qui trahit le fond de leur pensée, à savoir que les musulmans, jusqu’à preuve du contraire, seraient comme tels complices, du moins tièdes, face au terrorisme. On a également recensé plus de 50 actes antimusulmans en France: des femmes voilées agressées, des mosquées attaquées, etc. Faisant croître l’anxiété parmi les musulmans.

Définition de la norme dominante dans un État séculier

La rédaction de "Charlie Hebdo" a donc été décimée.

Cette attaque contre ce titre controversé est d’abord loin de relever, comme cela peut paraître à première vue, du registre de la vengeance. D’ailleurs, si c’était question de vendetta, les terroristes se seraient contentés de tuer un Charb sur la tête duquel pendait l’épée de Damoclès de la fatwa d’un des dirigeants d’AQPA et auraient donc laissé ses collègues en vie. Pour donner du sens au geste des frères Kouachi, une perspective plus large est de rigueur.

Décimer la rédaction du canard français pourrait être interprété comme un message destiné aux journaux français en particulier et internationaux en général. Un message d’intimidation et de dissuasion pour qu’à l’avenir ils fassent de l’autocensure et donc résistent à toute envie de publier la moindre caricature du prophète de l’islam.

Ce faisant, les jihadistes cherchent ensuite à s’imposer au reste de la société comme des arbitres de facto du jeu culturel et donc décider de ce qui devrait être ou non permis (licite/illicite). Autrement dit: ils cherchent à définir la norme qui devrait être dominante dans un État séculier comme la France. Mais, une telle chose ne saurait en l’état être tolérable pour le système puisqu’elle heurte de plein fouet plusieurs ressorts culturels de la formation française. Rappelons-nous, dans ce cadre, des conditions historiques douloureuses de l’accouchement de la laïcité dans ce pays. C’est d’ailleurs ce contexte qui explique, au moins en partie, le caractère ''militant'' (anticlérical) de la laïcité à la française comparée à la variante américaine de sécularisme qui est elle plus apaisée en raison des conditions historiques de sa formation.

Les Français musulmans, pratiquants ou de traditions islamiques, sont très conscients de leur poids démographique minoritaire dans la société. La quasi-totalité d’entre eux cherchent à s’intégrer dans la société quand ils ne sont pas victimes d’un ensemble de mécanismes discriminatoires (école, emploi, logement, loisirs, etc.). La plupart d’entre eux ont intégré plusieurs éléments de la culture dominante et cherchent à s’épanouir à l’instar de la plupart de leurs compatriotes non musulmans. En visant ce qui est devenu, par la force de l’émotion fortement médiatisée, un symbole français par excellence, à savoir "Charlie Hebdo", les terroristes et leurs commanditaires savaient ce qu'ils faisaient. Ils cherchaient enfin à faire du prévisible moment de colère et d’indignation intense de la nation un catalyseur d'une franche hostilité et de rejet violent, du moins de stigmatisation, des musulmans par la majorité française, rendant ainsi plus aisés leurs efforts de recrutement de nouveaux et nombreux combattants.

***

Les caricatures dégradantes ou controversées du prophète Mohamed ont heurté la sensibilité des musulmans pieux. Leur condamnation de ces dessins était à la fois prévisible et compréhensible. Mais, s'ils se sont sentis ''blessés'', ils savaient très bien que le plus controversé des dessins ne peut justifier de quelque manière que ce soit que l’on attente à la vie de son dessinateur! Le droit à la vie n’est-il pas le premier des droits naturels d’un être humain? Puis, le Coran n'enseigne-t-il pas aux musulmans la sacralité de la vie humaine: "Celui qui tue un homme, c’est comme s’il tuait toute l’humanité.De même, celui qui le sauve, c’est comme s’il sauvait tout le genre humain" (Sourate 5, 32)? Ce n'est donc pas pour rien que la quasi-totalité des musulmans en France et ailleurs ont été horrifiés par les attentats de Paris et les ont condamné. Montrant, s'il en était encore besoin, leur rejet des ambitions des réseaux jihadistes.

18 janvier 2015



* Crédit de l'image: le journal Charlie Hebdo.


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